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Classiques Garnier

Foreword

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Giono et le récit bref
    2023 – 12
    . Les Récits de la demi-brigade et autres nouvelles
  • Author: Labouret (Denis)
  • Abstract: Giono considered the short story not his type. He was hardly recognized as a great novelist by his readers, despite the early success of Solitude de la pitié and the narrative virtuosity shown in his two posthumous collections, in particular Les Récits de la demi-brigade. It is time to take seriously the Gionian art of the short story to try to identify its main characteristics.
  • Pages: 13 to 17
  • Journal: Journal of Modern Literature
  • Series: Jean Giono, n° 12
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406159582
  • ISBN: 978-2-406-15958-2
  • ISSN: 0035-2136
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-15958-2.p.0013
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 12-27-2023
  • Periodicity: Monthly
  • Language: French
  • Keyword: short story, literary genre, poetics, reception, narration
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AVANT-PROPOS

Giono prétendait ne pas être doué pour le récit bref. Il déclarait à son biographe Pierre Citron, en 1969 : « Je nai jamais été très à mon aise dans la nouvelle. [] Ça a toujours été très pénible pour moi décrire un petit texte ; cest pour moi plus difficile à écrire quun texte long1. » Sil écrit malgré tout des nouvelles, il ne prend guère le temps de les assembler en volumes. LEau vive nest pas à proprement parler un recueil de nouvelles mais un ensemble composite où de longs fragments dun roman inachevé (« Promenade de la mort et départ de loiseau bagué le 4 septembre 1939 » et « Description de Marseille le 16 octobre 1939 ») côtoient des poèmes en prose (comme « Apporte, Babeau » ou « Les Larmes de Byblis »). Lon y trouve bien des textes qui ressemblent à des nouvelles, « Vie de Mlle Amandine » ou « La Ville des hirondelles » par exemple, mais leur format et leur statut sont loin dêtre représentatifs du genre. Sans doute pensait-il rassembler pour une publication les récits qui formeront Faust au village, comme ceux qui aboutiront aux Récits de la demi-brigade, mais les deux recueils ne verront le jour quaprès sa mort, respectivement en 1977 et 1972.

Giono na donc guère cultivé une image de « nouvelliste ». Et il na pas davantage été reconnu comme tel, malgré la virtuosité narrative dont témoignent ces deux recueils posthumes, malgré la notoriété dont jouit aujourdhui LHomme qui plantait des arbres, malgré la poignante « poétique de la pitié » qui est à lœuvre dans son premier recueil, Solitude de la pitié, et qui a pourtant touché aussi bien Robert Ricatte que Sylvie Germain, à quelque quarante ans dintervalle, par son art même de la brièveté2. Le jugement de lauteur sur lui-même a donc 14longtemps été confirmé par lopinion des lecteurs, dans le grand public comme dans la critique savante, à de rares exceptions près. Giono est dabord un romancier, cest une chose entendue. Dans lédition de la Pléiade, ses nouvelles sont dispersées au sein des « œuvres romanesques complètes », comme de petits romans perdus parmi les grands. Des ouvrages de référence ont été consacrés au Chant du monde, à Un roi sans divertissement, aux Âmes fortes, au Hussard sur le toit, ou aux Grands Chemins – et cest légitime. Des livraisons précédentes de la Série Jean Giono de LaRevue des lettres modernes ont traité de Naissance de lOdyssée, de Jean le Bleu, de Que ma joie demeure, de Noé – et cétait nécessaire. Mais il ny a rien eu déquivalent jusquici pour les recueils Solitude de la pitié, Faust au village ou Les Récits de la demi-brigade, ni pour le genre de la nouvelle considéré comme tel, en dépit des perspectives ouvertes dès 1975 par létude fondatrice de Roland Bourneuf, « Pour une poétique de la nouvelle chez Jean Giono3 », la première à considérer comme majeur ce genre que lon dit mineur.

