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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Imprimeurs et libraires parisiens sous surveillance (1814-1848)
  • Auteur : Mollier (Jean-Yves)
  • Pages : 11 à 14
  • Collection : Littérature et censure, n° 4
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406073123
  • ISBN : 978-2-406-07312-3
  • ISSN : 2492-301X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07312-3.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 11/09/2018
  • Langue : Français
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PRÉFACE



Pour quiconque est né après le début des années 1970, le livre est un objet familier que l'on a rencontré dès la prime enfance et que l'école a, ensuite, mis au centre de notre culture. Certes, depuis le début du xx~ siècle, l'ordinateur, les tablettes puis les Smartphones sont venus brouiller un peu le paysage mais, à aucun moment, le caractère bienfai- sant de la lecture n'a été remis en cause. Qu'une psychanalyste, Marie Bonnafé, ait pu rencontrer le succès en publiant, en 1993, un livre inti- tulé La lecture, c'est bon pour les bébés ! en dit long sur notre époque et ses représentations mentales. Or, en 1830, lorsque Stendhal publiait Le Rouge et le Noir, il mettait dans la bouche du père de Julien Sorel cette apostrophe symptomatique d'un tout autre état d'esprit : «Chien de lisaxd ! »Deux mondes, deux cultuxes, deux systèmes de représentations s'opposent ainsi presque terme à terme. On éprouve d'ailleurs une réelle difficulté à imaginer, aujourd'hui, que le livre ait pu être redouté, qu'il ait fait naître des angoisses telles que l'on peut parler de fantasmes pour désigner les métaphores utilisées par ceux qui craignaient ce poison, ce torrent, ce fleuve de boue capable de contaminer les populations et de saper les bases de la société. C'est tout l'intérêt du livre que consacre Marie-Claire Boscq aux années 1815-1848 et à la police de la librai- rie —entendons, du monde de l'imprimé —que de faire revivre cette époque désormais si éloignée de notre univers mental. Les chercheurs ont insisté depuis très longtemps sur l'importance du décret pris par Napoléon Ie1 le 5 février 1810 et qui est demeuré en vigueur jusqu'au vote de la grande loi libérale du 29 juillet 1881. Même l'abolition du brevet de libraire —imprimeur ou éditeur — le 10 septembre 1870, n'avait pu modifier complètement le système de surveillance mis en place lorsque la Révolution française avait été confisquée par le Premier Consul. Non content d'avoir aboli la liberté de la presse et d'avoir restauré une censure étroite, doublée d'un «cabinet noir », l'Empereur entendit s'opposer à la réforme de l'instruction universelle ou, en tout cas, en retarder
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le surgissement. Le décret de 1810 dont on lira l'intégralité dans les précieuses annexes reproduites par Marie-Claire Boscq avait pour but de mettre en place une police de l'esprit susceptible de garantir l'ordre social et d'empêcher le «germe de 89 », pour parler comme Pierre Larousse, de se répandre au-delà des limites où le général Bonaparte avait entendu l'arrêter.
Issue d'une thèse de doctorat en histoire récemment soutenue, cette recherche s'intéresse à la période des deux monarchies constitutionnelles, du début de la Restauration à la fin de la monarchie de Juillet. Ramenés au pouvoir par les armées des empereurs et des souverains coalisés, les deux frères de Louis XVI puis leur cousin, le duc d'Orléans, allaient tenter de concilier l'héritage de l'ancienne France avec celui de la Révolution. Deux autres révolutions mettront fin à ces tentatives mais leur oeuvre législative et administrative perdurera bien après leur disparition. C'est donc à une tâche d'exhumation d'une époque aujourd'hui oubliée que s'est voué l'auteur de ce beau livre. La première partie du volume met en place le décor de la pièce qui va se jouer, le cadre administratif et réglementaire qui régit le monde du livre en ces années. On y voit surgir tout un petit monde d'imprimeurs et de libraires, pour certains éditeurs ou encore tenanciers de cabinets de lecture, tous soumis à l'obligation de demander et de détenir un brevet délivré par les autorités après une enquête qui révèle la complexité — et les limites — de la surveillance qui pèse sur les professionnels de la chose imprimée. La deuxième partie décrit avec soin les «armes de la surveillance », les lois mais surtout les auxiliaires de celles-ci, les fameux inspecteurs puis commissaires de la Librairie — le bras armé du ministère de l'Intérieur —qui ne seront définitivement mis à la retraite qû en juillet 1881. La dernière partie de l'ouvrage s'intéresse à « la surveillance en action » et brosse une série de portraits originaux de ces libraires, éditeurs et imprimeurs de la première moitié du xlxe siècle. On les retrouve dans l'annexe 4 qui rappelle la cruauté du sort réservé aux récalcitrants ainsi qu'à ceux qui, pour vivre, s'écartaient tant soit peu du droit et de la loi. Marie-Claire Boscq montre également les hésitations des juges, celles des policiers face à un pouvoir dont la ligne n'est pas toujours claire ni les intentions évidentes pour ceux qui sont censés appliquer la législation.
