Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Husserl et Freud, un héritage commun
- Pages : 9 à 11
- Collection : Philosophies contemporaines, n° 14
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- EAN : 9782406112587
- ISBN : 978-2-406-11258-7
- ISSN : 2427-8092
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11258-7.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/09/2021
- Langue : Français
PRÉFACE
Dans l’enseignement de la philosophie en Classe terminale mais aussi dans les premières années de Licence à l’Université, on présente couramment et avec une sorte d’évidence incontestée l’opposition irréductible entre Husserl et Freud. Il y aurait une ligne de démarcation absolue entre la philosophie de la conscience qu’est la phénoménologie et dont Edmund Husserl est le fondateur, et la psychologie de l’inconscient inaugurée par Sigmund Freud avec la psychanalyse au début de xxe siècle.
Dans cette histoire racontée aux élèves, il y aurait d’un côté le philosophe transcendantal qui, faisant de la subjectivité son premier et unique objet, accomplit le destin des philosophies rationnelles du sujet (Descartes, Kant) en faisant de l’expérience vécue « en première personne » par ce sujet le fil conducteur de la constitution des objets du monde ; et il y aurait d’un autre côté le scientifique médecin qui, faisant de l’inconscient sa découverte insigne, ouvre le champ immense et à l’époque imprévisible de la psychopathologie dans ses infinies et fécondes ramifications théoriques et pratiques, psychanalytique, psychiatrique et psychothérapeutique. Il y aurait, et c’est bien confortable, bien pédagogique aussi, deux « côtés », à la manière dont le jeune Marcel à Combray longtemps l’a cru et nous le raconte, le côté de Guermantes et le côté de chez Swann, qui par principe jamais ne se rencontrent… Sauf que le narrateur découvre un jour avec surprise que les deux chemins qui divergent depuis sa maison se rejoignent en réalité et finissent par coïncider en la personne de Gilberte.
Maria Gyemant fait avec bonheur une découverte de ce genre. Les deux lieux mentaux que représentent Husserl et Freud ne s’opposent que dans l’esprit enfantin où dominent nos croyances. Ils se rejoignent à l’endroit de la psychologie philosophique de la fin du xixe siècle et des premières décennies du xxe siècle, vrai lieu charnière où se tissent, se croisent et se recroisent, en les personnalités scientifiques et philosophiques de Franz Brentano, Wilhelm Wundt, Theodor Lipps, mais 10aussi, dans une moindre mesure, de Moritz Geiger, Edward Titchener et Oswald Külpe, la texture complexe des interactions multiples entre les deux fondateurs de la phénoménologie et de la psychanalyse. Avec cette découverte inédite et rigoureusement argumentée au long des sept chapitres qui forment le présent livre, l’autrice nous offre un précieux récit alternatif de la naissance conjointe de ces deux disciplines. De la foi enfantine en la simplicité de la dualité, on passe à l’esprit de maturité, seul à même d’accueillir la complexité, gage de vérité, de la relation entre Freud et Husserl.
Pour entrer dans la réalité complexe de cette histoire, il y avait un chaînon manquant, à savoir, un espace commun de formation et d’engendrement. C’est cet espace que cartographie soigneusement et avec efficacité Maria Gyemant dans ce livre. Le terreau commun et nuancé de la psychologie contemporaine des deux auteurs s’y trouve graduellement documenté. Ainsi, l’on prend conscience de l’existence de lignes de partage plus complexes qu’on le croyait entre la revendication de l’inconscient et la primauté assignée à la conscience, et d’alliances inédites entre ces psychologues et nos deux fondateurs, les uns rejetant comme Husserl l’inconscient (Brentano, Wundt), d’autres comme Lipps l’accréditant, en alliance étroite avec Freud. Ainsi, à l’aune de cette cartographie différenciée des psychologies de l’époque, le partage binaire initial s’en trouve fortement nuancé et révisé.
Mais il y a plus : en la personne de Franz Brentano, sans parler en amont de celle d’Arthur Schopenhauer également mentionné par l’autrice, il y a une matrice commune à l’existence de nos deux auteurs, depuis laquelle va se développer la théorie de chacun. On n’est donc pas étonné de découvrir dans le dernier chapitre de l’ouvrage un choix judicieux de présentation en chiasme de Husserl et de Freud. D’une part, est mise au jour de façon argumentée la psychologie effectivement revendiquée par le phénoménologue, à savoir cette discipline expérientielle et descriptive des structures des vécus du sujet, et ce, par-delà sa critique bien connue et souvent seule retenue du psychologisme ; d’autre part, sont précisément recensées les critiques principales que Freud adresse à la philosophie, à savoir son caractère spéculatif, systématique et totalisant, ce qui laisse par ailleurs indemne une conception plus modeste de cette dernière, entée sur l’analyse des vécus de conscience, ce qui déjà fut le projet de Brentano et également, en partie du moins, celui de Husserl.
11D’une situation enfantine marquée par une opposition polaire entre deux côtés sans lien possible, on est donc passé grâce au diagnostic de Maria Gyemant à un paysage qui multiplie les points de passage, qu’il s’agisse de ponts ou de souterrains, entre les dits deux « côtés ». Mais il y a plus encore. Car ces points de passage deviennent, avec les deux questions qui signent à mon sens l’avancée originale du travail présenté ici, des authentiques points de bascule. Ce sont les émotions d’une part, le trauma d’autre part. Aux chapitres 2 puis 6 en effet, ces deux expériences sont l’enjeu crucial d’une discussion qui porte en réalité sur leur mode d’accès pertinent et possible. Et ce qui ressort de l’analyse de Maria Gyemant, c’est que ces « objets » requièrent en réalité, en vertu de leur complexité, un accès multilatéral. Et ils sont dès lors l’enjeu de confrontations internes entre des méthodes diverses, descriptives, explicatives, analytiques, sans que l’une doive être exclusivement privilégiée au profit de l’autre.
L’un des apports les plus fascinants de l’ouvrage de Maria Gyemant, c’est sans doute de nous faire prendre conscience, à nous, sa lectrice, son lecteur, que le règne des oppositions exclusives et des rapports de forces entre des disciplines et des méthodes arc-boutées les unes contre les autres, est obsolète et stérile. L’avenir, nous fait pressentir l’autrice, est à une approche arborescente, intégrative et inclusive des phénomènes, et à un paradigme épistémologique multidimensionnel.
À cet égard, en comblant avec bonheur une lacune dans la compréhension des relations internes entre phénoménologie et psychanalyse, cet ouvrage offre une contribution historique et méthodologique inestimable au débat contemporain relatif à l’émergence d’une épistémologie intégrée de la philosophie phénoménologique, des sciences cognitives en troisième personne et des méthodologies contemporaines en première personne.
Natalie Depraz