Aller au contenu

Classiques Garnier

Institution de la langue française, à l'usage de la jeunesse allemande, écrite en hommage aux très illustres jeunes princes landgraves de Hesse par Jean Garnier Epître dédicatoire

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Institution de la langue française Institutio Gallicae linguae. 1558
  • Pages : 1 à 7
  • Réimpression de l’édition de : 2006
  • Collection : Textes de la Renaissance, n° 98
  • Série : Traités sur la langue française, n° 13
  • Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
  • EAN : 9782812455810
  • ISBN : 978-2-8124-5581-0
  • ISSN : 2105-2360
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5581-0.p.0148
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/04/2007
  • Langue : Français
148
INSTITUTION DE LA LANGUE FRANÇAISE,

À L'USAGE DE LA JEUNESSE ALLEMANDE,

écrite en hommage aux très illustres jeunes princes landgraves de Hesse

par Jean Garnier. A Genève,
CHEZ JEAN CRESPIN. 1558
149

150
[*ii r°] Aux très illustres et très généreux princes et seigneurs Louis et Philippe, frères germains', landgraves de Hesse, comtes de Katzen- elnboguen, Dietz, Ziegenhain et Nidda2, ses très cléments seigneurs, Jean Garnier adresse ses salutations.


Chaque fois que je répète en moi-même, très illustres princes, ce mémorable propos du très ancien poète Ennius où il se glorifie de pouvoir disposer de trois coeurs pour exprimer ses pensées (c'est-à- dire des trois langues qu'il connaît)3, alors je ne peux pas ne pas admirer grandement et célébrer de bien des manières cette remar- quable application que vous avez manifestée pour apprendre parfai- tement les langues des diverses nations sous des précepteurs dévoués (et au nombre desquels je figure moi-même aujourd'hui). Quoi de plus louable en effet que votre goût pour l'étude  ? Quoi de plus excellent ou de plus illustre pourrait advenir à l'âge où vous êtes, étant donné surtout que Dieu, parmi tant et tant de dons variés dont il a magnifiquement orné son Église dès l'origine du monde, a aussi communiqué par l'Esprit saint le don des langues, de loin le plus indispensable  ? C'est pourquoi je ne doute pas que le même Dieu tout-puissant ne veuille favoriser par son Esprit des efforts aussi pieux et honnêtes que les vôtres et les mener à bonne fin, [*ii v°] à condition que vous progressiez et persévériez dans la voie
' Le landgrave Philippe le Magnanime (1504-1567) a eu quatre fils d'un premier lit. En 1557, Guillaume, l'aîné, avait vingt-cinq ans; Louis et Philippe, les deux dédicataires de l'Institutio, avaient respectivement vingt et seize ans ; Georges, le plus jeune, avait dix ans (Huberty, p. 59).
2 Ces titres en vigueur étaient portés indifféremment par tous les princes de Hesse. Par testament, Philippe le Magnanime devait par la suite répartir ses terres entre ses enfants et partager en particulier les quatre comtés nommés ici (Huberty, pp. 61-66).
2 Aulu-Gelle, Nuits attiques, XVII, 17, 1. Les trois langues d'Ennius étaient le grec, le latin et l'osque, dialecte de sa région natale.

151
ouverte avec la confiance que vous avez montrée dès le début et (comme je l'espère) avec zèle. Que les flatteries et les impostures des méchants (je ne veux pas m'appesantir là-dessus) ne vous détournent en aucune manière du chemin tracé, le plus proche et en quelque sorte le plus court qui conduise à la vraie gloire, sous pré- texte que ce travail conviendrait peu à des fils de princes, sans que vous vous exclamiez plutôt, avec le roi Alphonse d'Aragon, que cette opinion est celle d'un boeuf et non d'un homme', parce qu'on n'y voit pas la marque d'un jugement raisonnable, mais l'expression instinctive de l'ignorance animale. Et pour cette raison, avec plus de courage encore, tournez-vous vers les dons de l'âme et la grandeur de l'esprit, et, marchant sur les traces des plus valeureux héros et de vos ancêtres, proposez-vous d'imiter ceux qui, par une singulière application et par leur zèle pour l'étude approfondie des arts libéraux et des diverses langues, se sont acquis un très grand renom. Portez votre regard sur Alexandre de Macédoine, dont on dit que sous son précepteur Aristote, le plus célèbre de tous les philosophes, il s'est saisi des poèmes aussi bien que des autres arts libéraux avec tant d'avidité et d'ardeur qu'il en devint capable de réciter par coeur l'Iliade d' Homère2 (qu'il appelait le viatique de la vie militaire3), répétant souvent qu'il préférait se distinguer par ses connaissances plutôt que par ses armées et ses richesses'. De façon comparable, voyez Mithridate, roi du Pont, avec lequel les Romains ont entrepris pendant quarante-deux ans des guerres aussi nombreuses que désas- treuses. En effet, comme il était très curieux dès l'âge de douze ans de connaître les usages des peuples [*iii r°] et de maîtriser les langues, ayant abandonné la royale maison de son père, il a passé son adolescence à parcourir en inconnu les pays étrangers. Ainsi à la longue il est devenu capable, étant donné qu'il régnait sur vingt- quatre peuples ayant chacun son idiome, de dire le droit à chacun


