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Classiques Garnier

Préface

  • Prix littéraire lorrain Georges-Sadler 2012 de l'Académie de Stanislas
  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : François de Lorraine, duc de Guise entre Dieu et le Roi
  • Auteur : Crouzet (Denis)
  • Pages : 11 à 21
  • Collection : Bibliothèque d’histoire de la Renaissance, n° 1
  • Thème CLIL : 3387 -- HISTOIRE -- Renaissance
  • EAN : 9782812440809
  • ISBN : 978-2-8124-4080-9
  • ISSN : 2264-4296
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4080-9.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 28/09/2012
  • Langue : Français
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Préface

Commençons par le plus évident. Ce livre est un défi, moins tout d’abord par ce qu’il expose, que par ce qu’il montre immédiatement à son lecteur. En l’occurrence une immersion bibliographique de plus de mille références, majoritairement historiennes, mais laissant filtrer aussi une curiosité anthropologique, littéraire, sociologique, psychologique, esthétique, sémiotique. L’histoire comme carrefour des sciences humaines mais aussi comme exigence vive et assumée d’érudition ; et d’érudition difficile qui ressort de l’évocation des sources. Il faut imaginer Éric Durot, à peine sorti du lycée où il professe, après cinq ou six heures de cours allant poursuivre sa journée au département des manuscrits ou à la Réserve de la Bibliothèque Nationale de France (600 cotes dépouillées), encore l’imaginer affrontant la chaleur la plus brûlante de l’été à Modène, Mantoue, Naples, etc., afin d’en explorer les richesses archivistiques. Sans compter les investigations menées aux Archives du Ministère des affaires étrangères, aux Archives Nationales, dans des fonds perdus d’archives départementales ou municipales. Ce sont plus de 6 000 lettres manuscrites qui ont été lues, sans compter encore la liste longue des correspondances et autres pièces publiées, des mémoires et journaux, libelles et pièces poétiques, documents iconographiques. On frôlerait là les 700 références si l’on s’acharnait dans un projet statistique. Éric Durot montre bien, dans la grande tradition de l’historiographie du xvie siècle français ébauchée par Lucien Romier ou ensuite Pierre Champion, que les correspondances n’ont pas fini de révéler leurs richesses, et que, pour ce qui est du xvie siècle, elles peuvent aider au renouvellement des connaissances et des approches. Un livre qui est un défi parce qu’à considérer seulement le titre, François de Lorraine, duc de Guise entre Dieu et le roi, il y aurait matière à s’inquiéter. S’agirait-il encore d’une de ces biographies dont l’historiographie n’arrive pas à se défaire aujourd’hui et qui sont comme un degré zéro de l’épistémologie ?

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Rassurons-nous tout de suite. Le livre d’Éric Durot est tout le contraire d’une vie et illustration de François de Guise même s’il se plie à un suivi chronologique nécessaire. Il répond à une mise en perspective singulière : car il s’interroge sur du nouveau, la question de l’énergie irradiant une figure historique et déterminant sa mise en convergence avec une dynamique événementielle. Énergie, dans la mesure où il s’attache à faire resurgir les données élémentaires d’un feuilletage à la fois intrasubjectif et interactif. Citons ce qui est une déclaration méthodologique : « C’est très empiriquement que nous avons appréhendé le duc de Guise, par la recherche de ce qu’il veut être et de l’énergie qui l’anime, par une mise en relation avec ce qu’il fait et les images que lui renvoie la société. Cette approche doit s’attacher à définir la subjectivité du duc selon une forme d’introspection scrutant les articulations entre son identité et ses pratiques, sans négliger l’objectivation des contextes historiques. Le récit de sa vie est le récit de sa pérégrination ; les tentatives d’explication sont avant tout des associations d’idées, des faisceaux d’hypothèses qui nous paraissent converger, sans qu’aucune équation ne vienne jamais expliquer le comportement d’un homme et d’une société1 ».

