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Classiques Garnier

Notice biographique sur Ellis et Acton Bell

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Hurlemont. (Wuthering Heights)
  • Pages : 3 à 14
  • Réimpression de l’édition de : 1969
  • Collection : Classiques Jaunes, n° 489
  • Série : Textes du monde
  • Thème CLIL : 3444 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Romans -- Romans étrangers
  • EAN : 9782812418709
  • ISBN : 978-2-8124-1870-9
  • ISSN : 2417-6400
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-1870-9.p.0069
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/04/2014
  • Langue : Français
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NOTICE BIOGRAPHIQUE SUR ELLIS ET ACTON BELL

On s'est imaginé que tous les ouvrages publiés sous les noms de Currer, d'Ellis et d'Acton Bell1 étaient en réalité l'œuvre d'une seule et même personne. Je me suis efforcé de redresser cette erreur par quelques mots de démenti placés en tête de la troisième édition de Jane Eyre2. Mais il semble que cette déclaration n'ait pas non plus réussi à être unanimement acceptée, si bien qu'à présent, à l'occasion d'une réimpression de Hurlemont et d7 Agnès Grey3, on me conseille d'ex¬ poser clairement la réalité des faits. En vérité, j'ai moi-même l'impression qu'il est temps

1. LOxford Dictionary of English Christian Nantes (Dictionnaire des prénoms anglais, 1945) ne contient ni Currer ni Acton (qui est un nom de ville et un patronyme); Ellis peut être un dérivé masculin d'Elijah ou Elisha (Élie), mais aussi une forme corrompue d'Alice (donc un nom féminin). 2. La troisième édition de Jane Eyre fut publiée en 1848, comme la seconde (la première était de 1847). 3. La réimpression pour laquelle Charlotte Brontë écrivit la pré¬ sente notice date de 1850. Elle est donc postérieure à la mort d'Emily et d'Anne. Ce texte et le suivant sont reproduits en tête de toutes les éditions sérieuses de Hurlemont.

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de dissiper l'obscurité dans laquelle sont plongés ces deux noms d'Ellis et d'Acton. Ce petit mystère, naguère source de satisfactions inoffensives, a perdu de son intérêt, car les circonstances ont changé. Mon devoir est donc maintenant d'expliquer brièvement l'origine et la paternité des livres écrits par Currer, Ellis et Acton Bell. Il y a cinq ans environ, mes deux sœurs et moi, au terme d'une période de séparation assez longue, nous nous trouvâmes réunies à notre foyer. Habitant dans une région isolée, où l'éducation n'avait encore guère pénétré et où, par conséquent, n'existait pas la tenta¬ tion de rechercher des relations sociales en dehors de notre propre cercle de famille, nous dépendions entiè¬ rement de nous-mêmes ou l'une de l'autre, ainsi que des livres et de l'étude, pour égayer et pour meubler notre existence. L'incitation la plus puissante et le plaisir le plus vif que nous eussions connus depuis notre enfance nous étaient venus de nos tentatives de composition littéraire; jadis nous avions coutume de nous montrer les unes aux autres ce que nous écri¬ vions, mais depuis quelques années cette habitude de communication et de consultation avait été abandon¬ née; il en résultait que nous n'étions pas, les unes et les autres, au courant des progrès que chacune d'entre nous avait pu faire. Un jour, à l'automne de 1845, je tombai par hasard sur un volume de vers manuscrits, de la main de ma sœur Emily. Bien entendu, je ne fus pas surprise, car je savais qu'elle était capable d'écrire des vers et qu'elle en écrivait; j'examinai ce volume et c'est un sentiment bien différent de la surprise qui s'empara de moi : la profonde conviction que ces épanchements n'avaient rien de banal et ne ressemblaient absolument pas à la poésie qu'écrivent en général les femmes. Ils me parurent denses et concis, vigoureux et authentiques. De plus, à mon oreille, ils possédaient une musique extraordinaire, sauvage, mélancolique et exaltante.

