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Classiques Garnier

Avant-propos

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Avant-propos

Ce livre est né dune réflexion sur les ressorts du pouvoir au plus profond de notre société, intus et in cute, dans lintimité de la famille. Les rapports de force inégaux entre les membres dune famille, parents, enfants, frères, sœurs, cousins, etc., et une culture de linceste qui ne dit pas son nom1, font que de la naissance jusquà un âge parfois avancé, les êtres humains sont emprisonnés dans un fonctionnement qui est le « berceau des dominations » (Dussy [2013] 2021), une initiation à la soumission. Considérés comme la propriété de leurs parents et de la famille, exploitables et manipulables à merci, les enfants, même devenus adultes, peuvent se retrouver pris dans les rais dun système familial et social qui leur apprend à se résigner, à accepter linjuste, à soublier : linceste. Ainsi, linceste est criminel à travers sa dimension de violence sexuelle et sous ses autres aspects complexes. Cest un problème politique, comme lavaient déjà dénoncé avec force les féministes et les femmes incestées dans les années 1980.

Depuis la fin des années 2010, lampleur et la gravité de linceste sont à nouveau commentées internationalement dans le débat public grâce au renouveau des féminismes qui sexpriment désormais sur les réseaux sociaux, et à la faveur des recherches qui ont osé briser le tabou sur les faits dinceste et leur logique. Mon travail sur linceste dans la littérature, entamé en 2008, rencontre cette actualité et ne saurait y rester insensible. Effectivement, comme tend à le montrer le présent ouvrage, les œuvres littéraires occupent une place importante dans la 12prise de conscience de la paradoxale banalité de linceste et de son rôle dans lorganisation sociale. Le mouvement #MeToo en 2017 et 2018 contribua à libérer la parole sur le sexisme ordinaire et les violences sexuelles, et cest un roman qui lança ensuite en France, le mouvement #MeToo Inceste2.

En janvier 2021 paraissait le récit autobiographique de Camille Kouchner, La Familia Grande. Lautrice y révèlait que son frère jumeau avait été victime dinceste, agressé par leur beau-père, le célèbre politiste Olivier Duhamel. Quelques semaines plus tard, la victime (« Victor » dans le roman et pour le public) portait plainte, et Olivier Duhamel, visé par une enquête pour viol incestueux sur mineur, démissionnait de ses fonctions. Mais laffaire fut classée sans suite quelques mois après, car les faits étaient considérés comme « prescrits ». La Familia Grande fait date selon moi, en tant que témoignage dune victime « indirecte » de linceste. La loi du silence est brisée par quelquun de lentourage et non par la victime même, ce qui invite à considérer linceste au-delà du lien strict victime-agresseur. Le roman montre les mécanismes demprise de lagresseur sur sa victime mais aussi sur le reste de la famille, et dévoile les appuis dont lagresseur a bénéficié, de par sa position sociale. Le traitement judiciaire de laffaire révèle aussi linjustice du droit actuel. Par sa justesse et du fait du contexte de sa publication, ce livre a provoqué une vague de dénonciations3 et un choc en France, au point dinciter le Président de la République à créer une « commission indépendante sur linceste et les violences sexuelles faites aux enfants », la Ciivise4.

Si la violence de linceste existe en tous lieux, elle revêt un caractère particulier et se trouve tacitement favorisée voire encouragée dans les sociétés où liniquité est le fondement de lorganisation socio-politique et 13le socle de la définition de lidentité nationale. En effet, lesprit de clan, le respect du pouvoir des aînés, du chef, le mépris des ennemis désignés de la nation, ou de ceux qui en sont exclus, fabriquent des citoyens inégaux entre eux et englués dans une culture commune et déniée de linceste. Aux États-Unis et en Afrique du Sud, cette logique de domination et dexclusion fut manifeste dans le régime de la ségrégation et de la discrimination raciales qui façonna durablement lhistoire de ces pays. Jai voulu réfléchir à la façon dont lécriture de linceste dans la littérature états-unienne et sud-africaine dévoilait les liens existant entre lapartheid et le phénomène tabou de linceste, aujourdhui clairement perçu non comme un interdit universellement respecté mais comme un crime partout réalisé.

Le présent ouvrage fait également apparaître quavec linceste, il est question non seulement de rapports de pouvoir asymétriques, mais daffect et de désir : le discours de lamour sert à cautionner lagression, et un imaginaire érotique sest développé et fixé sur le crime supposé interdit et sur la famille. Celle-ci est pourtant censée être le refuge des corruptions extérieures, et même le rempart contre elles, dans les fictions tissées par les discours nationalistes qui fétichisent le clan, le paterfamilias et la mère dévouée. Jinterroge lérotisation et lamour de la « race » dans deux pays où le discours nationaliste sest élaboré au contact des idées eugénistes et racistes, et je montre comment les écrivains et écrivaines ont eu lintuition géniale de dépeindre une histoire nationale raciste au travers des microhistoires familiales hantées par linceste. Ce faisant, ils ont brisé un sujet tabou et dévoilé lincestualité logée au cœur de nos sociétés et exacerbée par les politiques racistes.