S’engager dans la compréhension du parcours d’une des grandes figures du milieu du xvie siècle français, c’est donc ne pas tenter de reconstituer, dans son immédiateté factuelle, ce qu’elle peut avoir été, ce par quoi elle a pu se façonner au fil des événements, c’est essayer primordialement de reconstituer le puzzle d’un capital identitaire d’autant plus prégnant et déterminant qu’à la Renaissance le genus aristocratique exige la reproduction mimétique, la projection en soi de l’autre et de ce qu’il a été, par des effets de collages qui sont producteurs de l’énergie de l’acteur historique. Et pour François de Guise, cette énergie s’exprime dans un ajustement constant à ce passé qui doit être en soi au présent tout en anticipant sur le devenir, donc dans un travail toujours recommencé de mise en adéquation induisant, par exemple, les instants de la quête de l’amitié du dauphin ou de la magnificence extraordinaire du mariage avec Anne d’Este, ou encore le moment du choix d’une action ombrée laissant à Montmorency le rôle du bourreau lors de la répression des troubles de Guyenne.

Et pour Éric Durot, le choix d’une herméneutique de la virtualité exclut le recours à un psychologisme réductif : être un acteur aristocratique

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dans la France du xvie siècle, c’est avoir en soi « un sentiment conscient de spécificité individuelle et lignagère » et « la volonté, en partie inconsciente, d’établir une cohérence et un sens de sa vie à partir de ses idéaux et de ses modèles culturels. (…) Cette identité n’est rien sans la mémoire, ou plutôt les mémoires : non seulement la mémoire de son propre passé, c’est-à-dire la mémoire comme conscience, mais aussi la mémoire des ancêtres2 ». Dans cette optique, l’historien se doit de traquer, dans la praxis du duc de Guise, une logique existentielle, le cogito présidant à l’agencement de l’expérience politico-religieuse et à l’insertion de celle-ci dans une volonté de continuité vitale. Il lui faut donc s’intéresser primordialement au repérage de marqueurs de cette construction de la persona, à commencer par l’événement de la guerre des Rustauds projetant le mythe d’une élection divine et donc d’un devoir sacré, et aussi par la signification symbolique que put avoir le château du Grand jardin à Joinville, conçu par Claude de Guise comme un programme pédagogique exprimant la possession d’une légitimité d’entre France et Lorraine – la devise « là et non plus » –, d’essence divine, immédiatisée, outrepassant potentiellement le roi de France lui-même. Dans son analyse, Éric Durot accorde donc une place essentielle au symbolique et toute sa tension de reconstitution événementielle a pour objet de repositionner le duc François dans des séquences d’engagements factuels ; ceci afin de se mettre en mesure de décoder les jeux de symbolisations impliquant ces engagements, les rendant en quelque sorte nécessaires.

Là est l’originalité de la mise en perspective d’une biographie qui devient de la sorte a-biographique : ne pas raconter de manière facticiste la vie du sujet historique, mais, à travers le suivi minutieux de son inscription dans une temporalité particulière, tenter de révéler l’énergie qui préside à la fabrication de son cogito. Comme si ce que Georges Poulet nomme le « magnétisme de récurrence » était pensé non pas comme s’exerçant entre l’objet critique, en l’occurrence l’auteur ou l’acteur, et le critique, celui qui veut relater pour comprendre, mais entre le sujet historique et ses actes. Les actes et les faits sont alors langage, le langage même permettant de sonder la profondeur de l’intériorité – puisqu’ils sont ce par quoi la persona entre en dialogue avec le réel, joue avec lui, l’interprète, le rend « vrai » pour elle-même – et, avec la maison de

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Guise, de fixer le fantasme d’une sainteté liée à une obsession de défense de la foi contre les assauts de Satan, lisible aussi bien dans la piété des femmes du lignage, dans le service sacrificiel du roi, que dans la liturgie des obsèques de Claude de Guise.

Éric Durot modélise en conséquence son interprétation autour de l’image du miroir, autour de l’évocation d’un appel à la réitération de la peregrinatio du père telle que Claude Guilliaud la dépeint, une peregrinatio orante et militante tout à la fois, supportée par les quatre cariatides – Force, Tempérance, Justice et Prudence. Le défi biographique, ici, consiste à faire dialoguer le conscient mimétique, la légitimité subjective de l’individu, avec l’inconscient apparent de son histoire, et de faire parler cet inconscient apparent de ce qu’est l’identité aristocratique à la Renaissance, certes partagée avec les autres lignages, mais aussi pour les Guises bien singulière parce que les rêves dont ils étaient porteurs étaient spécifiques : au sens où ils faisaient vivre en eux-mêmes la certitude d’une grâce. Certitude dans laquelle leur quête de l’honneur prend source et trouve confirmation. Dans ce dialogue, plusieurs plans jouent pour accompagner l’individu dans son parcours, lui permettre de progresser.