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Ma sœur Emily n'avait pas un caractère démonstra¬ tif et n'était pas quelqu'un dont on pût impunément, même si l'on faisait partie des êtres les plus proches et les plus chers pour elle, explorer sans sa permission les replis secrets de son esprit et de ses sentiments; il me fallut des heures pour obtenir qu'elle se résignât à la découverte que j'avais faite et des jours pour la convaincre que de tels poèmes méritaient d'être publiés. Toutefois, je savais qu'un esprit comme le sien ne pouvait être exempt d'une étincelle cachée d'ambition honorable et je refusai de me laisser décourager dans mes efforts pour souffler sur cette étincelle et en faire jaillir une flamme. Sur ces entrefaites, ma plus jeune sœur exhiba modes¬ tement quelques-unes de ses compositions, en me don¬ nant à entendre que, puisque celles d'Emily m'avaient plu, je serais peut-être contente de jeter un coup d'œil sur les siennes. Je ne pouvais éviter de porter un juge¬ ment partial, mais, là encore, il me sembla que les vers avaient un pathétique délicat et sincère qui était bien à eux. Nous avions caressé de très bonne heure le rêve de devenir un jour écrivains. Ce rêve, que nous n'avions jamais abandonné même quand nous étions séparées par de grandes distances et occupées par des tâches absorbantes, acquit alors soudain de la force et de la cohérence : il prit la forme d'une résolution. Nous tombâmes d'accord pour préparer un petit choix de nos poèmes et, si possible, les faire imprimer. Enne¬ mies de la publicité personnelle, nous cachâmes nos vrais noms sous ceux de Currer, d'EUis et d'Acton Bell; ce choix ambigu nous était dicté par une sorte de scrupule de conscience qui nous interdisait d'adop¬ ter des prénoms franchement masculins, alors qu'il nous déplaisait de nous avouer femmes; en effet (sans nous douter encore à l'époque que notre manière d'écrire et de penser ne fût pas ce qu'on entend par une manière « féminine »), nous avions vaguement

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l'impression que les femmes-auteurs sont exposées à être considérées avec parti pris; nous avions remarqué que les critiques se servent parfois, pour les blâmer, d'armes visant leur personnalité, ou, pour les récom- {>enser, d'une flatterie qui n'est pas une véritable ouange. La publication de notre petit livre fut une rude besogne. Comme il fallait s'y attendre, personne n'avait besoin de nous ni de nos poèmes; mais c'était là une circonstance à laquelle nous nous étions préparées depuis le début; si nous étions inexpérimentées per¬ sonnellement, nous avions lu le récit des expériences d'autrui. Le plus grand embarras résidait dans la diffi¬ culté d'obtenir une réponse quelconque de la part des éditeurs auxquels nous nous adressions. Étant fort tourmentée par cet obstacle, je me risquai à écrire à MM. Chambers, d'Édimbourg, pour demander un f>etit conseil; il se peut que ces messieurs aient oublié 'incident, mais je ne l'ai pas oublié pour ma part, car je reçus d'eux une lettre brève et impersonnelle, mais courtoise et sensée, dont nous fîmes notre profit, ce qui nous permit enfin d'avancer. Le livre fut imprimé; il est resté presque inconnu et la seule de ses parties qui mérite d'être connue est celle qui contient les poèmes d'Ellis Bell. La ferme assurance que j'avais, et que j'ai encore, de la valeur de ces poèmes n'a guère, à vrai dire, reçu la confir¬ mation de jugements critiques favorables1; mais je dois cependant rester fidèle à ma conviction. Le manque de succès ne parvint pas à nous anéan¬ tir : le simple effort pour réussir avait donné une saveur prodigieuse à notre existence; il fallait poursuivre cet

i. La relative lucidité critique de Charlotte devant les poèmes de sa sœur ne rencontra en effet guère d'encouragements de son vivant. Deux exemplaires seulement du recueil furent vendus par l'éditeur. Mais de nos jours la critique accorde à l'œuvre poétique d'Emily Brontë une haute importance.

