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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Louvrage de Virginie Cerdeira, à la croisée de lhistoire politique, de lhistoire du livre et de celle des pratiques de lécrit, éclaire de manière décisive un objet aussi central dans la culture politique du xviie siècle que mystérieux

Les vingt-cinq volumes du Mercure François, parus entre 1611 et 1648, gros chacun dun millier de pages, sont le réceptacle dune masse considérable de textes divers, qui ont pour la plupart connu une première publication imprimée : cest le cas des nombreux pamphlets quon y rencontre mais aussi de maintes décisions officielles émanant du roi, de tribunaux, de municipalités, ou bien encore des déclarations publiques de grands personnages. Ajoutons que le Mercure François publie aussi de nombreuses relations manuscrites dévénements. Chaque volume agrège ainsi de nombreux écrits, liés par la voix dun narrateur qui les présente, les commente, les ordonne en un récit, de manière à composer une histoire immédiate de lannée écoulée – les éditeurs peuvent prendre du retard, mais chaque tome paraît peu ou prou lannée suivant les événements quil relate.

Il y a là un objet tout à fait unique. Dans la France de Louis XIII – celle des prises darmes nobiliaires du temps de la Régence, celle des États Généraux de 1614 et de son déluge de pamphlets, celle de lassassinat de Concini et de la guerre de la Mère et du Fils, celle des affrontements militaires entre armées protestantes et royales jusquau siège de La Rochelle et à la paix dAlès, celle de Richelieu, de la Journée des Dupes et du choix de prendre part à la guerre de Trente Ans, celle des révoltes populaires contre le tour de vis fiscal – voilà que chaque année paraît une chronique qui prend en charge la conflictualité du temps présent. Sil relate nombre dévénements advenus ailleurs en Europe, son fil conducteur est bien la politique du royaume, alors que dans cette période, les gazettes qui apparaissent peu à peu dans lespace européen – mais pas avant 1631 pour la France – se concentrent encore largement sur les événements extérieurs aux pays où elles paraissent.

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Le Mercure François, on laura compris, nest pas une simple compilation. Le montage soigneux des documents oriente linterprétation des textes, et de là celle des événements dont ils traitent. Aussi sagit-il dun objet en réalité très soigné et très écrit, qui propose une expérience unique à lhistorienne, en lui permettant dobserver de la manipulation décrits à grande échelle. En effet le Mercure François nous donne accès non pas simplement à des écrits, mais à des lectures de ces écrits : des lectures réalisées par les auteurs de ces volumes et que lon peut saisir dans leurs opérations de montage, de découpage, dassignation auctoriale des textes originaux. Les potentialités polémiques de tel ou tel écrit ou argument peuvent sen trouver révélées par lusage qui en est fait. À léchelle de la collection entière, cest tout un répertoire de pratiques politiques de lécrit qui soffre ainsi à linvestigation.

Au reste, une fois ouvert lun des volumes du Mercure François en quête dun renseignement ou dun texte, on ne le referme pas facilement : lautorité tranquille de la voix singulière qui porte le récit densemble et le foisonnement des textes, souvent frappants, dont elle organise la confrontation, font de cet objet si singulier une lecture captivante – une expérience que tout lecteur peut désormais facilement réaliser depuis que les volumes sont accessibles sur internet1. Virginie Cerdeira montre du reste le succès au long cours rencontré par le Mercure François : il est devenu un objet de collection dès la seconde moitié du xviie siècle, après avoir été abondamment commenté au temps où il paraissait.

Les historiens utilisent depuis longtemps le Mercure François comme un réservoir de documents, dautant quil recèle de très nombreux textes dont lédition originale a été perdue. La collection peut même servir dutile point de départ pour aborder les sources sur tel ou tel événement de cette période. Cependant, jusquici le Mercure François était un objet très mal connu. Lhistoriographie la considéré, dans loptique de lhistoire de la presse périodique, comme un précurseur de la Gazette de Renaudot et la associé aussi dans cet esprit, à partir dune étude ancienne et contestable, à la figure du père Joseph, l« éminence grise » de Richelieu, qui laurait pris en main pour le compte de son maître à partir de 1624, alors quil ny a aucune preuve de cela. Grâce à un travail minutieux et scrupuleux, Virginie Cerdeira opère un double déplacement 15décisif pour la compréhension du Mercure François, en ancrant ce type de pratique dinformation dans un rapport à lhistoire, et en montrant que ceux qui ont conçu, porté, réalisé cette collection sont bien ses deux éditeurs, Jean et Estienne Richer, jusquà ce quelle tombe dans lescarcelle de Théophraste Renaudot, à partir de 1639.

