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Classiques Garnier

[Introduction à la quatrième partie]

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À la fin des années 1940, deux choses ont changé pour Ponge, quil identifie lui-même très clairement dans un court texte écrit a posteriori pour faire le lien entre les sections du Savon rédigées entre 1942 et 1944 et celles écrites à lété 1946 :

Mais, pendant lété 1946, où nous retournâmes passer les vacances à Coligny, jeus le loisir dy travailler à nouveau. Lon notera qualors les circonstances avaient changé – et pour moi aussi, personnellement pour moi.

Beaucoup dessais sur mon œuvre, à la suite de celui de Sartre, avaient été publiés. Et jétais, par ailleurs, bien quencore sincèrement communiste, sur le point de quitter le Parti de ce nom, dont les directives, dans les matières de ma compétence, ne me convenaient plus. Tout cela est sensible dans les fragments que voici1 :

Ce sectarisme en matière artistique sera également évoqué lors des entretiens avec Philippe Sollers, Ponge déplorant cette « tentative de direction de lart, de la littérature et des beaux-arts2 », qui la amené à sortir du Parti. La deuxième moitié des années 1940 est donc, pour Ponge, une période de transition politique, et plusieurs textes, des écrits sur Braque à La Seine, témoignent et participent de cette évolution.

Dautre part, lœuvre est devenue publique : « Ce qui a changé, cest mon existence par rapport aux autres, cest quune œuvre existe, et quon en a parlé3 ». Ponge a aspiré, durant toutes ces années passées à écrire sans être lu, sinon à la gloire, du moins à « une certaine communication » à établir avec « quelques lecteurs », à « un minimum de considération4 ». Or cette notoriété nouvelle le gêne, en ce quelle repose sur bien des malentendus. Par-delà lappropriation de son œuvre par les philosophes, ce qui semble déranger lécrivain est aussi le fait que la plupart des critiques fassent fi des difficultés quil a rencontrées, à linstar de Claude-Edmonde Magny, dans son article « Francis Ponge ou lhomme heureux ». Sans doute est-ce de 482tels contresens qui lamènent à se sentir en porte-à-faux par rapport à une image, de lui et de son œuvre, qui ne correspond en rien à la réalité de sa pratique, avec une parole durement conquise : « Beaucoup de mal à ne pas prendre au sérieux tout ce que les gens disent de moi dans les critiques », écrit ainsi Ponge dans un feuillet du dossier du Savon, « Cherche lessence des choses – grand poète etc. . . . . . . . . Ce nest pas vrai. Cest très difficile. Et je me suis plusieurs fois enfermé5. » La graphie du « ce nest pas vrai », en gros caractères et dun trait plus appuyé, donne bien à voir, plus encore que sa colère, le désarroi du poète face à ces propos dans lesquels il ne se reconnaît pas. Et de conclure, dans une réponse in absentia à une lettre de Paulhan qui venait constater la célébrité nouvelle de son protégé : « Je ne crois pas que ce soit très justement que je sois devenu célèbre. Je ne suis quun pauvre type6 ». Pour retrouver une forme dapaisement et ne pas senfermer dans ce mépris de soi créé par un trop grand décalage entre les discours critiques et la réalité de lœuvre, Ponge sefforce de dissiper les contre-sens et les malentendus : dans plusieurs textes, et même à loral, avec la « Tentative orale » de 1947, il sexplique sur son œuvre et sur ses intentions. Les années qui suivent la première vague de réception critique correspondent ainsi à une période dintense production métapoétique, et également à une période dintense publication, puisquil sagit, pour lécrivain, de donner à voir son parcours depuis lorigine, afin de montrer, notamment, toutes les difficultés sur lesquelles la parole a été conquise.

En séloignant du Parti et en se secouant de son appartenance, Ponge entend « prendre son propre parti7 », mais il lui faut aussi parvenir à rendre publique cette parole singulière. Cest cette période de transition politique et poétique, qui conduira à lécriture du Malherbe, que nous voudrions interroger : transition poétique, avec le glissement de plus en plus affirmé des textes clos, de la préférence accordée au solide, au primat donné au mouvement et à louverture ; transition politique, marquée par la distanciation progressive avec le PC, qui nentraîne pas pour autant un retrait des affaires de la cité. De la communauté française des textes sur Braque, en laquelle Ponge place bien des espoirs, à ladresse à un public restreint assumée dans le Pour un Malherbe, quel « nous » lécrivain tend-il à construire ?

1 Le Savon, OC II, p. 381.

2 Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, op. cit., p. 130.

3 « My creative method », OC I, p. 519.

4 « Carnet Bois de Rose », op. cit., page 31 : « [] et enfin si je navais grand besoin, grande soif non peut-être de gloire du moins dune certaine communication à sétablir entre quelques lecteurs et moi, dun minimum de considération… »

5 [Feuillet du dossier du « Savon »], OC I, p. 842.

6 Ibid.

7 « Première et seconde méditation nocturnes », OC II, p. 1190.