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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Figures de la répétition dans la poésie et le théâtre de la Renaissance
  • Auteur : Rouget (François)
  • Résumé : Les huit études réunies dans le présent volume s’attachent à définir la nature, la place, les formes et les enjeux – les limites aussi – de la répétition dans le répertoire littéraire français, de Clément Marot à Agrippa d’Aubigné. Cette approche, particulièrement fructueuse, et qui s’inscrit dans le cadre actuel des recherches en rhétorique, accorde la part du lion à la poésie de la Pléiade, sans négliger toutefois la génération précédente, fondatrice, et le théâtre.
  • Pages : 7 à 10
  • Collection : Rencontres, n° 603
  • Série : Rhétorique, stylistique, sémiotique, n° 11
  • Thème CLIL : 3154 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage -- Stylistique et analyse du discours, esthétique
  • EAN : 9782406154013
  • ISBN : 978-2-406-15401-3
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15401-3.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 03/01/2024
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Littérature, auteur, répéter, rhéteur, théâtre, œuvre
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Préface

Nos contemporains, peu familiarisés avec lesthétique de la Renaissance, semblent éprouver un sentiment de déception, voire de lassitude, à la lecture dun texte du xvie siècle. Les spécialistes eux-mêmes ne confessent-ils pas parfois leur gêne devant tant de poèmes damour de cette époque qui tentent de redire en français lun des motifs expressifs de la topique pétrarquienne ?

Établie sur un principe de relation mimétique, la littérature peut dérouter celui qui ne possède pas les codes de réception des œuvres, mais séduire celui qui sefforce de percer la vérité qui se cache derrière le voile des fables. Ce faisant, il est invité à mesurer lécart qui sépare limitation du texte-source, et à apprécier, par lexercice de duplication ou de répétition, lingéniosité de limitateur, qui fait varier lexpression du modèle et tente de le dépasser.

Dans la perspective dune création mimétique (de la Nature ou des œuvres), lacte de répétition est essentiel à la littérature. Comme tous les concepts, la répétition possède une grammaire qui vaut par sa souplesse et sa plasticité. À travers cette opération, elle recourt à des outils thématiques, rhétoriques, stylistiques et prosodiques dont les effets restent inattendus. Réussie, la répétition structure le texte et lui donne un sens cohérent. Bavarde, elle tombe dans le verbiage superficiel.

Quelle que soit lépoque, les théoriciens de la littérature se sont interrogés sur la nature et le rôle de la répétition, et ils sont parvenus à émettre des conclusions souvent discordantes. Quintilien observe que ce sont ladmiration excessive et linspiration abondante qui ont conduit Stésichore à imiter de trop près Homère, et à devenir « redondant et diffus » (redundat atque effunditur1). Inversement, Jacques Peletier félicite 8Virgile de sêtre « gardé des redites qui sont en Homère2 ». Au nom du principe de clarté, les deux critiques ont compris le risque que la répétition mal maîtrisée faisait encourir à lapprenti poète. Mais ce nest pas dire quils ont proscrit cette opération de lesprit, tant sen faut. Les rhéteurs, tel Cicéron, ont toujours recommandé lusage de répétitions de mots ou de tournures, de figures de style – autant de « reprises3 » conférant de la noblesse et de léclat au discours. Jérôme Vida, dans son Art poétique, en a retenu la leçon, qui proclame le primat de la varietas dans labondance des mots et des figures choisies par le poète4. À la fin du siècle, Le Tasse ne le dira pas autrement :

La répétition de mots est encore un ornement propre à enrichir le poème et à lui donner de la magnificence []. Mais ce qui donne une emphase particulière au discours quand on redouble un mot, cest que celui-ci soit de sens ou de ton élevé []5.

Ainsi, chacun saccorde pour croire au bien-fondé de la répétition lorsquelle est motivée sémantiquement. Répéter, sans reproduire à lidentique, ne procure-t-il pas un plaisir infini ? Mieux, lempreinte dun poète ne se caractérise-t-elle pas par la récurrence de mythèmes et de stylèmes qui forgent son imaginaire intérieur ?

On peut le penser lorsquon relit, comme nous y invite Anne-Pascale Pouey-Mounou6, l« Avertissement au lecteur » des Quatre premiers livres des9Odes (1550) de Ronsard. Tandis quil vient de renouveler sa proclamation du droit à linconstance et à la liberté créatrice, le Vendômois défend la constance de ses expressions, à limage de ses modèles tutélaires :

Au surplus, lecteur, tu ne seras émerveillé si je redi souvent mémes mots, mémes sentences, et mémes trais de vers, en cela imitateur des poëtes Grecs, et principalement dHomere, qui jamais, ou bien peu ne change un bon mot, ou quelque trac de bons vers, quand une fois il se lest fait familier7.

Les répétitions, ou « atomes du petit monde de [s]es inventions8 », concernent le lexique, les sujets et la prosodie. À cela, il faut ajouter naturellement les figures de style (anaphores, anadiploses, épanalepses, etc.) qui impriment une physionomie et un rythme, cest-à-dire constituent une mémoire de la poésie9.

