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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Formes du portrait dans le monde hellénistique et romain
  • Auteur : Bakhouche (Béatrice)
  • Pages : 7 à 13
  • Collection : Rencontres, n° 323
  • Série : Littératures antiques, n° 1
  • Thème CLIL : 4030 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Langues anciennes
  • EAN : 9782406067542
  • ISBN : 978-2-406-06754-2
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06754-2.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/12/2017
  • Langue : Français
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Avant-propos

῎Εστι μιμητὴς ποιητς1

Vt pictura poesis2

Cet ouvrage est issu des rencontres organisées à Montpellier, les 11-13 mai 2015, dans le cadre du réseau européen sur « Le phénomène littéraire aux premiers siècles de notre ère » (http://www2.units.it/phantasia/index.html).

La thématique choisie en était le portrait. Encore, dira-t-on, un ouvrage sur le portrait ! Cest quun tel axe est totalisant, si lon peut dire : il permet dembrasser toutes les facettes de la culture antique – la littérature, la statuaire, la peinture, la numismatique, voire la médecine ou la parascience que constitue la physiognomonie. Si lon entend le poiêtès dAristote ou la poesis dHorace au sens large de créateur et création, se pose, dans ces deux courts extraits mis en exergue, la problématique – infinie – de limitation, de la mimesis que le portrait, plus que toute autre pratique artistique, met en jeu ou à distance.

Cest en effet une problématique qui ouvre des horizons presque infinis, ou plutôt une série dalternatives : pour ou contre limage, pour ou contre une reproduction fidèle de lobjet. La thématique, telle un fleuve qui se diviserait en affluents, se décline en mode binaire, suivant lapproche quon en a : reproduire ou non ? dans le cas dune imitation, réalisme ou idéalisme ? la pictura est-elle seulement réservée à la poesis ?…

La reproduction du réel sest heurtée, dès les débuts de la philosophie grecque, à une double condamnation – de limage et de lécrit : Platon a livré une guerre sans merci à la duplication visuelle ou auditive. Ce 8que nous prenons pour le réel nen est que le misérable décalque, un piètre reflet – lombre de la caverne. La posture du maître de lAcadémie a été adoptée par nombre de philosophes après lui et, comme le note François Dagognet, « tous voient dans limage et le texte (lécriture ou le lire sopposant au dire libre et personnalisé) des facteurs daliénation et de spatialisation obligée3 ».

Si lon dépasse ce premier conflit et que lon rejette laniconisme platonicien, un nouveau choix soffre à nous : choisit-on le réalisme ou lidéalisme ? Ce sont là les deux nouvelles routes qui soffrent au portraitiste de lAntiquité et létude de la similitude à Rome menée par Henry Bardon vaut aussi en grande partie pour le monde grec4 : si la dimension réaliste paraît lemporter pour diverses raisons dont il sera question plus loin, certains ont dégagé des œuvres lexpression dune conception idéaliste de lart. Par delà la permanence thématique et lexicale, par delà le retour constant à certains thèmes expressifs, « on notera », ajoute H. Bardon, « la constance dun état desprit : le sculpteur rivalise avec le réel, et lécrivain, par les mots, rivalise avec le sculpteur. Dans tous les cas, le point de référence et la cause dadmiration demeurent le réel, constaté ou imaginé : lœuvre vaut en raison de sa similitude, plus ou moins accomplie5 ».

Cette perspective nous éloigne considérablement de lanalyse platonicienne du « réel » : le monde dont lœuvre dart est la transposition plus ou moins fidèle est malgré tout considéré comme un donné intangible. La dimension réaliste cède naturellement à lidéalisme quand il sagit des représentations des dieux, voire à lidéalisation, sagissant des images dun dieu vivant comme Alexandre6, et Auguste saura se souvenir de son illustre prédécesseur pour camper les images de soi, spécialement pour la fameuse statue de Prima Porta, reproduite en un très grand nombre dexemplaires7.