Et toute la première séquence chronologique du livre est structurée en vue d’identifier, de 1547 à 1552, la fabrication ou la mise en ordre d’une trilogie identitaire du duc François. Il y a comme en un premier plan, pour lui qui est l’aîné du lignage, la formation d’un couple gémellaire avec son frère Charles, un couple qui peut capter la faveur du roi d’autant qu’il peut être présent, par l’un ou l’autre de ses composants, au conseil du roi et donc assumer une continuité aux côtés du souverain : « pour les affaires politiques et familiales, ils forment donc un seul homme, “un Guise”, capable d’exister même lorsqu’un des deux frères est éloigné du cœur politique du royaume. Ils sont jumeaux mais chacun a son statut et ses compétences3 ». À quoi vient s’ajouter une autre donnée, celle de la conjonction des armes et des Lettres. Mais en second plan, jouent d’autres figures co-actantes et co-expressives, Anne d’Este, Marie d’Écosse et sa fille Marie Stuart, les cadets et les benjamins, les sœurs, impliquant une identité lignagère démultipliée et « suractiviste ». Le troisième plan est celui de la fortune de guerre, donc de l’engagement militaire et de ses points de culmination témoignant de l’élection divine.

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C’est à ce propos qu’Éric Durot affine excellemment sa méthode de reconstitution événementielle serrée qui est passionnante. L’histoire du duc est celle d’un total service du roi et de la reconnaissance par le roi de la valeur, absolument nécessaire à sa propre gloire, du duc. De magnifiques pages sont consacrées à la lieutenance de Metz et à la mise en défense de la cité assiégée en 1552. Dans les représentations qui sont définies comme interactives, c’est l’énergie de François de Guise qui subit et s’impose tout à la fois, c’est une transmutation, puisqu’elle devient celle des défenseurs dont le duc sublime les vertus, durant un siège qui devient une fête autour de la gloire du capitaine, fête par les « saillies » quotidiennes, fête par la détermination inébranlable du duc, fête par le spectacle que cette détermination rend possible aux gentilshommes et qui leur permet de rencontrer l’honneur, fête par la volonté du duc d’écrire au roi la quotidienneté de ce qui devient, sous sa plume, une succession de moments d’exaltation héroïque. À travers les images qui se façonnent de lui lors du siège de Metz, François de Guise charge son énergie propre d’une force extraordinaire, par effet de retour comme d’impulsion : sont ainsi objectivés à la fois un imaginaire esthétique de la guerre pivotant sur sa figure héroïcisée et la projection des vertus de son lignage au cœur même de la succession micro événementielle s’achevant dans la retraite de l’Empereur.

Soulignons ainsi qu’entre 1553 et 1559, François de Guise lie son identité aristocratique à ce qui est une plus grande affirmation de son mythe personnel. Même s’il peut apparaître comme anachronique de scinder l’expérience de l’individu en segments distinctifs parce qu’il ne peut lui-même qu’être en continuité mimétique, il y a inflexion parce qu’il y a sans doute transition de la quête de la faveur et donc du provisoire de la reconnaissance royale à la recherche d’une position affermie. La faveur n’est pas que ce qui lie le grand à son roi, elle est ce qui permet au grand de gagner en honneur et en grandeur parce qu’elle aimante à lui des nébuleuses de gentilshommes qui contribuent, par leur nombre et leur lustre, à l’honneur et à la grandeur de la persona, à sa gloire. La faveur, Éric Durot le démontre remarquablement tout en refusant de se plier au réductionnisme d’une grille de lecture limitée au jeu des factions et des clientèles, détermine une cristallisation politique et elle autorise, par une auscultation minutieuse, un début de relecture du règne d’Henri II. Les choses sont à la fois plus simples et plus complexes

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et, entre les Guises et Montmorency, il n’y a pas le partage entériné par l’historiographie de l’homme de guerre et de l’homme de paix ; il y a surtout, de la part de François de Guise, la dispensation d’une énergie de tous les moments pour capter l’amicitia, sur tous les axes possibles de la société curiale et extra-curiale, et aussi pour mettre en scène une maison princière élargie recourant à une politique d’acquisitions foncières agressive qui a pour objectif de sanctionner sa montée en puissance.

