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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Le livre que lon sapprête à lire est aussi utile que nécessaire. Par son objet même, la question politique de lexception, dont la prégnante actualité sera manifeste à chacun. Par sa méthode et sa finalité, plus encore. Car cest un livre dhistoire, et qui plus est, dhistoire médiévale, qui vient à point nommé pour nous rappeler, sil le fallait encore, que lintelligence du présent dépend très largement de notre connaissance du passé. Plus encore, au moment où les certitudes issues de notre modernité occidentale seffritent lentement, il est urgent de comprendre ce quest (ou ce qua été ?) cette modernité. Comprendre doù elle vient, pour en prolonger, autant que possible, les acquis, sous dautres formes.

Or, pour appréhender pleinement la spécificité de la modernité, il est nécessaire de lui restituer sa dimension médiévale. Non pas, certes, réduire la modernité au Moyen Âge, pour en effacer les différences en accentuant les ressemblances, ce qui relèverait dune démarche strictement idéologique, conduisant à obscurcir les problèmes plutôt quà les résoudre. Mais identifier, dans le Moyen Âge, les transformations sociales, culturelles, intellectuelles, conceptuelles, qui ont joué le rôle de conditions de possibilité de la modernité. Cest à ce travail que sest attelé avec acribie Julien Le Mauff dans le présent ouvrage, et il fallait sans doute, comme lui, avoir une double formation de politiste et dhistorien pour parvenir à réaliser une telle « généalogie » qui allie une analyse rigoureuse des textes, une mise au jour des concepts clés et des doctrines théologiques et politiques médiévales, tout en prenant soin de ne jamais perdre de vue le contexte social et culturel dans lequel ces doctrines étaient produites. Si le parcours historique qui nous est ici proposé est scandé par quelques grandes figures de la pensée politique médiévale, que le lecteur averti ne sera pas surpris de retrouver (Jean de Salisbury, Thomas dAquin, Marsile de Padoue, Guillaume dOckham, Nicole 14Oresme, Machiavel), leurs théories sont toujours réinscrites dans des réseaux conceptuels, culturels et sociaux.

De fait, la démarche de Julien Le Mauff sinscrit explicitement dans le cadre foucaldien de la généalogie entendue comme démarche visant à mettre au jour les conditions de possibilité dun concept, afin den faire apparaître tous les présupposés, les implicites et les impensés que lévidence produite par lhabitude et la sédimentation historique ont recouverts. La démarche de mise au jour des conditions de possibilité vise à indiquer quels concepts étaient disponibles, à quel moment et dans quel contexte, et permet de définir les limites du pensable : quels sont les objets qui sont pensables à telle période et pourquoi ? Cette méthode permet aussi de déterminer quels glissements de sens progressifs, par sédimentation en quelque sorte, rendent possible lextension du domaine du pensable. Julien Le Mauff montre ainsi que la réunion et la modification sémantique progressive dun petit nombre de concepts (nécessité, équité, utilité, en particulier) rend progressivement possible le concept même de raison dÉtat. Ce livre nous invite alors à dépasser un certain nombre de facilités historiographiques fondées sur une opposition trop rigide entre le Moyen Âge et la modernité, comme le « moment machiavélien » ou lopposition entre le paradigme pastoral propre aux théories antiques et médiévales de la politique et un paradigme scientifique qui sépare radicalement morale et politique. Or, ce que montrent clairement les analyses de Julien Le Mauff, cest que la naissance de la raison dÉtat, parmi plusieurs autres conditions, suppose lapparition, à la fin du Moyen Âge, dune science du politique autonome au sein du champ disciplinaire, et qui conduit à une séparation de la politique, de la morale et de la religion. Sans doute, le processus de séparation est alors inachevé, mais la plupart des conditions de possibilité de cette séparation ont été réunies.

Surtout, ce qui ressort de ces analyses, cest que pour appréhender pleinement ce qui se passe au Moyen Âge, pour saisir les transformations des théories politiques dans toute leur complexité, il faut faire un pas de côté et considérer la politique dans ses relations avec la métaphysique et lépistémologie. La raison dÉtat naît, en effet, de la combinaison des concepts de nécessité et dutilité, concepts qui à lorigine relèvent de réflexions produites dans des champs 15disciplinaires autres que la politique. Ce qui est à larrière-plan de la nécessité et de lutilité, cest une pensée de la contingence, dont on sait quelle va prendre de plus en plus dimportance à la fin du Moyen Âge.

