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Classiques Garnier

Préface

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Préface

L’étude d’Olivier de Laborderie est une contribution de premier ordre à l’histoire de la Grande-Bretagne médiévale et à celle de la constitution d’un sentiment national au Moyen Âge.

L’importance de cette étude est renforcée par le fait qu’elle s’appuie sur une source jusqu’ici peu connue et peu utilisée et qui ne doit sa présence parmi les sources historiques des historiens médiévistes qu’à la découverte qu’en fit, en 1872, Thomas Wright, qui n’en édita pourtant qu’une faible partie et n’en éclaira pas la nature et le rôle historique de façon approfondie. La source étudiée par Olivier de Laborderie est un ensemble de rouleaux consacrés à des généalogies des rois d’Angleterre du milieu du xiiie siècle au début du xve siècle, dont l’originalité est accrue par les portraits royaux illustrant certains de ces rouleaux. Certes, ces portraits n’ont pas un grand intérêt artistique, mais ils soulignent combien chez un homme puissant la personnalité physique et surtout le visage ont de l’importance. Ces rouleaux n’ont pas de caractère proprement religieux, mais ils témoignent de l’aura particulière qui entoure en Angleterre comme dans d’autres royaumes médiévaux la personne du roi élevé au-dessus de tous ses sujets.

Comme il a été suggéré, il est probable que le recours à cette forme de mémorisation et de mise en valeur des règnes des rois britanniques est une conséquence de l’abandon par ces rois en 1259 de leurs prétentions continentales, qui ne renaîtront que plus ou moins artificiellement pendant la Guerre de Cent Ans, pour se consacrer à la Grande-Bretagne et montrer l’union profonde entre un territoire, un peuple et un chef, le roi.

Ces rouleaux tendant à être des récits véridiques, des textes proprement historiques, ils sont très différents de ces textes normatifs assez nombreux au Moyen Âge qu’on a appelés « miroirs des princes ». Il s’agit au contraire d’une ébauche d’histoire nationale et, d’une certaine façon, ces rouleaux ont été écrits et conservés dans la lignée de la célèbre Histoire des rois de Bretagne de Geoffroi de Monmouth, et surtout de

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l’œuvre plus célèbre encore du moine Matthieu Paris, qui écrivit, dans la grande abbaye bénédictine de Saint-Albans, entre 1250 et 1259, quelques généalogies royales en latin.

Les rouleaux qu’étudie Olivier de Laborderie présentent aussi l’originalité et la nouveauté d’être écrits pour la plupart d’entre eux en anglo-normand, même si l’usage du latin reste présent tout au long de ce siècle et demi, et, à la fin de la période, en moyen anglais. Dans leur version la plus répandue, ils sont donc très intéressants pour les philologues et la langue dans laquelle ils ont été rédigés confirme leur contribution à la naissance d’un esprit national.

L’intérêt de cet ouvrage déjà considérable pour la connaissance de l’histoire anglaise médiévale ne s’arrête pas à ce domaine géographique. Ces rouleaux ont été inventés puis continués à un moment essentiel de l’évolution politique, idéologique et mentale des populations européennes médiévales. Il s’agit en effet de l’éveil, autour de cette forme politique caractéristique du Moyen Âge, la monarchie, de la constitution d’un sentiment national. Ces rouleaux sont donc les témoins et les acteurs d’une évolution du royaume vers la nation ; nation monarchique, certes, mais composée de citoyens et de citoyennes ayant conscience d’appartenir à une société structurellement unie, sous la main de Dieu, et se faisant à la fois gouverner et représenter par une tête, le roi.

Un des intérêts de cet ouvrage est de familiariser les lecteurs avec un type de sources peu connu mais important pour l’époque médiévale, le rouleau, qu’Olivier de Laborderie décrit dans sa constitution, dans son emploi, qui nous paraît aujourd’hui relever d’un passé révolu, et qui a peut-être une forme exprimant pour les hommes et les femmes du Moyen Âge un instrument de prestige. Ainsi, cette source admirablement mise en œuvre dans cet ouvrage illustre plusieurs directions de l’historiographie actuelle. D’abord l’histoire politique selon l’évolution généalogique et les règles de parenté. Ensuite, la naissance du sentiment national. Et enfin, pour reprendre un terme maintenant entré dans les coutumes du vocabulaire historique, les mentalités politiques. La qualité de ses recherches, de ses travaux et de ce livre expliquent qu’Olivier de Laborderie entretienne des relations assez étroites avec les médiévistes et historiens anglais. Il faut remercier les éditions Garnier d’avoir offert aussi aux lecteurs français, appartenant d’ailleurs à la même patrie que l’auteur lui-même, cette remarquable contribution à l’étude d’un

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phénomène historique d’importance européenne, mais qui n’a suscité ce type de sources qu’en Angleterre. Olivier de Laborderie a su, de façon précise, savante, intelligente et claire, utiliser cette source exceptionnelle et peu connue pour expliquer et illustrer une évolution majeure de ce grand pays européen qu’est l’Angleterre mais aussi de l’ensemble des monarchies européennes médiévales.

Jacques Le Goff