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Classiques Garnier

Préface

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Préface

En 1937 paraissait à Paris, aux éditions Droz, un ouvrage fondamental pour la compréhension de la culture espagnole de la Renaissance, Érasme et lEspagne, sous la plume de Marcel Bataillon, qui montrait comment lEspagne avait réussi à élaborer sa propre conception de lhumanisme, distinct des autres pays européens, par un dialogue, incomparablement plus serré et complexe quailleurs, entre la dimension laïque de la culture et sa dimension religieuse. Quatre-vingts ans plus tard, Dominique de Courcelles nous propose dans « Habiter merveilleusement le monde » une réflexion non moins considérable qui reprend sur de toutes nouvelles bases, à partir de nouveaux objets détude, la réflexion de Bataillon sur la spécificité de lhumanisme espagnol qui accompagne et caractérise si bien le Siècle dOr. Au questionnement de son prédécesseur, Dominique de Courcelles apporte une double extension à la fois thématique et géographique. Si Bataillon sintéressait exclusivement à la littérature spirituelle espagnole et à linfluence que le Flamand Érasme, avait pu avoir sur elle, Dominique de Courcelles déplace son regard vers lart, larchitecture (lEscorial), la peinture (Le Greco), les arts du jardin, voire les arts ornementaux, sans la considération desquels il est impossible de saisir, en Espagne comme en Italie, le sens de lhumanisme, tout en les mettant en dialogue avec la littérature mystique de sainte Thérèse dAvila ou de saint Jean de la Croix. Davantage, à travers la question des arts et de leur impact sur la construction de lhumanisme espagnol, Dominique de Courcelles est conduite à étendre géographiquement la question en rappelant linfluence de la tradition arabe sur les arts et en particulier sur les arts du jardin, mais en soulignant aussi la place quy occupe le Nouveau Monde et lapport singulier quil procure. Séville, nouvelle Rome espagnole, jusquà ce que Madrid finisse par la supplanter, témoigne de cette conjonction incomparable entre la Rome antique, la civilisation arabe et le Nouveau Monde, et illustre ainsi la mission cosmopolitique de lEspagne. Cest donc une relecture globale 8et particulièrement inédite, entremêlant les aspects artistiques, scientifiques, littéraires, mais aussi politiques, théologiques et mystiques, de la culture espagnole du Siècle dOr que nous propose ce livre majeur pour lhumanisme, et majeur au-delà même de lhorizon espagnol quil a en vue.

Prêtons la plus grande attention au titre du livre : « Habiter merveilleusement le monde ». Son tour poétique cache en réalité une prise de position méthodologique nouvelle et audacieuse sur la Renaissance. Lhabitation renvoie à ce que la philosophie antique appelle loikeiosis, et qui définit le fait que lhomme se trouve doté par la nature ou par les dieux de toutes les facultés nécessaires pour sapproprier le monde, sy orienter et lhabiter. Mais la philosophie antique se contente ici de se référer aux instruments organiques de lhomme, ses sens, sa motricité, son intelligence et sa rationalité. Il nest nullement question des objets symboliques ou techniques quil peut être amené à élaborer à cette fin et qui renvoient à ce quon appelle la culture. De même, lorsquà partir de Vico puis de Hegel, la question de la culture devient, aux yeux de la philosophie, primordiale pour définir lessence de notre rapport au monde, il nest pas question dhabitation mais de transformation : les objets symboliques et techniques servent à transformer le monde, et cest à travers ce travail de transformation que nous nous approprions le monde. Ce que Dominique de Courcelles a admirablement compris, cest que la Renaissance a multiplié les inventions symboliques, intellectuelles ou techniques non pour transformer le monde, mais pour lhabiter, et mieux encore pour lhabiter merveilleusement. Lart finalement nest rien dautre que la culture au service de notre oikeiosis. Dominique de Courcelles cite un passage des Tragiques dAgrippa dAubigné particulièrement évocateur à cet égard : lhomme est appelé à orner la Terre – thème au demeurant récurrent dans lArt dédifier dAlberti –, à être « peintre » et « brodeur » de la terre ainsi transformée, magnifiée et dignifiée en jardin. Il ne sagit pas de transformer le monde mais de lalléger, de le faire passer de la nécessité à la grâce. Le seul ouvrage de la main de Louis XIV est sa Manière de montrer les jardins qui se contente de décrire très brièvement litinéraire permettant de découvrir avec émerveillement les bosquets de Lenôtre à Versailles. Dominique de Courcelles nous donne à lire dans le même esprit la correspondance toute pastorale que Philippe II entretient avec ses filles Isabel Clara Eugenia et Catalina 9Micaela. Dans ces deux exemples, habiter merveilleusement le monde saffirme clairement comme la plus haute expression de la souveraineté.