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effort. Chacune de nous se mit en devoir d'écrire un roman en prose : Ellis Bell produisit Hurle- mont, Acton Bell Agnès Grey et Currer Bell écrivit aussi un récit en un volume. Ces manuscrits furent obstinément proposés à l'attention de divers éditeurs pendant une période d'un an et demi; en général, leur destin était d'être rejetés promptement et ignomi¬ nieusement. Finalement, Hurlemont et Agnès Grey furent accep¬ tés dans des conditions propres à appauvrir quelque peu les deux auteurs; le livre de Currer Bell ne ren¬ contra nulle part d'acceptation, ni même la moindre reconnaissance d'un mérite quelconque, si bien qu'un sentiment proche du désespoir le plus glacial com¬ mença à envahir le cœur de l'auteur. A titre d'ul¬ time tentative, il s'adressa à une maison d'édition encore, celle de MM. Smith, Elder et Cie \ Avant peu, au bout d'un temps bien plus court que l'expérience ne lui avait enseigné à l'escompter, arriva une lettre, qu'il2 ouvrit dans la pensée sinistre d'y trouver deux lignes sèches et décourageantes, pour lui annoncer que MM. Smith, Elder et Cie n'étaient pas « disposés à publier ce manuscrit »; au lieu de quoi, il tira de l'en¬ veloppe une lettre de deux pages. Il la lut en trem¬ blant. Elle contenait en effet un refus de publier ce récit, pour des motifs commerciaux, mais elle en dis¬ cutait les qualités et les défauts de façon si courtoise et délicate, dans un esprit si raisonnable, avec un dis¬ cernement si éclairé, que ce simple refus réconforta l'auteur beaucoup plus que ne l'eût fait une accepta-

X. Avec cette maison d'édition, et en particulier avec son jeune directeur George Smith et l'un de ses collaborateurs, James Taylor, Charlotte allait entretenir des relations amicales, confiantes, et parfois presque tendres. 2. On remarquera ici l'emploi du masculin. Bien que cette notice soit assez explicite et parle des « soeurs » de l'écrivain, elle est encore signée Currer Bell, nom qui entraîne une partielle affectation de mascu¬ linité.

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tion rédigée en termes vulgaires. On ajoutait qu'un ouvrage en trois volumes serait étudié avec le soin le plus attentif. C'était précisément le moment où je terminais Jane Eyre, livre auquel j'avais travaillé tandis que mon récit en un volume faisait péniblement son laborieux tour de Londres; trois semaines plus tard, je l'expédiai; des mains amicales et expertes l'accueillirent. Cela se passait au début de septembre 1847; ^ parut avant la fin du mois d'octobre suivant, alors que Httrlemont et Agnes Grey, œuvres de mes sœurs, qui étaient déjà sous presse depuis plusieurs mois, continuaient à traîner dans une autre entreprise. Ils finirent par paraître. Les critiques ne surent pas leur rendre justice. Les dons juvéniles mais très réels que révélait Hurlemont ne furent pas reconnus; la signification et la nature du livre furent mal inter¬ prétées; l'identité de l'auteur fut travestie; on raconta qu'il s'agissait là d'une tentative plus ancienne et plus rudimentaire de la plume même qui avait produit Jane Eyre1. Erreur injuste et néfaste! Nous commençâmes par nous en amuser, mais à présent je la déplore amè¬ rement. C'est de là que prit naissance, je le crains, un préjugé contre le livre. Pour qu'un écrivain fût capable de vouloir faire passer une œuvre antérieure et juvé¬ nile sous le couvert d'une tentative heureuse, il fau¬ drait en vérité qu'il fût exagérément avide de bénéficier des conséquences secondaires et sordides du métier d'auteur2, mais déplorablement indifférent à ses récom-