Il y a là un cas remarquable de libraires qui, avant Renaudot, sont en même temps des auteurs, sans que leur soit reconnu quelque magistère intellectuel que ce soit, ni quils se revendiquent eux-mêmes comme auteurs : Estienne peut même affirmer en tête du deuxième volume que celui-ci lui est « tombé entre les mains2 ». Les frères Richer restent dans lombre de latelier : on est là dans une configuration bien différente de celle des grandes figures déditeurs humanistes du xvie siècle, un temps qui semble bien révolu quand les libraires sont victimes de la stigmatisation générale qui sattache au travail manuel, tandis que la figure de lécrivain créateur prend son essor. Aussi la vision que Virginie Cerdeira nous procure de lactivité des frères Richer est-elle précieuse, non seulement pour la compréhension de leur œuvre, mais aussi pour nous montrer tout ce que peut impliquer le travail des libraires dAncien Régime à la recherche dune formule éditoriale qui implique écriture, regard aigu sur les textes, et aussi du flair politique.

Les frères Richer ont revendiqué demblée, dans la « préface au lecteur3 » du premier volume, la dimension politique de leur projet – servir la paix promue par la politique dHenri IV – pensé, trempé à lépreuve des guerres civiles. Fils de libraires parisiens morts au moment du siège de Paris en 1590, privé par son absence de Paris de lhéritage dun grand-père maternel également libraire, Jean Richer a commencé sa carrière déditeur à Tours où la cour sest réfugiée à la suite de la Journée des barricades ; il publie alors, en association avec dautres éditeurs « Politiques » des libelles hostiles à la Ligue. Revenu à Paris, il sassocie à son jeune frère Estienne, et ils sinstallent rue Saint-Jean de Latran en luniversité tout en tenant aussi boutique au Palais. Sous Henri IV sortent principalement de leur officine, outre des arrêts du Parlement et des actes royaux – rétribution sans doute des services rendus au temps de la Ligue – des relations de victoires royales et autres ouvrages à la gloire du monarque. Ils publient en outre un tout petit nombre de 16fictions, quelques récits de voyages, et surtout les nombreux ouvrages de leur auteur-vedette, Palma-Cayet, ministre protestant converti par Du Perron, et de là controversiste célèbre, et historien à succès. Leur production souligne singulièrement les contours dune maison dédition éminemment politique. Cest de cette expérience que sort très directement Le Mercure François ou Suitte de lhistoire de la paix commençant lan 1605 pour suite du Septenaire du D. Cayer, et finissant au sacre du très grand Roy de France et de Navarre Louys XIII : le titre du premier volume inscrit en effet louvrage dans la continuité de la Chronologie septenaire de lhistoire de la paix de Palma-Cayet, publiée par Jean Richer en 1605 et qui avait connu un succès tel que lauteur donnera en 1608, toujours chez le même éditeur une Chronologie novenaire qui relate les débuts du règne dHenri IV. Lautre grande référence du Mercure François est le Mercurius Gallobelgicus, chronique publiée deux fois par an à partir de 1592 à Cologne puis Francfort, et dans lequel louvrage des frères Richer puise nombre dinformations venues de lEmpire. Mais le Mercure François est bien une formule originale. Il paraît en français, quand le Mercurius Gallobelgicus est en latin, ce qui fait signe vers un public large. Plus encore, la pratique de la republication de textes est une innovation qui distingue le Mercure de ses modèles.

Comme Virginie Cerdeira le montre bien, les auteurs du Mercure François situent continument leur ouvrage du côté dune histoire du temps présent susceptible de maintenir des lecteurs nombreux sur le chemin de la vertu. La référence à lhistoire est dabord à comprendre, dans la préface ouvrant le premier volume, comme définition du public du Mercure, ce qui est une manière de désigner lenjeu politique de cette entreprise. En effet le Mercure François nest pas un « panégyrique éloquent », et ne relève pas non plus « des grands discours philosophiques ». Lhistoire sy énonce sous la forme dune « simple narration4 » : cette modestie qui sied bien à des imprimeurs indique surtout que la collection sadresse non aux seuls savants, mais à tous ceux qui sont susceptibles dêtre déviés du chemin de la vertu par les si nombreux mauvais écrits qui simpriment sur les affaires du temps.