La présente livraison entend contribuer à combler cette lacune. Elle est centrée sur le recueil Les Récits de la demi-brigade, et plus largement sur les nouvelles daprès-guerre. Les textes des années vingt et trente ne sont pas ignorés pour autant : dans létude quil propose ici, David Perrin ne sintéresse pas seulement aux deux grands recueils posthumes mais aussi à LEsclave, un « conte » écrit en 1925, et à « Prélude de Pan », texte de 1929 qui sera intégré au recueil Solitude de la pitié en 1932 ; le diable de Faust au village a des précédents, et la forme de la nouvelle favorise un fantastique4 qui na pas attendu le temps des Chroniques romanesques pour se manifester. Sylvie Vignes montre de son côté toute la richesse dun récit aussi resserré que « La Ville des hirondelles », nouvelle autobiographique de 1936 publiée dans LEau vive. Mais lusage que fait Giono du genre de la nouvelle est peut-être plus exemplaire après 1945, quand lauteur cherche à reprendre pied dans le monde littéraire grâce à des récits brefs 15publiés en revue. La contribution dAnnabelle Marion explique ainsi comment le choix dune forme donnée peut correspondre à une stratégie de lauteur dans le champ littéraire : quand Giono cherche à passer pour un conteur et non plus pour un prophète, rien de tel que des nouvelles pour donner limpression de simplement « raconter des histoires » en sadressant presque directement à ses lecteurs via des publications faciles daccès. Voilà pourquoi la prise en compte du lecteur – et surtout de la lectrice pour des textes qui furent souvent publiés dans des magazines féminins – est essentielle. Cest à cette figure du lecteur inscrite dans le texte quest consacré larticle dAgnès Landes : le narrateur des Récits de la demi brigade ne raconte pas dans le vide ; il postule un destinataire, dont toutes sortes dindices permettent didentifier les contours. La brièveté narrative a donc ses vertus propres, que na pas le roman.

Est-il bien légitime toutefois de parler de « nouvelles » ? La catégorie du « récit bref », proposée comme titre de ce dossier, est volontairement moins précise, plus souple, peut-être plus fidèle à lesprit dun auteur qui nemployait guère lui-même le mot « nouvelle ». À propos de Faust au village ou des Récits de la demi-brigade, Giono parlait plutôt de « contes » : cest cette étiquette générique qui a sa préférence. Et cest lappellation « récit » quil conservera pour les aventures de Martial sous la monarchie de Juillet. Gallimard a suivi lexemple en publiant en recueil, en 1973, Le Déserteur et autres récits. Giono parle aussi d« églogues », non sans ironie, pour définir les récits de Faust au village5. Et il fait peut-être du « caractère » un genre littéraire, à la suite de La Bruyère, quand il écrit dans les années soixante Ennemonde et autres caractères et Cœurs, passions, caractères.

Comment dailleurs établir une frontière, sagissant dEnnemonde, ou du Déserteur, ou du « Poète de la famille », entre longue nouvelle et court roman ?… La nouvelle est un genre poreux : elle emprunte elle-même au roman – au point que Les Récits de la demi-brigade confrontent un des principaux personnages des Chroniques romanesques (Martial, alias Langlois) aux Théus du Cycle du Hussard. Dans « Le Bal », Giono samuse ainsi à faire danser Langlois avec « la petite marquise », qui valse si bien (Brig., 42)… Dans sa contribution au présent volume, Jean-Yves Laurichesse sinterroge sur cette insertion dans une série de nouvelles dun narrateur, Martial, qui apparaît donc dabord comme un personnage de roman.

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En outre, on peut se demander si les romans nintègrent pas eux-mêmes toutes sortes de récits brefs qui pourraient souvent être lus comme autant de nouvelles autonomes : que lon songe à Jean le Bleu (doù a pu être extraite lhistoire de « la femme du boulanger »), à Noé (lhistoire dEmpereur Jules, celle de Melchior et Rachel…) ou au prologue polyphonique des Âmes fortes où voix et histoires se succèdent comme dans un recueil de Maupassant… Mais la clôture propre à la nouvelle, son « unité dimpression » et sa « totalité deffet » (comme le disait Baudelaire à la suite de Poe) nourrissent une spécificité qui la distingue du roman – par la concentration de lintrigue, par un usage particulier des silences du récit6, par un travail formel qui sapparente à l« exercice de style » (Brig., 16)7.

On est donc en droit de parler des nouvelles de Giono, même sil employait peu le mot lui-même. Mais cest pour reconnaître quil en fait éclater les frontières. Loin de se limiter à des récits de fiction, il écrit des nouvelles autobiographiques (« Ivan Ivanovitch Kossiakoff », « Son dernier visage », « La Ville des hirondelles »…). Loin de se borner à des textes narratifs, il écrit des nouvelles presque entièrement descriptives (Présentation de Pan, « Rondeur des jours », « Automne en Trièves »…). Loin de se contenter de raconter des histoires, il expose des idées comme dans des essais ou des chroniques de presse (« Le Chant du monde » dans Solitude de la pitié, « Aux sources mêmes de lespérance » dans LEau vive). Sur ce vaste éventail typologique, on se reportera à la très éclairante notice « Nouvelle » du Dictionnaire Giono8.