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Le croisement entre poésie et art a déjà fait lobjet de multiples études. Létude peut se centrer sur les mentions dœuvres dart par les poètes – mais pas seulement si lon pense, par exemple, au De signis de Cicéron – et leur description (ἔκφρασις en grec, descriptio en latin) peut évoquer un objet réel ou imaginaire. Lauteur – prosateur ou poète – est susceptible parfois de sinspirer de monuments réels, influence quil faut considérer avec prudence, si une tradition littéraire existe à côté dune tradition figurée. À linverse, il arrive quun artiste sinspire de textes littéraires, comme Louis Séchan8, il y a déjà plusieurs décennies, a essayé de le montrer à propos de la tragédie grecque et la céramique. Dautres, étudiant de même linfluence de la littérature latine sur lart, arrivent à des conclusions opposées9.

On le voit, la dialectique entre la vie – réelle ou supposée – et sa fixation, son immobilisation dans lœuvre que définit le portrait peut faire lobjet de discussions sans fin et mener à des conclusions antithétiques.

Mais ce nest pas seulement lesthétique qui permet de rendre compte des choix et des interprétations à lœuvre ; il ne sagit pas non plus de cloisonner les deux mondes – le grec et le latin. Il a été question plus haut dAuguste, et il est bien vrai que la demande décrits ou dimages des nouveaux dirigeants romains devient assez forte, dès le tournant de notre ère, pour provoquer une circulation – quelle soit délibérée ou non – dartistes entre lItalie et les centres artistiques du monde grec, supprimant ainsi, au moins partiellement, le cloisonnement entre les deux mondes. Dans cette perspective, le portrait sculpté offre un champ dinvestigation renouvelé, car la représentation figurée des notables, des élites et surtout des gouvernants ne peut plus être étudiée du seul point de vue esthétique ou psychologique, mais elle engage au contraire limage de soi que le pouvoir romain voulait présenter dans toutes les provinces de lEmpire10.

À lautre bout de la chaîne, le portrait peut proposer limage dun individu, comme vecteur dun aspect physique particulier et moyen de le rendre reconnaissable. Ce peut être la représentation dun individu particulier – quil ait ou non existé – car, contrairement à ce que pensent 10la plupart des philosophes, même les êtres imaginaires ont une identité, ainsi de la représentation dHercule couvert de la peau du lion de Némée et tenant, dans une main, les pommes du jardin des Hespérides et, dans lautre, sa fameuse massue. Quel que soit le modèle, il sagit, pour le portraitiste, de nier certains traits et den accentuer dautres, et cela dans deux sens possibles, lidéalisation ou la caricature.

Du reste chez les Romains, le cognomen renvoie souvent à une particularité physique négative, voire une difformité, ainsi de Plautus, « aux pieds plats » ; Cicero est volontiers associé à cicer, « pois chiche », pour renvoyer à une verrue (?), ou Naso, le surnom dOvide, « gros nez », etc.

La thématique ici choisie, on le voit, est littérairement universelle, et le présent ouvrage ne saurait en offrir une approche exhaustive, pas plus dailleurs que ne lont fait les différents ouvrages dédiés à cette question. Assurément, le portrait offre dans lAntiquité un large spectre dapplication, que ce soit, naturellement, dans les arts figurés – y compris dans la numismatique – ou dans la littérature, voire la physiognomonie et la médecine. En tant que représentation dune personne, le portrait littéraire donne, dans la successivité du discours narratif, ce qui se présente simultanément à la vue mais peut indiquer également des aspects non visibles de la personne, comme ses caractéristiques psychologiques, voire privilégier celles-ci. Létude des éléments descriptifs spécifiques à la peinture dun personnage devrait conduire à une définition formelle du portrait et de sa typologie ; elle permettrait également, une fois contextualisée, des croisements avec les différents genres littéraires, cet objet détude étant véritablement holistique puisque quasiment tous les genres antiques peuvent être convoqués dans cette recherche.