LAvis au lecteur qui ouvre le deuxième volume affirme plus nettement encore la vocation de louvrage à toucher un public large :

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On dit que lHistoire diffère beaucoup de la philosophie, & des autres doctrines qui donnent la cognoissance de la Nature & des choses que Dieu a mises loing du jugement du vulgaire, car telles doctrines ne sont communiquées aux hommes que par une longue estude. Mais en lisant les Histoires chacun peut sans longue estude voir les actions vertueuses des grands et des petits. Ce qui incite tellement les esprits à la vertu que ceux qui les lisent bien, detestent le vice[]5

LAvis explicite ensuite par quel moyen le Mercure « peut servir dune guide & adresse à tenir le chemin certain » : corriger les mauvais écrits donnés au public en les republiant aux côtés dautres pièces qui, en les contredisant, en révèlent la malignité. Lauteur prend ici lexemple de déclarations émanant des autorités protestantes sélevant contre la remise en cause de lÉdit de Nantes que le Mercure François confronte à des décisions royales « afin que le Lecteur cognoisse comme on a depuis ledict Edict favorablement traicté ceux de ceste Religion ». On comprend alors comment, par différence avec ces pièces quil redonne au public, le Mercure puisse être présenté comme un « recit bref, simple et nud des choses comme elles sont advenues, ou comme elles ont esté écrites & publiées » : le récit des faits et de la falsification des faits par des publications soppose à la sophistication malicieuse des libelles. De là, les auteurs du Mercure revendiquent une forme de neutralité, alors même que lécriture de lhistoire procure dordinaire à ceux qui sy risquent « de la hayne et de lenvie ». Car le Mercure François ne se prononce pas sur les conflits : ceux-ci sont rapportés par les pièces qui les constituent, « delaissant au Lecteur den faire tel jugement quil voudra6 ». Un tel discours aboutit à naturaliser la louange des actions royales accompagnant le récit des événements dans le Mercure : comme si le panégyrique permanent de la monarchie tenait du simple récit des faits.

Le Mercure François est né dans la période dincertitude ouverte par lassassinat dHenri IV, incertitude quil se donne pour mission de conjurer, le premier volume sattachant à montrer la continuité entre la politique de la régente et celle du bon roi Henri – cest tout le sens de cette « histoire de la paix » que le Mercure sattache à relater. Un épisode exhumé par Virginie Cerdeira montre que la réalisation dune telle histoire utile au pouvoir nallait pas de soi : en 1612, le Mercure est 18mis en cause dans le cadre dune procédure judiciaire devant le parlement de Paris pour avoir colporté des fausses nouvelles, en particulier relatives à la mort dHenri IV. La procédure aboutit à une interdiction de louvrage, ce qui nempêche pas que le deuxième volume paraîtra sous privilège, comme tous les suivants : un indice sûr de la confiance dont jouit cette publication de la part du pouvoir royal.

Confiance justifiée : passé 1612, le Mercure François témoigne de la compréhension profonde que les frères Richer ont des services que leurs volumes annuels peuvent rendre à la politique royale du moment. Lautonomie des frères Richer par rapport au pouvoir, la complexité du produit quils ont élaboré, le souci dédifier plus que dinformer des lecteurs qui ne sont jamais présentés comme un collectif doté de la capacité dinfluer sur le cours des événements, invitent à tenir à distance la notion de « propagande », comme le fait justement Virginie Cerdeira, tout en mettant en évidence les ressources propres du Mercure François en matière de communication politique. Le Mercure réalise notamment un usage significatif des découpages temporels. Dans le troisième volume par exemple, le récit de lannée 1614 se trouve scindé en deux au moment de la majorité de Louis XIII – événement capital pour fortifier le régime dans une passe difficile – qui est souligné par un nouveau titre intercalé au milieu du volume, et un redémarrage de la numérotation des pages à cet endroit-là. Lépaisseur temporelle propre au Mercure – léchelle annuelle du récit – est aussi propice à la production de sens : elle permet de distiller linterprétation dun événement avant même de le raconter, dans des passages consacrés aux mois le précédant. Ainsi le récit du dernier voyage de Concini, le ramenant vers Paris où allait se jouer son destin, permet de montrer tous ses mauvais visages, ce qui contribue grandement à faire comprendre son assassinat sur lordre de Louis XIII. Le Mercure joue enfin beaucoup sur la répétition de la même interprétation dans différents textes compilés à la suite les uns des autres, et qui produisent une impression dunanimité.