Parce que les mots sont importants, je choisis tout au long de ce livre, de mettre le terme « race » entre guillemets, afin de rappeler aux lectrices et lecteurs quil sagit dune construction sociale et politique et non pas dune réalité donnée, « naturelle », et allant de soi. En ce qui concerne les termes renvoyant à linceste, je reprends à Paul Claude Racamier (1995) la notion d« incestuel » qui est, selon moi, indispensable à la compréhension de linceste. Je trouve tout aussi pertinents les termes « incesté » et « incestueur », tirés du lexique féministe et scientifique militant. À mon sens, ce quon leur reproche, à savoir leurs connotations, est ce qui les rend intéressant : ils permettent de mettre laccent sur le statut de victime de la personne agressée, et de pointer le mal commis 14par celui qui agresse et qui inflige une violence mortifère à la victime5. Je nai cependant pas généralisé lusage de ces deux termes, tout simplement parce quils ne me semblaient pas adéquats pour toutes les situations évoquées par les romans et parce que lenjeu, me semble-t-il, nest pas de restreindre les mots pour dire linceste, mais au contraire, den avoir plus à disposition pour mieux en parler. Enfin, jai décidé de manipuler prudemment le mot « incestueux » dans la mesure où il présente cette indétermination quant à la nature de linceste, à savoir sil est agi ou fantasmé.

Mon étude, inspirée par lanalyse foucaldienne du biopouvoir, nest pas seulement un essai littéraire. En lisant attentivement les précieux romans dune dizaine dauteurs et autrices remarquables, jai tenté danalyser les ressources immenses quoffre la littérature pour penser le monde, et en même temps, je me suis efforcée de comprendre de façon plus globale ce quest linceste, ce quest le racisme, et la façon dont les deux se rejoignent. Car cest ce nœud complexe de linceste et de la « race », son historicité et ses faux-semblants, que révèle une littérature puissante, qui pense en « contre-fictions », et qui ébranle sans détour les mythes de lopinion commune.

1 Pour les auteurs et autrices de louvrage collectif La culture de linceste (Brey & Drouar 2022, p. 15), « [p]arler de culture de linceste permet de comprendre les agencements multiples et complexes des situations dinceste, qui reposent toutes sur le même principe : une personne utilise sa position dautorité pour commettre une agression dans le cadre de la famille au sens élargi ». Comme on le comprendra à la lecture de cet ouvrage, jemploie cette expression dans un sens plus large encore, en montrant que la littérature dévoile lincestualité logée au cœur du politique.

2 Pour un rappel plus détaillé de ce contexte, voir lintroduction de La culture de linceste (Brey & Drouar 2022).

3 Dautres révélations visèrent des personnalités connues. Coline Berry a porté plainte en janvier 2021 contre son père Richard Berry et à travers le texte publié le 6 février 2021 intitulé « Marc Pulvar (1936-2008), héros martiniquais, pédocriminel et violeur », Karine Mousseau, Barbara Glissant et Valérie Fallourd ont dénoncé les actes incestueux commis par leur oncle, le syndicaliste et militant politique martiniquais Marc Pulvar, père de la journaliste et femme politique Audrey Pulvar, qui a exprimé son soutien à ses cousines dans les médias.

4 La Ciivise rendit un premier rapport en octobre 2021 après avoir lancé un appel aux victimes pour entendre leur témoignage. Ces « conclusions intermédiaires » sont consultables en ligne : https://www.ciivise.fr/les-conclusions-intermediaires/ (consulté le 10/12/2022).

5 Je comprends, sans la partager, la position de Jean Paul Mugnier, qui fort de son expérience de plusieurs décennies comme éducateur spécialisé, explique : « je nutiliserai pas le mot “incesté” trop proche d“infecté” et faisant courir le risque à la victime de se voir vue comme infecte, ni ceux dincestueur et dincestué qui risquent didentifier définitivement lauteur et la victime au mal commis ou subi. Les mots créent des réalités autant quils tentent den rendre compte. Ne pas utiliser ceux cités à linstant nest pas synonyme pour moi de banalisation ou minimisation du crime et de la souffrance quil entraîne, mais souligne le souci de ne pas laisser, à travers eux, ce crime occuper toute la scène psychique et relationnelle de ceux quils concernent. » Il me semble que dès lors quon sinterdit demployer certains mots qui ne sont pas a priori des invitations à la haine ou des stéréotypes, on limite les débats possibles et la réflexion à avoir, précisément sur leur usage et sur le langage.