Mais encore faut-il comprendre ce quil en est de cette merveille de lhabitation ! « Habiter merveilleusement le monde, est-ce habiter une utopie ? » se demande Dominique de Courcelles. Mais les utopies, dont fourmille la littérature de la Renaissance, sont-elles même habitables ? À moins que la merveille soit précisément dhabiter lutopie. Lutopie est sans lieu (Erewhon cest-à-dire, nowhere selon le titre du roman de Samuel Butler) voire sans temporalité. Lart ici donne espace et temps à lutopie. Donner espace et temps à lutopie cest faire œuvre poïétique. Une des utopies les plus célèbres, la Cité du soleil de Campanella, se définit non comme une utopie mais comme une poetica, et plus précisément une poïétique politique, qui vise à décrire selon la distinction dAristote dans sa Poétique, non ce qui est mais ce qui doit être. Lart apparaît ainsi comme une poïétique transcendantale, cest-à-dire comme un savoir et une capacité susceptible de nourrir notre sens du temps et de lespace comme condition de la formation de nos sentiments et de nos connaissances.

La donation poétique du temps et de lespace favorise la redécouverte de ce que peut linfini pour la condition humaine. Certes, les arts de la Renaissance ninventent pas linfini, et sans doute tout ce que lon a écrit sur la perspective en art comme formation de la subjectivité à partir du point de fuite infini sur le monde apparaît aujourdhui excessif et surfait. Les analyses de Dominique de Courcelles, qui font léconomie de ce genre de perspective, sont bien plus subtiles. En un siècle, des jardins andalous du début du xvie siècle à lEnterrement du Comte dOrgaz du Greco (1586-1588), nous ne passons pas du fini à linfini, mais dun type à lautre dinfini. Les jardins andalous ménagent ce quon appelle des perspectives frontales : à chaque pas, nous découvrons un point de vue quarrête une forme, un ornement, une frontalité. Il ny a pas de point de fuite ici, mais des points darrêt qui semblent se multiplier à linfini au sein même de lhortus conclusus. Linfini est contenu dans le fini, selon une métaphysique fortement inspirée par le néoplatonisme. Le Greco procède à linverse : par son art incomparable du nuage il dissout le fini, ou plus exactement lordre des intervalles qui contient linfini dans le fini, pour nous donner une expérience de linfini libéré du fini. Perspective frontale ou théorie du nuage, dans lun et lautre 10cas la perspective définie selon les lois de loptique, celle que décrit Alberti au premier livre du De pictura ou Piero della Francesca dans son De Prospectiva Pingendi, apparaît inutile.

Dominique de Courcelles montre combien ce passage dune expérience à lautre de linfinité correspond parfaitement aux opérations de la littérature mystique de saint Jean de la Croix, retrouvant ainsi, à la manière de Bataillon, le lien entre culture et expérience spirituelle. Cela signifie-t-il quen Espagne la culture et les arts restent les servants de la théologie ? Non, car Dominique de Courcelles montre combien la littérature mystique est elle-même tributaire de la poésie humaniste dun Pétrarque ou de la philosophie non moins humaniste dun Marsile Ficin. Le Christ est un nouvel Orphée. La littérature mystique nest quune médiation à lintérieur même de la poétique humaniste. Lhumanisme est une boucle qui circule et dialogue à travers les différentes expériences de notre être au monde.

« Contempler LEnterrement du comte dOrgaz, conclut Dominique de Courcelles, cest aussi apprendre à habiter merveilleusement le monde dans lattente dune transmutation annoncée, dune renaissance céleste et spirituelle, de la fin du monde. » Loikeiosis des jardins et des palais prend alors une dimension eschatologique qui nous permet, simultanément et sans conflit, dhabiter le plein de la terre et le vide du ciel, dans la grande réconciliation entre lhomme, le monde et le principe.

Pierre Caye

Directeur du Centre Jean Pépin, CNRS-ENS-PSL