Le portrait nest jamais neutre : limage que lon donne ou que lon souhaite donner de soi, de même que celle que les autres donnent de nous, peut sinscrire dans des cadres aussi différents que le cadre juridique, politique ou éthique (le visage est souvent vu, à la suite dAristote, comme le miroir de lâme), voire théologique.

Pour autant, les travaux réunis dans ce volume offrent au lecteur un riche parcours dans le temps et dans lespace : du ive siècle avant notre ère à la fin de lAntiquité, du monde grec au monde romain en passant par lÉgypte et du monde païen au monde chrétien. Une partie des analyses sintéressent à lobjet-portrait et aux manipulations possibles des 11représentations : elles sont regroupées dans la partie « Théorisation ou instrumentalisation du portrait ». La seconde partie des études – « Le portrait, reflet de la réalité ? » – prend pour objet des portraits de personnages historiques de premier plan, quil sagisse de souverains grecs, romains ou « barbares ». Il convient néanmoins de souligner que cette répartition, pour commode quelle soit, ne reflète pas toutes les nuances rencontrées dans les textes et la porosité indéniable entre les deux parties, aucun portrait nétant purement gratuit, uniquement voué à reproduire la réalité.

Dans la première partie, Joël Thomas étudie la dialectique entre essence et apparence à travers quelques exemples de portraits issus du monde romain. Charles Guérin démontre de façon convaincante que les descriptions quun orateur antique peut offrir de son adversaire offrent la particularité dêtre moins des représentations que des interprétations. Si la dimension morale du portrait nous renvoie à la physiognomonie, selon laquelle le physique est le miroir de lâme, Mireille Courrént sintéresse au petit traité dethnognomonie au début du livre VI du De architectura de Vitruve : si aucun peuple nest précisément nommé, un curseur qualitatif se déplace malgré tout sur une ligne qui va des meridianae nationes aux septentrionales gentes et au centre de laquelle se situent, évidemment, les populations de lItalie. Valérie Naas étudie, quant à elle, les témoignages de Pline lAncien, premier historien de lart de la littérature occidentale, pour essayer de répondre à la question du rapport au passé quentretient, chez le naturaliste, lart du portrait. Nous passons au monde grec avec Abel N. Pena qui interroge lOnicrocriticon dArtémidore de Daldis sur le statut et la fonction des nombreuses références à des statues, portraits, tableaux des dieux et des hommes qui émaillent cette œuvre, dans le cadre des représentations de limaginaire de la société au iie siècle.

Venons-en au monde chrétien avec Jérôme Lagouanère qui se propose de confronter deux pratiques singulières du portrait, de dégager une catégorisation stylistique et théologique des portraits dhérétiques, afin de montrer comment Jérôme et Augustin renouvellent les loci de limaginaire gréco-romain au service dun nouvel idéal religieux. Paul-Augustin Deproost enfin montre comment un poète latin chrétien comme Dracontius, fort dune anthropologie doublement inspirée par la Bible et lanatomie antique, construit une image du premier homme inspirée par le processus de métamorphose de lœuvre éponyme dOvide.