Pour comprendre ce point, il faut revenir à lun des auteurs clés dans la reconstruction théorique de Julien Le Mauff, à savoir Jean de Salisbury. Ce dernier pose une équivalence entre loi divine et équité, de sorte que lopposition entre la loi et léquité dun côté, le droit de lautre, prend son sens dans le cadre dune dichotomie entre loi divine et lois humaines, entre une loi nécessaire et immuable dun côté et une loi contingente et muable de lautre. Dès lors, linterprétation dévolue au prince vise précisément à réduire lécart inévitable entre ces deux types de loi, dans une perspective platonicienne où limage mobile doit chercher à sapprocher de son modèle immobile. Il y a effectivement des lois dont le prince ne peut absolument pas saffranchir sans tomber dans la tyrannie, ce sont ces lois universelles valables pour tous les peuples, en tous les temps, et que lon pourrait qualifier de droit naturel. À linverse, les lois que Jean de Salisbury qualifie de flexibles (mobilia) sont susceptibles dinterprétation et dexception puisque les lois humaines relèvent de lopinion probable. Or, cette terminologie vient dun autre théoricien important sur lequel Julien Le Mauff attire lattention, Yves de Chartres. Ainsi, on peut dire quune pensée de lexception existe déjà au xiie siècle.

Et pourtant, à juste titre, Julien Le Mauff souligne que, à ce moment, nous sommes encore loin de la raison dÉtat. Pourquoi ? Parce quil manque une véritable pensée de la contingence. Il y a ici un blocage quil faut identifier pour comprendre comment il est levé. Or, le problème de Jean de Salisbury et dYves de Chartres est quils pensent encore la contingence dans le cadre du paradigme augustinien, où elle nest que la mutabilité du sensible, lécoulement, le flux, linstabilité. Pour passer à une véritable pensée de la contingence, il fallait une théorie où le contingent est entendu comme ce qui peut être autre quil nest, et une théorie de la puissance divine qui permette non seulement de choisir entre des possibles, mais de modifier les choses contingentes, de suspendre les lois de la nature. Il fallait, en dautres termes, la réflexion scotiste et post-scotiste sur la puissance absolue de Dieu (potentia dei absoluta). Car cette réflexion en apparence strictement 16théologique témoigne du va-et-vient entre politique et théologie, Duns Scot sappuyant sur le modèle du pouvoir dexception princier pour penser la puissance absolue de Dieu. Cest parce quil hérite de ces analyses et participe de leur continuelle réélaboration au quatorzième siècle que Guillaume dOckham, auquel un rôle fondamental est reconnu dans louvrage de Julien Le Mauff, peut mettre en œuvre dans la partie politique de son œuvre une véritable pensée de la contingence, et de lexception. Ainsi, il ne suffisait pas que sélabore un ensemble de concepts proprement politiques comme ceux dutilité sociale, de souveraineté, de territorialité. Ne suffisait pas non plus lapparition de nouvelles conditions sociales et politiques (comme un nouveau rapport à limpôt ou la naissance du sentiment national). Il fallait un ensemble de changements radicaux dans la perception des structures ontologiques du monde. Une véritable généalogie de la raison dÉtat se doit donc de replacer les théories politiques dans le cadre intellectuel général auxquelles elles appartiennent, et cest précisément dans cette démarche que le travail de Julien Le Mauff est novateur.

On aurait tort, cependant, de réduire la naissance de la raison dÉtat à une simple rupture théologique. De fait, ce que met en évidence en même temps le travail de Julien Le Mauff, cest que lun des principaux blocages à lavènement du concept de raison dÉtat est lié à lhorizon théologique des réflexions sur la loi et le pouvoir, et que, dès lors, le processus de laïcisation de la société médiévale qui se met en place à la fin du Moyen Âge est une condition nécessaire pour quadvienne un tel concept. Cest un point qui apparaît surtout dans les remarquables pages consacrées à Scipione Ammirato : il fallait réduire la loi naturelle à la loi de la raison, distincte de la loi divine, et la soumettre au droit positif. Or, une telle dévalorisation de la loi naturelle supposait une rupture avec le modèle théologico-politique : il ne peut y avoir de théorie achevée de lÉtat sans sécularisation, ni théorie de la raison dÉtat tant que la loi naturelle reste le fondement de laction politique.

On le voit, donc, à travers ces deux exemples (et le lecteur en trouvera dautres dans les analyses fouillées de Julien Le Mauff), à aucun moment il ne peut être question de nier la spécificité intellectuelle de la modernité politique. Il sagit, en revanche, de saisir cette part médiévale de la modernité. En dautres termes, il sagit de comprendre de quels 17concepts médiévaux la modernité a hérité, et quels blocages ont été levés qui ont permis à ces concepts de produire pleinement leurs effets pratiques. À ce titre, louvrage de Julien Le Mauff est un remarquable travail dhistoire intellectuelle, qui éclaire dun jour nouveau le rôle clé dévolu à la notion dexception dans la pensée politique moderne.

Christophe Grellard

EPHE, PSL Research University Paris, LEM (UMR 8584)