1. La réputation ultérieure des deux livres et des deux auteurs constitue un commentaire quelque peu ironique de cet incident. Aujourd'hui, c'est Charlotte et Jane Eyre que paraîtrait honorer une confusion avec Emily et Hurlemont. 2. L'attitude méprisante à l'égard des profits matériels qu'un écri¬ vain peut tirer de sa plume est conventionnelle. Sans en mettre en cause la sincérité dans le cas présent, on peut rappeler que George Eliot, Thackeray et Trollope devaient s'exprimer avec plus de sim¬ plicité sur le même sujet et aussi que Charlotte était singulièrement

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f>enses authentiques et honorables. Si les critiques et e public ont vraiment cru à cette histoire, il n'est pas étonnant qu'ils aient considéré d'un œil sombre la supercherie. Cependant, je ne veux pas donner à entendre que je fais de ces circonstances un sujet de reproche ou de récrimination; je n'oserais; le respect pour la mémoire de ma sœur me l'interdit. Elle eût tenu toute attitude plaintive de cette nature pour une faiblesse indigne et déplacée. C'est mon devoir, en même temps que mon plaisir, de reconnaître qu'il y eut une exception à cette règle générale de la critique. Un écrivain1, doué de la vision pénétrante et des sympathies affinées que donne le génie, sut discerner la véritable nature de Hurle- mont et, avec une égale précision, en relever les beautés et en effleurer les défauts. Trop souvent les critiques nous font penser à la foule des astrologues, des Chaldéens et des devins rassemblés devant « l'ins¬ cription sur le mur » et incapables d'en déchiffrer les caractères ou d'en faire connaître l'interprétation. Nous avons le droit de nous réjouir quand arrive enfin un véritable visionnaire, un homme en qui existe un esprit supérieur, un homme à qui ont été données la sagesse, la lumière et l'intelligence, un homme qui sait lire avec exactitude le « Mané, Tekel, Pharès2 » d'un esprit ori-

mal placée pour dédaigner ces gains, secondaires peut-être, mais nullement sordides et qui représentaient son unique espoir d'échapper à la condition détestée de gouvernante. 1. Il s'agit de Sydney Thomas Dobell, poète et critique (1824- 1874). Voir The "Palladium de septembre 1850. 2. Allusion à la Bible (Danielch. V). Seul le prophète Daniel avait été capable de déchiffrer et d'expliquer l'inscription tracée par une main mystérieuse sur le mur de la salle du festin, dans le palais du roi Balthazar. C'est en vain que le souverain avait d'abord fait appel aux « magiciens, Chaldéens et devins ». Les termes Mené, Tekel et Parsin (diversement transcrits dans les versions modernes de la Bible) semblent recouvrir d'obscurs jeux de mots.

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ginal (quelque incomplète que soit la maturité, quelque inefficace que soit la culture, quelque partiel le déve¬ loppement de cet esprit), un homme qui sait dire avec confiance : « Telle en est l'interprétation. » Cependant, l'écrivain auquel je fais allusion est tombé lui aussi dans l'erreur touchant la paternité du livre; il m'a fait l'injustice de s'imaginer qu'il y avait une équivoque dans ma façon de rejeter d'abord cet honneur (car c'est bien un honneur que j'y vois). Puis-je l'assurer qu'en ce cas comme en tout autre je dédaignerais de recourir à l'équivoque; je crois que le langage nous a été donné pour exprimer clairement notre pensée et non pour l'envelopper de doutes malhonnêtes. L'Habitant de Wildfell Hall, par Acton Bell, connut également un accueil défavorable1. Je ne puis m'en étonner. Le choix du sujet était une erreur complète. On ne saurait concevoir rien de plus étranger à la nature de l'auteur. Les mobiles qui dictèrent ce choix étaient purs, mais, à mon avis, un tantinet morbides. Au cours de sa vie, elle avait été appelée à contempler de près, et pendant une longue période, l'effet terrible que donnaient des talents mal employés et l'abus des facultés d'un homme2; elle avait elle-même, de nais¬ sance, un naturel sensible, réservé et mélancolique; ce qu'elle avait vu s'était profondément enfoncé dans son esprit; elle en fut affectée. Elle médita sombrement sur ce sujet jusqu'au moment où elle en vint à croire que