Crucial, bien sûr, dans l’analyse de ce processus de consolidation, dans ce mouvement ascendant, est le palier dans l’imaginaire symbolique qu’est, dans la tradition des études d’Alphonse Dupront, le désir de projection. Le duc François ne se veut pas seulement un miroir de son lignage, en quelque sorte un automate obéissant au gré de la Fortune à un capital identitaire, un mime pourrait-on dire qui s’efforce de pousser plus loin encore que ses aïeux les virtualités de son sang. Il veut pouvoir lui-même se projeter figurativement, comme s’il était nécessaire à la réalisation des rêves lignagers qu’il se voit lui-même tel qu’il est appelé divinement à être, comme encore s’il fallait au gentilhomme renaissant être en image avant d’être en acte. Sans doute parce que l’image de soi annonce ou appelle l’acte, le préformate en quelque sorte.

Tout se passe comme si une certaine magie opératoire de la représentation était pensée sur les murs de l’hôtel de Guise, à travers François de Guise, nouveau Roi mage, prince de médiation épiphanique. Il est impossible de détailler l’analyse très fine qui replace le mage aux côtés du roi Henri II protecteur, le mage qui annonce le règne universel dans ses actes de vaillance et dont la figuration se comprend autour du Imperium sine fine dedi d’Henri II. Auld Alliance, engagements italiens, liberté pour la Germanie… Éric Durot pousse l’investigation plus loin encore que ne l’avait fait Gaston Zeller jadis, avec l’appréhension d’un Henri II qui se veut le détenteur d’un supremum imperium lui donnant une mission de défense de la chrétienté. De là s’ensuit une intellection de la politique royale, cernée comme mobile, toujours en recherche de points de fixation alternatifs, et comme surtout cristallisée autour du motif christique de la protection chrétienne et de la paix messianique. Est ainsi, dans ce contexte spécifique, ouverte une sphère de liberté d’action au Roi mage investi d’une grâce donnée immédiatement par Dieu. Comme quoi le modèle de la biographie classique ne peut que conduire à de fausses pistes, parce que le parcours historique du duc de

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Guise ne se crée ou ne s’infléchit qu’en fonction d’un champ de possibles que la monarchie met en œuvre. Réfléchir sur le duc de Guise revient comme nécessairement à réfléchir sur Henri II.

S’enclanche sur ce point une très pertinente réflexion sur le double lien, d’apparence paradoxale, du projet d’universalité royale à l’essor de la rationalité étatique moderne, et aussi de cette universalité à ce qui peut apparaître comme contradictoire de l’utopie absolutiste, l’ouverture d’un possible d’expression aristocratique qui finira par jouer comme facteur de crise. « Le roi lui offre la possibilité de se considérer comme l’imago Dei et comme un Roi mage. Le bras armé du roi protecteur devient le bras armé de la Chrétienté, pour établir la paix et l’unité. Dieu le met alors à égalité avec le Roi Très-Chrétien, comme s’ils constituaient un couple complémentaire. Cette branche cadette de Guise, qui ne peut régner sur terre, est chargée de réaliser le même dessein que les Valois. Au combat comme dans sa chapelle, François de Guise s’émancipe de son statut de favori du roi. Il “s’évade” et rencontre directement le Créateur. S’il est placé, de manière providentielle, au service du roi, ne pourrait-il pas être le héraut de Dieu venant au secours de la monarchie ? Ne guide-t-il pas Henri II lui-même vers Dieu, comme le font les Rois mages ? Il semble trouver son espace de liberté, sa raison d’être4 ». Ici, Éric Durot fixe une balise importante dans la réflexion sur le processus de mise en crise de l’État royal à partir de 1559. Une faille est possible dans ce système d’imaginaire qui associe utopie universaliste royale et utopie lignagère aristocratique. Le pouvoir des Valois n’est-t-il pas potentiellement sapé à la base par ce qui a fait temporairement sa force, l’amour ou l’empathie de sa noblesse s’exposant sans cesse pour sa gloire ? En tout cas, surgit ici une manière d’irrédentisme des rapports monarchie/ noblesse, dans la mise en posture ascendante de François de Guise s’introduisant au cœur de la mission providentialiste royale comme un guide doté d’une grâce, et réactualisant le paradigme du cerf conducteur du char royal que Charles de Bourbon avait prétendu être vers 1520. Avant, précisément, que François Ier ne commence à le marginaliser et lui refuser les marques d’honneur auxquelles le connétable prétendait. Insidieusement, le capital identitaire des Guises procède, en fonction de l’ascension du duc dans l’espace de l’honneur et de la faveur, à un ajustement ou réa

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justement qui s’avérera, quand l’universalisme royal sera secondarisé, lourd de potentiel conflictuel.