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La seconde partie sur « Le portrait, reflet de la réalité ? » souvre sur létude dEstelle Galbois qui se plaît à confronter les témoignages littéraires sur les « princes » obèses – dans un vaste champ chronologique et géographique – et les portraits que nous avons conservés deux. À sa suite, Mathilde Cazeaux part du principe que le portrait, chez Tite-Live, construit du sens par deux voies : dabord par les caractéristiques propres au personnage que lauteur sefforce de mettre en lumière, par une forme dessentialisme, puis par la distinction, voire le contraste, des personnages entre eux ; et, dans ce cadre épistémologique, elle sintéresse aux images de deux rois numides, Massinissa et Syphax. Cest Dion Cassius qui est convoqué par Marie Platon : centrée sur le portrait de Tibère, son étude met en avant la double tension qui le parcourt : la première, inhérente au genre, repose sur lécart irréductible entre la fixité, lintemporalité des traits du personnage littéraire dune part, et, dautre part, le caractère nécessairement dynamique et évolutif de son modèle, qui sinscrit dans le temps et participe dun devenir historique qui contribue à l« aliéner » au sens propre (cest-à-dire à en modifier laspect sinon la nature même). Après Tibère, Claude : à partir du constat que les historiens ont diversement apprécié la bêtise de lempereur Claude même si le but recherché a toujours été le même – découvrir le personnage historique à travers le prisme déformant du personnage littéraire –, Sébastien Barbara, reprenant les témoignages de Suétone et les élargissant, tente de comprendre la personnalité de lempereur. Olivier Thévenaz, quant à lui, reprenant à son compte la définition antique de la lettre comme image de soi et miroir de lâme, dégage la façon dont les différents portraits concourent à tisser, par un jeu de projections et de reflets partiels, limage idéale dhomme social de lélite que Pline le Jeune donne de lui-même dans ses Lettres. Cette partie se termine sur le portrait du premier empereur chrétien, Constantin : la démonstration de Marie-Odile Bruhat se développe en deux temps. Elle étudie dabord comment, dans les lettres et les discours qui lui sont attribués, Constantin propose un auto-portrait qui met au premier plan linspiration divine dont il est le bénéficiaire. Elle tente ensuite de montrer que la volonté impériale est relayée par Lactance et Optatianus Porfyrius, dans leur souhait de reproduire, dans le domaine de la création poétique, le portrait du prince en homme inspiré et garant de la protection de Dieu.

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En épilogue enfin, le texte de Paul M. Martin subsume les deux parties du volume : le De viris illustribus Vrbis Romae, écrit par lun des derniers lettrés païens vers la fin du ive siècle de notre ère, offre une galerie de portraits, de Romulus à Antoine et Cléopâtre. Mais ce qui se dessine à travers eux, cest, dans un refus des nouvelles valeurs chrétiennes, le portrait du Romain idéal de lépoque héroïque de la République, paré des vertus civiques qui avaient fait la grandeur de Rome.

Nous ne proposons donc, à travers les études qui suivent, que quelques éclairages sur les façons dappréhender le portrait à travers les époques et les cultures gréco-latines. Souhaitons cependant que chacune dentre elles apporte au lecteur une nouvelle lumière sur une aussi vaste problématique.

Béatrice Bakhouche

1 Aristote, Poétique 25, 1460b : « Le poète est imitateur (du réel) ».

2 Horace, Art poétique v. 361 : « Il est dune poésie comme dune peinture ».

3 Écriture et iconographie, Paris, Vrin, 19732, p. vii.

4 « Le concept de similitude à Rome », ANRW I, 2, New York, W. de Gruyter, 1972, p. 857-868.

5 Ibid. p. 859.

6 Voir LOrange, Hans Peter, Apotheosis in ancient Portraiture, New Rochelle NY, 1982, repr. Oslo, 1947.

7 Voir le catalogue de lexposition organisée à Rome, Scuderie del Quirinale, 18 octobre 2013 – 9 février 2014, et à Paris, Grand Palais, 19 mars-13 juillet 2014, à loccasion du second millénaire de la mort du prince : Auguste, Paris, Réunion des Musées nationaux, 2014.

8 Études sur la tragédie grecque dans ses rapports avec la céramique, Paris, 19672 (1926).

9 Voir pour ce paragraphe Croisille, Michel, Poésie et arts figurés de Néron aux Flaviens, Bruxelles, 1982, p. 14-15.

10 Voir Croz, Jean-François, Les portraits sculptés des Romains en Grèce et en Italie de Cynoscéphales à Actium (197-31 av. J.-C.), LHarmattan, 2002, p. 10-12.