[Introduction de la troisième partie]
- Prix de thèse 2019 de la Maison des sciences de l’homme et de la société de Toulouse
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Géographie littéraire de Paris dans l’œuvre de Jacques Réda. Le flâneur mégapolitain
- Pages : 347 à 349
- Collection : Bibliothèque des lettres modernes, n° 59
- Série : Critique, n° 12
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406120506
- ISBN : 978-2-406-12050-6
- ISSN : 2430-8099
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12050-6.p.0347
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/09/2021
- Langue : Français
En poète, Jacques Réda assure d’abord la « mesure » de l’espace urbain par l’opération prosodique : « Là où le piéton échoue, la poésie réussira-t-elle ? Non pas ces vers mesurés auxquels s’essayèrent Jean Antoine de Baïf, Jean Passerat ou Étienne Pasquier, mais un mètre capable de contenir et diriger les poussées désordonnées de la ville1. » En tant que lieu mesuré, la ville rejoint ensuite pour Réda les espaces de « l’habiter », cette « géographie personnelle » située « à l’articulation entre un paysage réel […] et une topographie mentale, intime2. » Mais au-delà de ces références littéraires et philosophiques, la ville devient dans l’œuvre de Réda, comme dans d’autres œuvres, un véritable objet géographique :
Objet de savoirs savants et pratiques, et matière d’œuvres majeures de la littérature, la (grande) ville est une réalité où peuvent se rencontrer l’écrivain et le géographe. En témoignent des récits urbains contemporains où la ville est le vrai sujet, à la fois moteur et matière de l’écriture, donnée de l’expérience spatiale et pensée sur l’espace3.
Paris est donc tout à la fois chanté et pensé, sans que l’un n’exclue l’autre. L’auteur reconnaît lui-même cette association entre l’expérience concrète du terrain et la spéculation abstraite :
Paris trace un de ces quadrilatères où, avec la substance d’un de ses aspects historiques et immobiliers, se concentre une sorte d’Idée de la ville4.
La majuscule transcrit parfaitement la dimension essentialiste que l’auteur prête au paysage derrière lequel il voit se dessiner cette « Idée ». Il est dès lors possible de réfléchir avec les textes de Réda à la question historique que pose chaque période de l’histoire urbaine : 348« La polis, toute réelle qu’elle fût, était une idée. En est-il de même de la ville moderne5 ? » L’interrogation est assurément reconduite à l’époque contemporaine, et « l’Idée » de la ville surmoderne se décline en de multiples modèles : « urbain généralisé », « métapolis », « suburbia », etc.6 Encore une fois, Réda n’est certes ni géographe, ni urbaniste, ni sociologue, mais comme il l’affirmait lui-même à propos du Spleen de Paris de Baudelaire : « […] l’œil et l’intuition du poète-flâneur devancent les spéculations de philosophes et les conclusions de sociologues7. » Et l’œil du flâneur, mais aussi son corps, sont les instruments d’une expérience multisensorielle et immersive de la ville qui, loin d’en rester à un niveau abstrait, font des multiples jeux de la perception de l’espace urbain une matière à penser. Prendre la mesure et la démesure de Paris, c’est donc aussi la considérer comme un véritable paysage, lieu d’une géographie vécue dans lequel le poète aménage un « séjour ». Or, là encore, cette approche paysagère de la ville, qui finit par relier géographie et phénoménologie, n’a rien d’une évidence :
Paysage urbain, ce n’est sans doute pas là une innovation conceptuelle récente, mais on voit bien que la torsion qu’elle impose à la notion de paysage n’est pas encore totalement intégrée et que subsiste en nous, à la manière d’un dépôt, l’idée spontanée qu’un paysage ou bien s’excepte de la ville ou bien intègre celle-ci dans un ensemble plus vaste qui la légitime8.
Dans l’introduction du numéro de la revue Strates consacré au « paysage urbain », Frédéric Pousin et Hélène Jannière dressent le même constat :
En effet, pour les géographes, la catégorie du paysage a toute légitimité dès lors qu’elle renvoie au rural. Elle apparaît plus discutable appliquée à l’urbain et rencontre alors de manière étroite l’urbanisme9.
349Le mélange entre le rural et l’urbain dans l’œuvre de Réda invite ainsi ce dernier à considérer la ville, et en particulier sa banlieue, comme des paysages à part entière, répondant en cela à la question de Filippo Zanghi : « En quoi les espaces urbains, et les espaces périphériques en particulier, tels qu’ils sont visités par les écrivains contemporains, sont-ils perçus et représentés comme des paysages10 ? » Prendre la mesure de la capitale, c’est enfin la considérer sous un angle scalaire : quelle est la taille de la ville ? Quel place est réservée à la grandeur de l’homme ? La ville contemporaine est en grande partie une ville qui se dé-mesure, et dans laquelle le flâneur peine à retrouver sa juste mesure. À force de mettre au défi ce « sens de la mesure » que nous avons identifié chez Réda11, ce dernier en vient à formuler le doute ultime : « Il n’y a peut-être pas de capitale12. » S’il ne paraît « chercher et lire que la province à Paris13 », il est donc malgré tout amené à imaginer et à penser la ville, serait-ce contre elle-même.
1 Pascale Rougé, Aux frontières : sur Jacques Réda, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, coll. « Objet », 2002, p. 51.
2 Marie Joqueviel-Bourjea, Jacques Réda : la dépossession heureuse, « habiter quand même », Paris, L’Harmattan, 2006, p. 35.
3 Muriel Rosemberg, « La géographie à la rencontre de la littérature. Contribution » dans Sonia Anton, Vers une cartographie littéraire du Havre : de Bernardin de Saint-Pierre à Pascal Quignard, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2014, p. 35.
4 Jacques Réda, Gares et trains, op. cit., p. 26.
5 François Guéry, L’Idée de la ville, Seyssel, Champ Vallon, 1984, p. 11.
6 À ce sujet, voir notre introduction au chapitre 9.
7 Jacques Réda, « Écrire Paris », op. cit.
8 Jean-Christophe Bailly, « Les échelles du paysage urbain », PNR de la Narbonnaise en Méditerranée, 2014 (en ligne : <http://archives-du-sensible.parc-naturel-narbonnaise.fr/sensible/paysage/mercredis/2014/avril_2014/avril_2014.html>, consulté le 15/05/2018), p. 3.
9 Hélène Jannière et Frédéric Pousin, « Paysage urbain : d’une thématique à un objet de recherche », Strates, no 13, 2007 (en ligne : <http://strates.revues.org/4953>, consulté le 30/06/2018).
10 Filippo Zanghi, Zone indécise, op. cit., p. 18.
11 À ce sujet, voir le chapitre 3.4.
12 Jacques Réda, La Citadin, op. cit., p. 134. Ce doute est formulé à l’occasion d’une « disparition » illusoire de la ville vue depuis Ménilmontant. Mais l’isolement de ce segment, tout comme la référence inattendue à la « capitale » ne laissent pas d’interpeller, et vont dans le sens d’un renforcement de l’illusion.
13 Marie Joqueviel-Bourjea, Jacques Réda : à pied d’œuvre, Paris, Honoré Champion, 2015, p. 370.