Skip to content

Classiques Garnier

Avant-propos

  • Publication type: Book chapter
  • Book: Théâtre complet. Tome I
  • Pages: 61 to 64
  • Collection: The Gide Collection, n° 28
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406160427
  • ISBN: 978-2-406-16042-7
  • ISSN: 2494-4890
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-16042-7.p.0061
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 02-07-2024
  • Language: French
61

Avant-propos

Une édition du théâtre dAndré Gide ? Oui, du théâtre de Gide ! Ou, encore mieux, une entreprise éditoriale pour dévoiler les multiples liens tissés par Gide avec le monde des arts vivants, en partant de la publication intégrale de ses textes dramatiques, achevés ou non, ainsi que de ses traductions de pièces, conférences, essais, pamphlets, hommages, polémiques, autour du théâtre.

Pendant plus dun demi-siècle, Gide a entretenu des rapports professionnels avec les metteurs en scène les plus représentatifs de leur époque. Si Saül, son premier drame, a failli être monté par André Antoine, son deuxième, Le Roi Candaule, sera mis en scène par Aurélien Lugné-Poe et interprété par un des plus grands comédiens du xixe siècle, Édouard de Max, un des compagnons de route de Sarah Bernhardt. En 1922, Saül sera confié à Jacques Copeau, fondateur du Théâtre du Vieux-Colombier, véritable extension scénique de LaNRF.

Plus généralement, la liste des personnalités du théâtre qui ont échangé avec Gide et, pour certains, créé des spectacles à partir de ses textes, est impressionnante1 : Louise Lara, Charles Dullin, Georges Pitoëff, Louis Jouvet, Marcel Herrand, Jean Meyer et, surtout, Jean Vilar et Jean-Louis Barrault avec lesquels lauteur, nobelisé en 1947, réussira véritablement au théâtre. Gide dramaturge nemploie pas les mêmes stratégies quil réserve à ses traités, soties, romans, essais, ou à son « espace autobiographique2 », dont la correspondance et le 62Journal. Dans le théâtre de Gide, nous ne sommes pas confrontés à des personnages caractérisés par une élocution légère, poétique, comme dans Paludes ou lélégante insouciance du Lafcadio des Caves du Vatican. Nous sommes également loin de la complexité de lintrigue et du grand nombre de personnages des Faux-monnayeurs. Quand il écrit pour le théâtre, Gide focalise lattention sur un seul personnage. Le Roi Candaule, Saül, Le Retour de lenfant prodigue, Bethsabé et Œdipe proposent des variations décriture de moments décisifs de leurs protagonistes mythologiques. Gide a puisé dans les sources des grands mythes de lAntiquité et de la Bible pour recréer, en recourant volontiers à un registre linguistique soutenu, des situations où les personnages, porteurs de morales ou de responsabilités supérieures, sont pourtant reconduits à une dimension humaine. Et sil abandonne laspect solennel des modèles classiques, Gide permet de nous rapprocher des personnages et de dialoguer avec eux.

Le premier des deux thèmes qui simpose aux lecteurs et aux spectateurs de ses textes dramatiques est celui de la solitude. Philoctète, dans la pièce homonyme, fournit un exemple du dépassement des limites imposées par lisolement et de ses contraintes physiques pour acquérir, avant larrivée dUlysse et de Néoptolème, un langage nouveau et, après leur départ, entrer en symbiose avec la flore et la faune dune île jusqualors hostile. Saül est la tragédie dun roi livré par sa fonction à la solitude. Abandonné par Dieu, il est séduit par la vitalité et la foi de David et cherche, inutilement, à rester lunique devin afin que personne ne connaisse son destin cruel. Sans oublier Le Roi Candaule, autre monarque tourmenté et exclu du monde par sa fortune sans limite qui cherche sa rédemption dans un partage démesuré, finalement fatal.

Le sens de la culpabilité est le deuxième thème obsédant pour Gide. Avec Le Retour de lenfant prodigue, lauteur nous propose un personnage vidé de toute vitalité par sa quête démancipation et de liberté. Obligé de revenir à sa terre natale, lEnfant prodigue est hanté par un double sentiment de faute, envers lui-même et envers ses parents. Dans le dernier de ses grands drames, Œdipe, le protagoniste met en doute ses indéfectibles certitudes concernant ses actes seulement à la fin de la pièce. Ce ne sont pas Tirésias – dont la foi est si dogmatique quelle empêche toute empathie avec le roi de Thèbes – et ses questionnements réitérés qui ouvrent cette brèche ; cest en Œdipe lui-même que naît 63soudainement le soupçon dune éventuelle faute commise. Son désir de vérité lemmène à découvrir son destin, dont il nest nullement le créateur, comme il le croyait. Œdipe nest finalement quune marionnette, ignorant toutes volontés divines.