1. Cet accueil défavorable n'est peut-être pas injustifié. La critique moderne n'accorde guère plus d'estime au deuxième roman d'Anne Brontë que les contemporains de la romancière. 2. L'allusion à Patrick Branwell Brontë est ici transparente. Bien que le personnage soit destiné à conserver une part de son mystère — et cela en dépit de toutes les recherches biographiques récentes — on peut dire en gros que le frère des trois romancières a sans nul doute gaspillé sa vie et son énergie, mais n'a laissé aucune trace tangible de ces talents, moins encore de ce génie, auxquels son entourage croyait fermement.

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son devoir était de reproduire tous les détails (à l'aide, bien entendu, de personnages, d'incidents et de situa¬ tions imaginaires) à titre d'avertissement pour d'autres. Ce travail lui fut odieux, mais elle tint à le poursuivre. Quand on lui faisait des représentations sur ce sujet, elle considérait de telles représentations comme un appel au laisser-aller. Il fallait qu'elle fût honnête; elle n'avait le droit ni de polir, ni d'atténuer, ni de dissi¬ muler. Cette résolution bien intentionnée lui valut de l'incompréhension et même des insultes, qu'elle sup¬ porta, comme elle avait coutume de supporter tout ce qui était désagréable, avec une patience résignée et constante. C'était une chrétienne sincère et convaincue, mais une nuance de mélancolie religieuse étendit une ombre de tristesse sur sa vie brève et sans reproche. Ni Ellis ni Acton ne se laissèrent un seul instant accabler par ce manque d'encouragement; l'énergie donnait des forces à l'une, la résignation soutenait l'autre. Elles étaient toutes deux prêtes à faire une nouvelle tentative; j'ose penser que l'espoir et l'assu¬ rance de leur valeur étaient encore vigoureux en elles. Mais un profond changement allait survenir : le malheur arriva sous une forme qu'il est terrible de prévoir et qu'il est douloureux de se remémorer. Alors même qu'elles portaient la chaleur et le poids du jour, les ouvrières succombèrent à la tâche. Ce fut ma sœur Emily qui déclina la première. Les détails de sa maladie sont ineffaçablement imprimés dans mon souvenir, mais il serait au-dessus de mes forces de m'y arrêter, par la pensée, ou par le récit. Jamais de toute sa vie elle n'avait traîné sur une besogne quelconque qu'elle avait à accomplir et, cette fois encore, elle ne traîna pas. Elle s'affaiblit rapide¬ ment. Elle se pressa de nous quitter. Cependant, tan¬ dis qu'elle dépérissait physiquement, elle devenait mentalement encore plus forte que nous ne l'avions jamais connue. Jour après jour, quand je voyais l'as¬ surance avec laquelle elle accueillait la souffrance, je

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la considérais avec un tourment mêlé de stupeur et d'affection. Je n'ai rien vu de pareil; il est vrai que je n'ai jamais vu son équivalent en rien. Plus robuste qu'un homme, plus simple qu'une enfant, elle avait une nature unique. Ce qu'il y avait de terrible, c'est que, tout en étant pleine de compassion pour autrui, elle était sans pitié pour elle-même; son esprit était inexorable envers sa chair; de sa main tremblante, de ses membres amaigris, de ses yeux affaiblis, elle exi¬ geait les mêmes services qu'ils avaient rendus au temps de la santé. Assister à cette évolution, en être témoin sans oser protester, c'était une douleur que les mots sont impuissants à peindre. Deux mois cruels d'espoir et de crainte s'écoulèrent péniblement, puis vint enfin le jour où les terreurs et les douleurs de la mort devaient être subies par ce trésor, qui était devenu de plus en plus cher à nos cœurs à mesure qu'il s'épuisait sous nos regards. Au déclin de ce jour, il ne nous resta plus rien d'Emily que sa dépouille mortelle, telle que la consomption1 nous l'avait laissée. Elle mourut le 19 décembre 1848. Il nous semblait que c'en était assez : mais nous nous trompions cruellement et présomptueusement. Elle n'était pas encore ensevelie quand Anne tomba malade. Il n'y avait pas quinze jours qu'elle était dans la tombe, quand nous reçûmes le clair avertissement qu'il nous fallait nous préparer mentalement à voir la cadette suivre l'aînée. Ainsi, elle parcourut le même trajet d'un pas plus lent, mais avec une patience égale à la bravoure de sa sœur. J'ai dit qu'elle était pieuse : c'est en s'aidant des doctrines chrétiennes auxquelles