Ce livre comble donc un vide que ni l'Histoire de l'édition frdn~-dise ni l'Histolre de ld 11~1rd1r1e frdn~dlJe n'étaient parvenues à remplir. Il fallait
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la ténacité d'une chercheuse, Marie-Claire Boscq, pour lire l'ensemble des dossiers de brevets de libraires parisiens conservés aux Archives nationales, se plonger dans les cartons du ministère de la Justice relatifs aux procès de la période, et lire l'ensemble de la production imprimée concernant ce monde des libraires et imprimeurs parisiens. Le résultat est saisissant mais surtout très vivant car ce livre donne la parole aux intéressés, chaque fois que c'est possible, et il les met en scène, resti- tuant leurs émotions, leurs indignations, leurs colères et, parfois, leurs joies quand un ministre est chassé du pouvoir ou qu'une loi dite «de justice et d'amour» est retirée de l'ordre du jour des Chambres. Paris s'illumine alors et la police craint le pire, à juste titre, car les hommes du livre feront la révolution de juillet 1830 ou, en tout cas, ils y prendront une part non négligeable après que Charles X eut fait saisir et briser les presses de nombreux journaux. De même, seront-ils encore actifs en février 1848 pour renverser le régime mis en place par Louis-Philippe. Pour autant, on ne les retrouvera pas du côté des rebelles en Juin 1848, quand l'insurrection de la faim couvrira Paris de barricades, ce qui rap- pelle la complexité de ces professions où l'ouvrier vit encore à proximité de son employeur et en partage largement l'idéologie. À côté des Paul Dupont, imprimeur multimillionnaire du Second Empire ou de Louis Hachette, dont la fortune est faite avant la chute de Louis-Philippe, il existe des centaines de petits commerçants et artisans qui travaillent dans une ville où la lecture progresse à grands pas et où l'imprimé ne cesse de s'adresser à des groupes humains de plus en plus larges.
Relevant de l'histoire culturelle mais tout autant de l'histoire éco- nomique et sociale, cette passionnante étude exhume de nombreux documents jusqû ici peu connus et pourtant si révélateurs de cet univers dans lequel la peur du livre est omniprésente. Si les pouvoirs laissent passer assez aisément tout ce qui ne s'oppose pas frontalement à eux, les caricatures, les portraits charges, les brochures, les livres sont pour- chassés dès qu'ils s'attaquent à l'Eglise, à la monarchie et à leurs piliers. Voltaire et Rousseau continuent à effrayer bien après leur mort et I,a guerre des dieux de Parny comme tout ce qui rappelle l'athéisme et la libre pensée ne trouvent aucune grâce auprès du pouvoir. Il en est de même pour l'érotisme, toujours réservé aux élites, et pour les chansons de Béranger, craintes et détestées par les juges qui tentent d'étouffer la voix du chansonnier le plus célèbre d'Europe. Cet éclairage sur les
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fantasmes des élites françaises dans la première partie du xlxe siècle est un point fort de l'étude de Marie-Claire Boscq et on lui saura gré d'avoir restitué avec bonheur quelques-unes des représentations des hommes et des femmes du Paris des années 1815-1850.


Jean-Yves MOLLIER