Infiniment renouvelée, la répétition apporte ainsi un véritable plaisir, que vient conforter la variété des « arguments » et des formes. Si la création, comme la rappelé Ullrich Langer10, implique un souci récurrent de recherche de variété qui favorise les « plaisirs du changement », elle agit à partir dun socle thématique et formel que mettent en relief les variations qui en sont issues. En somme, la répétition définit la relation du même à lautre. Elle œuvre à produire de lunité, un sens jamais figé, un espace reconnaissable où lesprit peut voyager à son gré. Sans répétition, point de repères ni de contours définissant un ensemble didées stables et pertinentes. La pensée dun écrivain, son style, sa prosodie se mesurent à laune de récurrences ou de répétitions qui donnent une permanence à son œuvre. Ce sont parfois des images obsédantes (Charles Maurron11), des habitudes (spontanées ou concertées), des préférences rythmiques. Sans elles, il ny aurait point déquilibre ni dharmonie ; lœuvre littéraire demeurerait inorganisée, présenterait limage dun chaos ou dune masse informe dobjets et de sensations.

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Lécrivain de la Renaissance est donc placé devant deux chemins : celui, familier, de la tradition ; ou lautre, inconnu, de la nouveauté. Le meilleur sait quil faut concilier les deux approches pour assurer une marge de liberté, et conférer à ses œuvres de lordre dans la variété. Stabilité et mouvance, varietas dans lunité.

Cette dialectique, quon peut concevoir comme la confrontation de forces centrifuge et centripète, régit une bonne partie des textes et préserve leur originalité de la redondance creuse et stérile. Dune manière originale, les huit études réunies dans le présent volume sattachent à définir la nature, la place, les formes et les enjeux – les limites aussi – de la répétition dans le répertoire littéraire français, de Clément Marot à Agrippa dAubigné. Cette approche, particulièrement fructueuse, et qui sinscrit dans le cadre actuel des recherches en rhétorique, accorde la part du lion à la poésie de la Pléiade, sans négliger toutefois la génération précédente, fondatrice, et le théâtre. Cest dire si la publication de cet ouvrage, conçu et dirigé par Adèle Payen de La Garanderie, est la bienvenue. Prémices dune réflexion collective, ces Figures de la répétition ouvrent des voies nouvelles à lanalyse. Gageons quelles en susciteront beaucoup dautres !

François Rouget

Queens University

1 Quintilien, Institution oratoire, X, 1, 62 : « Reddit enim personis in agendo simul loquendoque debitam dignitatem, ac si tenuisset modum, uidetur aemulari proximus Homerum potuisse, sed redundat atque effunditur, quod ut est reprehendendum, ita copiae uitium est » (« Il restitue en effet à ses personnages à la fois dans les actions et dans les paroles la dignité qui leur est due, et, sil avait gardé la mesure, il aurait apparemment pu rivaliser au plus près avec Homère, mais il est redondant et diffus, ce qui appelle la critique, bien que ce soit un défaut dû à labondance »), édition et traduction de Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1979, t. VI, p. 87.

2 Jacques Peletier du Mans, Art poétique (1555), in Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, édition de Francis Goyet, Paris, LGF, « Livre de Poche Classique », 1990, p. 257-258.

3 Cicéron, Divisions de lart oratoire, VI, 20 : « Illustris est autem oratio, si et uerba grauitate delecta ponuntur et translata et supralata, et ad nomen adiuncta et duplicata et idem significantia, atque ab ipsa actione atque imitatione rerum non abhorrentia » (« On donne de léclat au style en se servant de mots choisis pour leur allure noble, de métaphores, dhyperboles, dépithètes, de reprises, de synonymes, pourvu que tout cela ne jure pas avec le ton général du discours et avec la réalité »), édition et traduction dHenri Bornecque, Paris, Les Belles Lettres, 1969, p. 10.

4 Jérôme Vida, De Arte poetica / Art poétique, édition et traduction de Jean Pappe, Genève, Droz, 2013, III, v. 32-43, p. 176-177.

5 Le Tasse, Discours du poème héroïque, à la suite du Discours de lart poétique, édition et traduction de Françoise Graziani, Paris, Aubier, 1997, p. 318-319.

6 Voir sa contribution, infra, p. 25.

7 Voir les Œuvres complètes, édition de Paul Laumonier, Raymond Lebègue et Isidore Silver, Paris, STFM, t. I, 1973 (1re éd. 1914), p. 55.

8 Ibid.

9 Dans cette perspective, on relira avec profit les essais pénétrants dAlbert Py (Imitation et Renaissance dans la poésie de Ronsard, Genève, Droz, 1984) et de Nathalie Dauvois (Mnémosyne. Ronsard, une poétique de la mémoire, Paris, H. Champion, 1992 ; réédition Paris, Classiques Garnier, 2006).

10 Voir Penser les formes du plaisir littéraire à la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, 2009, en particulier la deuxième partie (« Plaisirs du changement »), p. 59 sqq.

11 Voir Des métaphores obsédantes au mythe personnel, Paris, José Corti, 1976.