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Classiques Garnier

Tribute to Alan J. Clayton

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POUR SALUER ALAN J. CLAYTON

Aux côtés de Robert Ricatte, Pierre Citron et Jacques Chabot, Alan J. Clayton (1932-2020) appartenait à la génération fondatrice qui donna aux études gioniennes leur élan initial et leurs orientations décisives dans les années 1970-1980. Il sest éteint en juillet 2020. Il sétait depuis longtemps éloigné des recherches sur Giono, dabord pour se tourner vers dautres grandes figures de la littérature française, comme Nathalie Sarraute1, ou vers des écrivains européens dautres cultures, comme lAllemand Hans Magnus Enzensberger2, ensuite et surtout en raison dun état de santé qui lavait contraint à réduire considérablement ses activités. Mais la vitalité intellectuelle quil a insufflée aux recherches gioniennes et lœuvre critique majeure quil leur a consacrée ne sauraient soublier.

Professeur de langues romanes à Tufts University (Medford, Massachusetts), il avait pour la littérature française un goût sûr et une curiosité vive. Il a travaillé sur Camus avant de venir à Giono, et il saura identifier chez Giono, par exemple dans Fragments dun paradis, les traces intertextuelles de Baudelaire ou de Rimbaud. Ses premiers travaux sur lauteur de Colline suivent de près la disparition de ce dernier en 1970. Ils sont contemporains de lédition des Œuvres romanesques dans la Pléiade qui débute en 1971. Alors que ce vaste chantier éditorial ne fait que commencer, il fonde la Série Jean Giono de La Revue des lettres modernes aux Lettres modernes Minard, autre œuvre pionnière. Une entreprise promise à un bel avenir comme en témoigne, quarante ans plus tard, la poursuite de cette aventure avec la présente livraison. La force dune revue est de fédérer les énergies au moment où, en ce début des années soixante-dix, « [l]es signes sont désormais 20manifestes dun regain dintérêt pour lœuvre de Jean Giono » (JG1, 3). Aux premiers numéros collaborent des critiques venus dhorizons divers, tels Jean Onimus, Jacques Viard ou Roland Bourneuf, dont les noms côtoient ceux de Walter D. Redfern3, Marcel Neveux, Jacques Chabot et Robert Ricatte, spécialistes de Giono déjà reconnus alors. Le projet est ouvert « aux méthodes dinvestigation les plus diverses, quelles soient traditionnelles ou expérimentales ». Nul dogmatisme critique, donc – ce qui nallait pas de soi en un temps où le « démon de la théorie » était loin davoir dit son dernier mot. Limportant est de « stimuler les recherches originales en provoquant lapplication aux textes gioniens de toute approche critique susceptible délargir notre compréhension de lunivers imaginaire de lécrivain ». Les quatre numéros dirigés par Alan J. Clayton, avant que Laurent Fourcaut ne reprenne le flambeau dans le même esprit, remplissent à lévidence ce programme. Ils restent aujourdhui encore des références. Elle paraît bien éloignée de nous, cette époque où un universitaire américain pouvait créer une revue de littérature française qui traitait vraiment de littérature et nutilisait que la langue française

Les contributions que livre Alan J. Clayton à la revue quil dirige sont elles-mêmes exemplaires de cette ouverture méthodologique et de cette fécondité critique : « Paysage et psyché », « lattirance de labîme »… – articles qui font écho à dautres études sur la « tentation de la mort » ou la fascinante « négation » dans Le Hussard sur le toit4. Car Alan J. Clayton explore volontiers la face obscure de lœuvre, celles quauraient pu dissimuler le soleil trompeur de la Provence ou les apparences angéliques dun héros romanesque « positif » comme Angelo. Il sintéresse de près à cette postulation essentielle de limaginaire gionien à laquelle Robert Ricatte de son côté a donné le nom de « tentation de la perte ». Sa méthode à lui, parente à loccasion de la « méthode des bâtons rompus » revendiquée par le capitaine de LIndien dans Fragments dun paradis (III, 913)5, consiste à combiner une parfaite maîtrise de lanalyse du récit, dans la lignée de la narratologie genettienne, et un dévoilement des thèmes obsédants et des images structurantes qui se réfère volontiers à Bachelard. Limaginaire et lécriture, en somme : cest sous ce « double 21signe6 » quil propose dorganiser en 1984 le deuxième grand colloque « Jean Giono », à la suite de celui qui sétait tenu à linitiative de Jacques Chabot à Aix-en-Provence en 1981. Cette fois, le lieu est le Centre européen de Tufts University, au Prieuré de Talloires, sur les rives du lac dAnnecy. Parmi les participants, les meilleurs spécialistes dont Alan J. Clayton est toujours proche : Robert Ricatte, Pierre Citron, Jacques Chabot, Marcel Neveux, auxquels se joignent des gionistes plus occasionnels mais inspirés – grâce à la contagion bénéfique de lorganisateur –, comme Jean Pierrot, Suzanne Roth et Jean Decottignies, ainsi que de plus jeunes chercheurs qui préfigurent une nouvelle génération, parmi lesquels Mireille Sacotte, Laurent Fourcaut et lauteur de ces lignes, accueillis et encouragés avec une fervente générosité. Peut-être Alan J. Clayton na-t-il pas assez longtemps travaillé, pas assez produit sur Giono à nos yeux, mais il a su jouer de la sorte un rôle éminent de passeur, si bien que ses traces sont toujours présentes dans la production critique actuelle, bien au-delà des textes signés de son nom.