i. C'est bien de consomption, c'est-à-dire de tuberculose, qu'il s'agit ici (malgré une traduction française, qui rattache le passage à un feu intérieur, lequel aurait «consumé» Emily). Rappelons que la tuberculose a emporté successivement les six enfants du Rév. Patrick Brontë : les deux filles aînées dans leur enfance, Patrick, Emily et Anne en quelques mois (1848-1849) et Charlotte quelques années plus tard.

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elle croyait fermement qu'elle se soutint au long de ce voyage infiniment douloureux. Je constatai leur efficacité à son heure dernière, celle de sa plus grande épreuve, et je dois témoigner du paisible triomphe avec lequel elles les lui firent traverser. Elle mourut le 28 mai 1849. Que dire d'autre à leur sujet? Il n'est pas possible ni nécessaire d'en dire beaucoup plus long. Extérieu¬ rement, c'étaient deux femmes qu'on ne remarquait pas; leur vie absolument retirée leur donnait des manières et des habitudes réservées. Dans le tempé¬ rament d'Emily le comble de la vigueur semblait s'as¬ socier au comble de la simplicité. Sous sa culture sans raffinement, sous ses goûts sans artifice, sous ses dehors sans prétention, se cachaient une puissance et un feu secrets qui eussent été capables d'éclairer le cerveau et d'embraser les veines d'un héros; mais elle n'avait pas de sagesse terrestre; ses talents n'étaient pas adaptés aux affaires concrètes de cette vie; elle ne réussissait pas à défendre ses droits les plus manifestes, ni à se préoccuper de son avantage le plus légitime. Il eût fallu qu'un interprète se plaçât sans cesse entre le monde et elle. Sa volonté n'était pas très souple et s'opposait en général à ses intérêts. Elle avait un caractère magnanime, mais emporté et brusque; son énergie était absolument inflexible. Le caractère d'Anne était plus doux et plus effacé; elle n'avait pas la même puissance, le même feu, la même originalité que sa sœur, mais elle était richement pourvue de vertus paisibles qui étaient bien à elle. Endurante, altruiste, réfléchie et intelligente, elle fut placée et maintenue dans l'ombre par une réserve et une taciturnité congénitales, qui recouvraient son esprit, et plus encore sa sensibilité, d'une sorte de voile quasi religieux, qui se soulevait rarement. Ni Emily ni Anne n'étaient savantes; l'idée ne leur serait pas venue d'emplir leur cruche à la fontaine d'autres esprits; elles écrivaient toujours sous l'impulsion de

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la nature, sous la dictée de l'intuition, ou d'après les petites réserves d'observation que leur expérience limitée leur avait permis d'accumuler. Je puis résumer tout ceci en disant qu'aux yeux de gens de passage elles n'étaient rien, qu'aux yeux d'observateurs super¬ ficiels elles étaient moins que rien, mais que pour ceux qui les avaient connues toute leur vie, dans l'intimité d'une étroite parenté, elles étaient authentiquement bonnes et véritablement grandes. Cette notice a été écrite, parce qu'il m'est apparu comme un devoir sacré d'épousseter leurs tombes et d'effacer toute souillure de leurs noms précieux. Currer Bell. 19 septembre 1850.