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Classiques Garnier

L’inceste entre rêve et cauchemar Conclusion provisoire

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Linceste entre rêve
et cauchemar

Conclusion provisoire

Linceste garde un caractère de réalité voilé, douteux ou atténué dans les contre-fictions de William Faulkner, Ralph Ellison, Doris Lessing et Bessie Head, ce que prouvent non seulement la récurrence du topos du « cri du sang » mais aussi la mise en scène narrative de linceste surgissant au travers du rêve ou du récit de rêve. Toutefois ces évocations troubles de linceste mettent en lumière les projections racistes et sexistes qui fondent la culture de linceste en Afrique du Sud et aux États-Unis. Parce quil apparaît comme une menace, un danger, un fait difficile à prouver ou au contraire banalisé, linceste dans ces contre-fictions figure les contradictions de sociétés conditionnées par les discours nationalistes et eugénistes et par les pratiques et lois sexistes et racistes. Le resserrement de lidentification nationale à un modèle familial racial idéalisé (la famille blanche hétérosexuelle) cache une organisation sociale inique caractérisée par linceste et lincestuel. Le désir restreint à la sphère de la famille et de la communauté, fait de linceste soi-disant abhorré, le rêve secret des organisations sociales et politiques racistes américaine et sud-africaine. Cest ce que révèlent les histoires fictives, semi-autobiographiques ou non, qui nous sont contées, en jetant le soupçon sur la frontière sanitaire racialisée et raciste érigée entre supposés incestueux et non-incestueux, « anormaux » et « normaux », « barbares » et « civilisés ».

William Faulkner, Ralph Ellison, Doris Lessing et Bessie Head retravaillent le thème de linceste, à travers une écriture réaliste particulière, imprégnée de romantisme et de gothique ironiques. Tous et toutes hantés par les discours alarmistes de sociétés hostiles à légalité et façonnées par la peur de lautre, ils mettent en cause à travers ce motif tabou, lhéritage des pères, les rapports brutaux de « race », de sexe et de classe, lexclusion, et le mensonge des fictions nationalistes 280de propagande et de leur modèle familial problématique. Lécriture de linceste tente alors dexorciser le racisme et leugénisme et sert à contester lautorité des pères, mais aussi à penser les conséquences de léclatement des familles et de la non reconnaissance des enfants métis, dans un contexte historique esclavagiste et post-esclavagiste. Linceste est par conséquent, moins abordé comme un drame de la violence intrafamiliale que comme le symptôme dune organisation sociale reposant sur lincestualité et les asymétries de pouvoir.

À partir des années 1970, du fait de la décolonisation, des mouvements féministes, de la libération sexuelle, et de la remise en cause générale de lautorité, linceste dans la littérature romanesque américaine et sud-africaine transparaît davantage comme un crime indubitable, plutôt que comme un danger. Linceste est plus clairement associé au viol, à la violence, dans des œuvres qui ne reculent pas devant la description détaillée de lagression. Il sagit de dénoncer et danalyser plus ouvertement sous langle politique le crime tabou à la fois pour ce quil est et pour ce quil révèle de nos sociétés. Les contre-fictions dinceste écrites des années 1970 au début du xxie siècle par les autrices africaines-américaines Toni Morrison, Gayl Jones, Sapphire, et par les écrivains sud-africains Marlene van Niekerk, Achmat Dangor, et Lesego Rampolokeng prolongent à leur façon les combats antiracistes, féministes et anticolonialistes, et ne masquent plus linceste sous le voile du rêve ou du fantasme. Linceste se retrouve ainsi au cœur dexplorations romanesques audacieuses qui revendiquent plus que jamais la liberté de contestation sociale, politique et poétique.