Les fils directeurs de ses propres recherches se rejoignent dans son intérêt pour le « portrait de lartiste par lui-même7 » que Giono livre dœuvre en œuvre, quil sagisse de la représentation de la parole poétique et démiurgique dans le récit ou des descriptions qui renvoient au regard déformant du sujet, à une négation des formes existantes par la conscience imageante. La première voie est suivie dans louvrage Pour une poétique de la parole (1978), où se succèdent quatre chapitres magistraux : « Colline, ou la terreur de la parole », « Jean le Bleu et la postulation icarienne », « À quoi sert une fleur de carotte ? » (sur Que ma joie demeure), « Melville et la parole orphique ». La seconde aboutit aux études sur la « table rase annonciatrice » (1982), modalité récurrente dun effacement nécessaire des formes, ou encore sur ce « curieux volume informe » (1985) dont parle Noé (III, 723) et qui se manifeste aussi bien dans la danse du hêtre dUn roi sans divertissement que dans les noces du calmar et des oiseaux dans Fragments dun paradis. Un même schéma descriptif « génésiaque8 » reconduit en effet dun texte à lautre « le portrait dun voir qui est alternativement abolition et genèse des formes9 ».

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Il est donc impossible aujourdhui dignorer une lecture de Giono aussi sensible, aussi juste et aussi fructueuse. La Série Jean Giono de La Revue des lettres modernes, en rendant hommage à son fondateur, se fait par là même le porte-parole, à nen pas douter, de toutes celles et de tous ceux qui continuent de lire Giono à la lumière de ses interprétations si pénétrantes. Alan J. Clayton marche toujours à nos côtés sur les grands chemins de lœuvre de Giono – comme le héros de Moby Dick « marchait avec [Giono] sur les chemins » au début de Pour saluer Melville (III, 4). Pour un professeur duniversité qui vivait à Winchester, près de Boston, non loin de lîle de Nantucket où tout commence dans le roman de son compatriote Melville, cest une aventure qui mérite assurément dêtre saluée.

Denis Labouret

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bibliographie des écrits dalan j. clayton
sur lœuvre de jean giono (1971-1986)

ouvrage

Pour une poétique de la parole chez Giono, Paris, Lettres modernes Minard, « Situation », 1978, 148 p.

articles de revues

« Sur une filiation littéraire : Giono et Camus », La Revue des lettres modernes, Série Albert Camus, 4 : « Sources et influences », Paris, Lettres modernes Minard, 1971, p. 87-96.

« Gionos Colline : Pantheism or Humanism ? », Forum for Modern Languages studies, University of St Andrews (Scotland), Scottish Academic Press, vol. vii, no 2, april 1971, p. 109-120.

« Angelo, Pauline et la tentation de la mort (à propos du Hussard sur le toit) », Australian Journal of French Studies, vol. viii, no 3, Melbourne, 1971, p. 297-313.

« À propos de Giono et Camus » [entretien avec Guy Turbet-Delof], La Revue des lettres modernes, Série Albert Camus, 5 : « Journalisme et politique – lentrée dans lhistoire (1938-1940) », Paris, Lettres modernes Minard, 1973, p. 279-281.

« Un regain » [Avant-propos], JG1, « De Naissance de lOdyssée au Contadour », 1974, p. 3-8.

« Paysage et psyché dans quelques récits de Giono », JG1, 1974, p. 145-168.

« Avant-propos », JG2, « Limagination de la mort », 1976, p. 3-5.

« Giono et lattirance de labîme », JG2, 1976, p. 57-98.

« Avant-propos », JG3, « Approches des chroniques romanesques » (1), 1981, p. 3-7.

« Giono à Lille », compte rendu du numéro « Giono » de la Revue des sciences humaines (no 169, 1978), JG3, 1981, p. 170-183.

« Prophylaxie de la négation dans Le Hussard sur le toit », Bull. 15 (1981).

« Sur un procédé descriptif : la table rase annonciatrice », Études littéraires, Québec, Presses de lUniversité Laval, vol. 15, no 3 : « Giono : lecture plurielle », 1982, p. 313-329.

« Avant-propos », JG4, « Approches des chroniques romanesques » (2), 1985, p. 4-6.

« Saveur de lindécis », LArc, Le Revest-Saint-Martin, Éditions Le Jas, no 100, « Jean Giono », 1986, p. 58-64.

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contributions à des ouvrages collectifs

« Pluralité du choléra. Remarques sur le chapitre xiii du Hussard », Giono aujourdhui, Actes du colloque international « Jean Giono » dAix-en-Provence (1981), Aix-en-Provence, Édisud, 1982, p. 226-241.

« Avant-propos », Jean Giono. Imaginaire et écriture, Actes du colloque international « Jean Giono » de Talloires (1984), Aix-en-Provence, Édisud, 1985, p. 5.

« Un curieux volume informe », Giono. Imaginaire et écriture, 1985, p. 235-253.

1 Voir notamment son livre Nathalie Sarraute ou le tremblement de lécriture, Paris, Lettres modernes Minard, « Archives des lettres modernes », 1989.

2 Voir notamment louvrage quil a consacré à un grand écrivain allemand contemporain : Wrighting with the Words of Others. Essays on The Poetry of Hans Magnus Enzensberger, Wurzburg, Königshansen & Neumann, 2010.

3 Walter D. Redfern avait publié du vivant de Giono son ouvrage The Private World of Jean Giono (Oxford, Basil Blackwell, 1967).

4 Pour le détail des références, on se reportera à la bibliographie qui suit cette notice.

5 Pour une poétique de la parole chez Giono, p. 11.

6 « Avant-propos », Jean Giono. Imaginaire et écriture, p. 5.

7 Selon la formule que Giono emploie notamment dans sa « Préface » de 1962 aux Chroniques romanesques (III, 1278).

8 « Un curieux volume informe », Jean Giono. Imaginaire et écriture, p. 239.

9 Id., p. 241.