' Érasme, Apophtegmata VIII (IV, p. 350) ; Panormita / Silvio / Spiegelius, pp. 2 (livre I, 6), 23 (scholia) et 144 (commentarium) ; Lycosthene, col. 230, 233 ; Corro- zet (1556), ff. 54 v°, 61 v° ; (1557), ff. 68 r°, 76 r°.
Z Dion Chrysostome, Discours, IV, 39 ; Lucien, Dialogues des morts, XII, 384. La première grande édition latine de Dion est celle de Bâle, 1555.
Plutarque, Alexandre, VIII, 2 ; Fortune d'Alexandre, I, 4.
° Plutarque, Alexandre, VII, 7.

152
d'eux dans sa propre langue. Cela ne lui a pas seulement fait gagner l'affection de ces peuples, mais lui a procuré aussi une grande auto- rité sur ses soldats, ainsi que la gloire auprès des nations étrangères'.
Mais pourquoi est-ce que je m'arrête à chercher des modèles au dehors  ? En ce domaine, vous avez depuis longtemps un très noble et très illustre exemple dans votre maison, Je veux parler du seigneur prince Guillaume, votre frère aîné, mon très généreux seigneur, qui, en s'appliquant remarquablement et en travaillant tout autant, est non seulement parvenu en peu de temps à la connaissance des diffé- rentes langues mais a progressé également dans toutes sortes de dis- ciplines, si bien que les gens doctes admirent, estiment et louent à juste titre la vivacité de son esprit, son goût pour l'héroïsme et l'élé- gance de son savoir. Vous avez aussi la charte sacrée de la Bulle d'or impériale, où vous trouvez une disposition qui prévoit que les princes germaniques appelés à la dignité d'Électeur (à laquelle l'ac- cès est ouvert à votre lignée, et assurément pas d'une seule manière) doivent maîtriser quatre langues extérieures à l'Empire ou étran- gères (parmi lesquelles notre langue française tient le premier rang)2.
' Aulu-Gelle, Nuits attiques, XVII, 17, 2 ; Pline, Histoire naturelle, VII, 88 ; XXV, 6; Quintilien, Institution oratoire, XI, 2, 50; Valère Maxime, VIII, 7, 16; Érasme, De pueris (I, p. 432) ; Conrad Gesner, Mithridates, f. 2 r°. Dans toutes ces sources, il s'agit de vingt-deux langues et non de vingt-quatre, comme le dit Garnier.
2 La Bulle d'or de l'empereur Charles IV, en 1356, indiquait que les sept élec- teurs étaient quatre princes laïcs héréditaires (le roi de Bohême, le comte palatin du Rhin, le duc de Saxe et le marquis de Brandebourg) et les archevêques de Cologne, Trèves et Mayence. On voit mal comment les jeunes landgraves de Hesse auraient pu devenir électeurs, même s'ils étaient par leur naissance - et c'est sans doute ce que veut signifier Garnier - d'un rang égal à celui des électeurs laïcs. D'ailleurs, sans être électeurs, les princes régnants pouvaient tenir auprès de l'empereur et à la diète un certain nombre de hautes fonctions hiérarchisées. Quant à la connaissance des langues, elle était effectivement prévue dans le texte d'origine, qui disait que les héritiers d'un électeur laïc sauraient l'allemand comme langue naturelle et qu'ils seraient instruits à partir de l'âge de sept ans «  in grammatica [langue latine], Italica ac Slavica linguis »; à aucun moment il n'était question du français. Mais les rela- tions diplomatiques ont évidemment évolué et le français, deux siècles plus tard, pouvait très légitimement apparaître comme un élément essentiel de 1« < institution du prince chrétien ». On retenait surtout de la Bulle, comme le fait Garnier, la néces- sité de connaître plusieurs langues et de dégager en ce domaine des priorités (Fritz, p. 90 et passim).