Est ensuite analysée de manière très percutante, avec des séquences remarquables de reconstitution événementielle, la puissance d’expansion de l’énergie du duc, démultipliée en force et en vitalité parce que mettant ce dernier en position d’être non seulement le bras armé du roi ainsi que du pape, mais aussi, par l’entreprise de Naples, le prince qui va au-devant de son mythe personnel dans une fusion, une osmose de ses rêves et des rêves royaux. Dans ce cadre, Éric Durot se livre à une réflexion forte à propos de la question des oscillations ou césures dans la durée historique, ainsi que de la relation que l’acteur entretient avec cette durée : « L’expédition d’Italie ouvre pour le duc un temps de crises et d’incertitudes multiples qui se décline en plusieurs phases jusqu’à son assassinat en février 1563. De sa part, elles sont certainement appréhendées comme une mise à l’épreuve collective et individuelle selon la volonté de Dieu. À chaque fois, le royaume est menacé : par les victoires espagnoles de 1557, puis par la paix négociée avec des conditions jugées intolérables par François de Guise ; ensuite, à la mort d’Henri II le 10 juillet 1559, par “l’hérésie” calviniste qui est rendue responsable de tous les maux. Une autre temporalité perdure aussi : le passage de la guerre d’Italie à la guerre en Picardie s’effectue sans pause ni transition à la fin de l’année 1557, et dans un même élan qui est celui d’un homme qui reste lieutenant général et toujours le bras armé du roi. La fin du règne d’Henri II reflète bien l’imbrication et la superposition de plusieurs dynamiques qui ne doivent pas être considérées comme de simples segments temporels accolés. Les “moments”, “tournants” et autres “césures”, mis en mots par la recherche historique, ne s’excluent pas les uns les autres dans cette pérégrination5 ».

Ce qui est essentiel dans ce livre, ce serait donc que, sur la pulsion des profondeurs, structurant l’identité de la persona aristocratique à travers l’activation du concept de capital symbolique, jouent des dynamiques qui relèvent de contingences diachroniques et synchroniques tout à la fois et qui ne se nient pas les unes les autres. Il s’ensuit que l’héroïcité à la Renaissance produit sa négativité et que l’image de la Fortune ondoyante, aux yeux bandés et à la mèche offerte aux vents, est bien ce

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sur quoi fonctionnent et se programment les démarches politiques. Il y a un apogée de la gloire de celui qui se veut le bras armé d’Henri II dans les moments de la capitulation de Calais et la prise de Thionville, apogée aussi du couple gémellaire à la cour. Mais l’histoire est ruse, comme nous sommes appelés à le lire : « La position dominante des Guises et particulièrement celle du duc repose sur des conditions exceptionnelles qui ne sont pas amenées à perdurer, comme si elles contenaient en elle-même les facteurs de fragilisation de leur suprématie6 ». Parce qu’il y a une « conversion » politique du roi, la structure gémellaire de consolidation et d’expansion du capital identitaire se retrouve remise en question : intervient en effet la mise en doute du concept de protection universaliste au profit de celui de défense du catholicisme qui, si le capital identitaire des Guises peut pourtant se reconnaître dans la lutte armée pour la foi, n’en est pas moins, sans doute, restrictif par rapport à la plénitude de la peregrinatio terrestre à laquelle ce capital invite le duc.