Lordre suivi dans ce dossier procédera par élargissements successifs : dabord, utilement introduite par un préambule théorique sur les caractéristiques du genre, létude dune seule nouvelle, « La Ville des hirondelles », mais qui est un tel « condensé de “poéthique” gionienne » 17(Sylvie Vignes) quelle mérite bien plus quun détour. Ensuite deux articles qui prennent pour objet les seuls Récits de la demi-brigade, dune part sous langle de la relation à l« invisible » et omniprésent lecteur (Agnès Landes), dautre part du point de vue du « personnage de roman » (Jean-Yves Laurichesse). Enfin une vision plus ample de lensemble que forment les deux recueils posthumes, sans « dieu ni diable » (David Perrin), et du contexte de publication des nouvelles daprès-guerre, en un temps de « reconquête » par Giono dune position décrivain reconnu (Annabelle Marion).

Ces approches sont inévitablement partielles, et ne pourront répondre à toutes les questions que pose la nouvelle gionienne. Puissent-elles simplement ouvrir à la recherche des pistes nouvelles sur ce sujet, et, surtout, être en mesure de convaincre que Giono est assurément, aussi, un grand auteur de « petits textes ».

La communauté des amis, lectrices et lecteurs de Giono a eu à déplorer deux grandes pertes ces dernières années : celle dAlan J. Clayton en 2020, celle de Jacques Mény en 2022. Ce dernier, dont on connaît le rôle immense, a fait lobjet de beaux hommages auxquels nous nous unissons au sein de lAssociation des Amis de Jean Giono, quil a longtemps dirigée, et dans les pages de la Revue Giono quil avait contribué à créer. Il nous revenait de faire mémoire ici même de la personne dAlan J. Clayton, le fondateur de cette Série Jean Giono de La Revue des lettres modernes, pour rappeler la part essentielle quil a prise à lélan initial des études gioniennes.

La dernière section de ce volume, enfin, laisse toute sa place à un Carnet critique dont limportance est à la mesure des nombreuses publications qua suscitées le cinquantième anniversaire de la mort de Jean Giono, en 2020. Cet ensemble de recensions témoigne de la vitalité dune recherche dont Alan J. Clayton et Jacques Mény, à qui elle doit tant à des titres divers, pourraient certainement continuer dêtre fiers.

Denis Labouret

1 Cité par Pierre Citron, « Notice » de Solitude de la pitié, I, 1039.

2 Robert Ricatte écrivait dès 1978 à propos de ces nouvelles : « [P]lus le récit est concis, plus la pitié sy montre dans ce quelle a dirréductible » (« Jean Giono : récit court et poétique de la pitié », Revue des sciences humaines, no 169, 1978, p. 53). Et Sylvie Germain, beaucoup plus près de nous, voit dans la nouvelle-titre qui ouvre le recueil, « si dense dans sa brièveté », un « art de lellipse » qui met en valeur « toute la pudeur de la bonté » (« Lamitié au fond du puits », in Emmanuelle Lambert (dir.), Giono, catalogue de lexposition du Mucem, Paris & Marseille, Gallimard & Mucem, 2019, p. 62 et 66.

3 Roland Bourneuf, « Pour une poétique de la nouvelle chez Jean Giono », Saggi e ricerche di letteratura francese, vol. xiv, nuova serie, Pisa & Roma, 1975, p. 411-452.

4 Ou du moins lexpression condensée dune tentation : la nouvelle Une aventure ou la Foudre et le Sommet (1954) peut aussi être lue, à cet égard, comme une réécriture de LEsclave (ou La Daimone au side-car, daprès le premier titre auquel pensait Giono).

5 Voir la « Notice » de Faust au village par Robert Ricatte dans la Pléiade (V, 949), et la contribution de David Perrin infra.

6 Voir Denis Labouret, Giono au-delà du roman, chap. 21 : « Silences de la nouvelle », Paris, Presses de luniversité Paris-Sorbonne, « Lettres françaises », 2016. Les spécialistes de la nouvelle sentendent sur cette caractéristique du genre, qui ne pouvait que séduire Giono : « Délimitée dans le temps de la lecture, la nouvelle conjure les contraintes de la brièveté par des ouvertures sur lau-delà du récit. Lart de raconter se double dune volonté de demeurer dans limplicite, de faire comprendre plus quon ne dit. » (Daniel Grojnowski, Lire la nouvelle [1993], Paris, Nathan, « Lettres Sup. », 2000, p. 150).

7 Voir larticle que Jacques Chabot a consacré aux Récits de la demi-brigade : « Exercices de style et ouvrages de dames », Bull.52 (1999), 46-93. Le même Bulletin, par les études quil rassemble, constitue une référence sur ce recueil : on lira aussi avec grand profit les articles de Marie-Anne Arnaud Toulouse (« Des choses et des hommes », p. 22-45) et dAgnès Landes (« Martial, le libre jeu de lhonneur », p. 94-111).

8 Sylvie Vignes, « Nouvelle » (DG, 658-659).