153
Si donc, persuadés de ces choses, vous admirez et suivez avec zèle ces modèles tant extérieurs que domestiques, [*iii v°] alors j'ai tout lieu d'espérer que bientôt vous parviendrez à comprendre clairement par vous-mêmes (telle est mon opinion) que vous êtes appelés à ser- vir la loi de l'État et de vos pères. Mais en vérité, bien qu'il ne soit pas nécessaire de vous stimuler davantage et que vous vous soyez consacrés avec bonheur à l'étude pendant ces deux dernières années', et principalement à la langue française, il se trouve que, tout en enseignant et pour répondre le mieux possible à votre attente, j'ai rédigé des observations concernant un certain nombre de règles et préceptes qui permettent de mieux comprendre notre langue et de mieux la faire connaître aux étrangers. J'ai estimé que je pouvais donner quelque prix à mon travail si je prenais soin de publier ces observations sous votre protection et que, de la sorte, le seigneur prince Georges, votre frère cadet si prometteur, ainsi que tout le reste de la jeunesse allemande qui est désireuse de s'exprimer dans cette langue, se sentiraient agréablement sollicités et grandement aidés par votre recommandation et votre exemple.
Mais en attendant je souhaiterais que chacun soit bien conscient que nos préceptes, comme ceux de tous les autres arts et disciplines, se révéleront absolument insuffisants et imparfaits sans une sérieuse expérience et une constante pratique. Comme témoin irréfutable, je veux citer en premier lieu Cicéron, le prince de l'éloquence romaine, qui dit, exhortant son fils à mettre en oeuvre les règles de la morale pratique  : «  Ni les médecins, ni les généraux, ni les orateurs, bien que pénétrés des préceptes de leur art, ne peuvent rien faire qui soit digne de grande louange sans pratique et entraînement. Il en va de même pour les préceptes concernant le respect des devoirs  : on les enseigne Min r°] bien évidemment, comme je le fais moi-même ici, mais l'importance de la chose requiert aussi de l'expérience et de la pra- tique.  »2 Pour cette raison, il serait utile surtout que celui qui veut retirer quelque fruit de l'effort qu'il a fourni pour assimiler ces rudi- ments les associe à une fréquente expérience et à une pratique per-
' Depuis la nomination de Garnier comme précepteur jusqu'à la rédaction de la présente épître, c'est-à-dire de septembre 1555 à août 1557. 2 Des devoirs, I, 60.

154
manente qui est, toujours selon Cicéron, « le plus sûr et le plus émi- nent auteur et maître en matière d'éloquence  »'. Du reste, si j'ai décidé de mettre en lumière cet ouvrage, quel qu'il soit, sous la pro- tection de votre nom, très illustres princes, c'est avant toute autre rai- son parce que vous m'avez donné l'occasion, en respectant vous- mêmes soigneusement ces règles, de réfléchir sur elles d'une façon plus précise. Et si j'ai le sentiment que mon recueil a l'approbation de vos excellences, je m'en estimerai amplement satisfait et consi- dérerai mon travail justifié, ne doutant nullement que la jeunesse allemande, désireuse d'apprendre la langue française que vous met- tez par là-même à sa disposition, ne soit amenée à vous adresser les plus grands remerciements. Soyez heureux trois fois et plus2 dans le Christ, qu'il vous tienne en sa perpétuelle sauvegarde, vous fasse prospérer pour la propagation de son nom et vous conduise par son Esprit saint à la vie éternelle. Amen. A Marburg, le 1" août3.
' De l'orateur, I, 150.
z Sylvius (p. 307) commente cette forme périphrastique du superlatif, commune au grec et au latin.
3 Selon un procédé commercial courant, l'imprimeur a sans doute enlevé ici la mention de l'année 1557, afin que le livre, publié avec un peu d'avance sous le mil- lésime 1558, conserve plus longtemps son caractère actuel.