Venons-en alors à une articulation décisive du livre. La vie du duc François de Guise est placée sous le signe du réajustement, un réajustement qui caractérise l’imaginaire nobiliaire en ce qu’il est refus de la suspension comme de la régression : François de Guise est conduit, aux lendemains de la mort du roi pour lequel il a mis en scène sa prédisposition à la gloire, à glisser dans une des identités inclues dans son capital symbolique : celle, latente, du héros du catholicisme militant, qui préexistait bien sûr mais qui devient en quelque sorte progressivement la bouée à laquelle il se raccroche pour résister à la redynamisation de l’histoire imposée par la montée en force de la crise religieuse et les nouveaux partages que celle-ci détermine dans la sphère du pouvoir. Éric Durot démontre finement qu’avec son frère Charles, le duc tente en 1559-1560 d’inscrire son action dans une manière de prolongation de la paix voulue par Henri II, prolongation rendue possible par une véritable prise de pouvoir et par le trou d’air subi alors par Catherine de Médicis. Ce que mettent en œuvre les Guises est un programme structuré dont certains axes, à commencer par la réduction de la crise financière et le projet de grand voyage, seront réactualisés par Catherine de Médicis et le chancelier de L’Hospital un peu plus tard, mais un programme qui bute sur les événements de la montée en puissance réformée et surtout

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de la mort du roi François II. Une très bonne analyse du processus de déstabilisation du tutorat du duc et de son frère est proposée, avec le motif d’une crise religieuse qui, par leur fait, se transmue en une crise politique, avec une donnée complémentaire qui est que Catherine de Médicis se propulse dans une progressive centralité, jouant sur le fait que son capital politico-religieux est positif dans cette séquence de basculement dans le champ des haines de religion.

Le livre porte l’attention sur la complexité de l’action du duc et de son frère, ou plutôt sur l’extrême complexité des stratégies curiales et des dispositifs politiques dans lesquels ils se meuvent et se trouvent contraints d’inventer des modes alternatifs d’accommodation : ceci dans la mesure où c’est Catherine de Médicis, à laquelle ils fournissent leur soutien et qui est originellement censée gérer l’État selon leurs attentes, qui procède à leur secondarisation en s’opposant à ce « retour au statu quo ante » qu’ils prônent. Il faut ici signaler le développement excellent qui lie la mise en déshérence du lien du duc à la royauté à la fin de l’Auld Alliance. Le devenir de François de Guise ne se joue pas seulement à la cour et dans le jeu compliqué de ses pratiques, il se joue en Écosse où la réaction catholique ne parvient pas à ses fins ; et l’échec écossais, il s’agit d’un des grands apports du livre, aurait persuadé Catherine de Médicis de ce que la seule voie pertinente est désormais la voie de la conciliation. Ne pas rejouer en France ce qui s’est mal terminé en Ecosse ; tirer la leçon de ce que, face à la dissidence religieuse maintenant offensive dans le royaume de France, l’erreur serait de poursuivre une politique de persécution qui ne pourrait qu’être catastrophique pour l’autorité fragile et fragilisée du roi. Il s’agit d’un point qu’Éric Durot est sans doute le premier à valoriser et qui invite à réapprécier le déroulé des événements à la lumière des développements européens. Pour la reine mère, ce qui se passe à l’étranger exprime l’impéritie de la politique de répression.

D’où, réactivement, le basculement de François de Guise dans une figure alternative, la figure du protecteur, mais protecteur des « bons Catholiques », dont la grande scansion est le 6 avril 1561. Le duc devient alors un guerrier de Dieu, affirmant que la gloire divine lui impose de se mettre totalement au service d’une foi menacée qu’il doit défendre de toutes ses forces, et donc de tout faire pour ramener la royauté dans le champ de l’exaltation de la puissance divine. Son énergie devient

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alors l’énergie de Dieu, dans le temps des opérations militaires de la première guerre de Religion et dans le moment d’une mort qui élève sa mythographie en un martyre.

Nous le voyons au fil du livre, l’acteur historique est appréhendé comme un écrivain de sa vie, dans la mesure où il est dépeint s’efforçant d’en accorder les instants de continuité et de discontinuité avec des mots et une grammaire qui sont déposés en lui-même, dans le passé/ présent/ futur de lui-même, et qui conditionnent son mouvement pérégrinant vers le Salut, nécessitant et guidant ses choix et ses actes.

L’historien, dans ce cadre, doit faire le pari d’être à la fois le philologue et le sémiologue des événements d’une vie intriquée dans les événements d’une histoire globale. Et c’est le pari gagnant de François de Lorraine, duc de Guise entre Dieu et le roi.

Denis Crouzet

Professeur à l’université Paris-Sorbonne

1 P. 30.

2 P. 78.

3 P. 136.

4 P. 328.

5 P. 391.

6 P. 434.