Virginie Cerdeira na pas hésité à senfoncer dans lépaisseur textuelle du Mercure pour saisir et contextualiser finement les opérations qui sy trouvent réalisées. Le plan de son livre associe une longue première partie qui dégage les caractéristiques générales du recueil à deux autres parties centrées sur des études de cas autour dun événement ou dun phénomène choisies de telle manière que lensemble du Mercure se trouve 19étreint dans lanalyse – aucune période ni aucune thématique majeure nest négligée. Chaque chapitre est bâti autour dun problème, et la plupart dentre eux relient une question qui touche à lhistoire propre de la compilation à une question dhistoire politique. Dans celui qui est consacré à lassassinat de Concini, Virginie Cerdeira montre comment le Mercure a façonné subtilement la signification a posteriori de cet événement, mais utilise aussi laffaire pour observer le comportement du périodique dans une période où les changements politiques au sommet du pouvoir sont particulièrement brutaux. De même, le dernier chapitre est-il consacré à la fois aux récits de la mort de Louis XIII et à la fin de la collection.

Les frères Richer nont cessé de revendiquer leur engagement au service de la « raison dÉtat ». Ils ont ainsi contribué à installer cette notion au centre du paysage politique du premier xviie siècle. Ce faisant, peut-être sagissait-il pour eux de comprendre leur propre travail en direction du pouvoir royal, mais dans un chapitre particulièrement remarquable de son livre, Virginie Cerdeira montre comment ils ont utilisé lun des traités phare de la raison dÉtat pour lune de leurs opérations coutumières. De lintérêt des princes et des Etats de la chrétienté, qui a pour auteur le duc Henri de Rohan, général, grand animateur des prises darmes protestantes dans les années 1620, devenu sur le tard mais avec éclat théoricien de la politique, a en effet été imprimé pour la première fois dans le volume XX du Mercure François, paru en 1637, parmi dautres textes « documentant » lentrée officielle de la France dans la guerre de Trente Ans en 1635. Lopération prend sens dans le contexte militaire de 1637, difficile pour les armées françaises alors quil sagit de persuader que la guerre doit être poursuivie : lécrit de Rohan donne sens aux autres écrits avec lesquels il voisine dans le Mercure ; il opère une rationalisation a posteriori du choix de la guerre dautant plus forte quelle semble contemporaine du moment où a été décidée lentrée dans le conflit. Dans ce cas, la raison dÉtat nest pas une pensée susceptible darmer laction des frères Richer, ou bien celle du pouvoir royal ; lécrit de Rohan sert à représenter la rationalité de laction royale. On voit par là comment le fameux langage de la raison dÉtat est devenu dans les années 1630 non pas seulement un mode nouveau de compréhension des rapports entre pouvoir monarchique et société, mais le signe même quà la tête de lÉtat une pensée puissante prenait des décisions judicieuses validées même par des adversaires politiques.

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À partir de 1637 se produit une déprise du Mercure François et du pouvoir royal : Estienne Richer est évincé au profit dautres imprimeurs et le Mercure tombe alors aux mains de Théophraste Renaudot, lequel le dévitalise en en espaçant la publication des volumes. Le désintérêt progressif du pouvoir royal doit sans doute beaucoup à la présence de plus en plus centrale de la Gazette dans le paysage politique. Outil massif de dépolitisation de lespace de limprimé, elle a probablement périmé le Mercure François, qui certes racontait une histoire du temps présent utile au pouvoir, mais qui, par sa formule même – celui de la republication de textes souvent polémiques – attirait lattention sur la conflictualité politique. Grâce à Virginie Cerdeira, le Mercure François se trouve enfin doté dune histoire qui renouvelle profondément notre connaissance des pratiques politiques de limprimé du premier xviie siècle.

Nicolas Schapira

Université Paris Nanterre

1 Sur le site du GRIHL (Groupe de Recherches Interdisciplinaires sur lHistoire du Littéraire) : http://mercurefrancois.ehess.fr/index.php?/categoriesc, consulté le 19 février 2021.

2 « Le Libraire au Lecteur », Mercure François, vol. II, 1613, [fo 3] vo.

3 Richer, Jean, « Preface au lecteur », op. cit., vol. I, 1611, [fo 1] ro et [fo 4] vo.

4 Ibid.

5 « Le Libraire au Lecteur », Mercure François, vol. II, 1613, [fo 3] ro-vo.

6 Ibid.