David, dans Bethsabé, autre pièce qui montre lévolution dun seul personnage, crie toute sa honte davoir abusé de son pouvoir en cherchant en vain à apaiser une soif qui relève autant de la convoitise dune femme, que dun sentiment dabandon par Dieu.

Dans son introduction à la conférence de Gide, « LÉvolution du théâtre », éditée par lUniversité de Manchester en 1939, Carl Wildman souligne la façon dont Gide met en évidence les faiblesses du théâtre de son époque en indiquant le chemin vers un « théâtre renaissant » :

Dans toute son œuvre on voit cette double filiation : analytique et synthétique ; linquiétude et lesprit dintrospection des post-naturalistes y voisinent avec lévolution constante vers un théâtre classique. Cest ce qui peut expliquer dans une certaine mesure sa sensibilité de critique et létonnante justesse de ses prévisions. En révélant les causes de la décadence du théâtre, il a prédit la voie quallait suivre le théâtre renaissant []. Elle [la conférence] nous aide aussi à comprendre comment un auteur qui a déferlé ses voiles sous le souffle du symbolisme, a su, le vent tombé, par courants et contre-courants, par profondeurs et hauts-fonds, tenir sa route depuis un demi-siècle3.

Dans les années 2020, Gide nest certes pas un écrivain à la mode ! En est-il responsable ? Oui et non. Non, car il a incontestablement été, de son vivant, un phare pour trois générations décrivains et de lecteurs, un auteur dont le registre formel et les sujets développés répondaient à lesprit du temps. Mais, sil ne pouvait pas prévoir le goût des lectrices et lecteurs futurs, on peut lui imputer une certaine responsabilité, car il sest placé, volontairement ou non, du côté des auteurs moins accessibles, du fait de la variété de sa production, de son style soutenu et de son goût constant pour lexpérimentation. Walter Benjamin sexprime clairement sur cette question en faisant un parallèle avec Marcel Proust :

Proust peut rester impénétrable à un grand nombre de lecteurs. Mais celui à qui il souvre [], est une fois pour toutes à la maison dans son cercle magique. Rien de tel chez Gide. Lenvoûtement et la magie nont rien à voir ici. []. 64Gide – apparenté en cela à Oscar Wilde – est « dompteur ès lettres4 ». Un public dressé en liberté, cest son rêve5.

Un paradoxe veut que, si Proust a disparu trop tôt, il a néanmoins livré un opus qui semble avoir exaucé ses désirs en puisant dans, et peut-être en épuisant, un sujet vertigineux comme la nostalgie.

Cette édition du Théâtre complet de Gide est portée par lespoir dintéresser des passionnés de littérature, de dramaturgie et dhistoire du théâtre et doffrir aux chercheurs, non seulement une réédition de son théâtre – quatre-vingts-ans ans après celle de Richard Heyd – mais également un appareil critique comme un outil ouvrant à de nouveaux chantiers dinvestigation. Son souhait ultime ? Éveiller la curiosité des gens de scène afin de revoir Gide à laffiche.

Pourquoi relire ou découvrir pour la première fois le théâtre de Gide ? Cet auteur, qui na jamais cessé dimaginer des formes nouvelles, a bâti une œuvre qui permet de chercher et dentrevoir ce qui nest pas encore exprimé – mais clairement annoncé : une littérature de lavenir.

V. M.

1 Elle est dautant plus impressionnante si lon considère lactuelle absence de Gide dans les manuels et essais sur le théâtre. Un des ouvrages incontournables relatifs à cette thématique, Quest-ce que le théâtre ? (Paris, Gallimard, 2005), édité par mon regretté directeur de thèse, Christian Biet (et par Christophe Triau), en est un exemple révélateur. Dans lindex, qui compte environ mille cent noms, la place de Gide est restée vacante.

2 « Stratégie visant à constituer la personnalité à travers les jeux les plus divers de lécriture ». Cf. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p. 165. Cité dans Pierre Lachasse, « Les Lettres à Angèle. Discours critique et écriture de soi », dans Pierre Masson, Jean Claude (éd.), André Gide et lécriture de soi, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2002.

3 Carl Wildman, « Introduction », dans André Gide, LÉvolution du théâtre, [s. l.], Éditions de lUniversité de Manchester, 1939, p. 11.

4 En français dans le texte original.

5 « Proust mag sehr vielen Lesern verschlossen bleiben. Doch wem er sich öffnet [], der ist in seinem Bannkreise ein für allemal zu Hause. Nichts dergleichen bei Gide. Hier haben Bann und Zauber nichts zu schaffen. Gide – darin Oskar Wilde verwandt – ist dompteur ès lettres. Ein in Freiheit dressiertes Publikum ist sein Traum. » Walter Benjamin, « Drei Franzosen » [1927], Gesammelte Schriften, Band III, 1972, Frankfurt am Main, Suhrkamp, p. 80. [Première parution : Literaturblatt der Frankfurter Zeitung, LX, 30 octobre 1927, traduction de Laurette Burgholzer.]