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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Comment expliquer que des individus rejetant ouvertement toute participation au travail, à la vie politique, à linstitution familiale, à la propriété ; vivant la plupart du temps de mendicité au vu de tous, dans des logements de fortune ; arborant une mise et un costume reconnaissables par tous (manteau grossier sans tunique, bâton, besace, barbe1) ; prônant le détachement à légard des identités politiques et patriotiques ; contestant les hiérarchies sociales et en particulier la division genrée des rôles sociaux, ainsi que des interdits aussi fondamentaux que linceste ou lanthropophagie, aient non seulement pu être tolérés par la société antique grecque et romaine du ive siècle av. J.-C. au vie siècle de notre ère2, mais aient pu revendiquer et obtenir, malgré les controverses, le statut de philosophes, au point de devenir des figures paradoxales, à la fois contestées et admirées, incontournables de la philosophie ?

Comment lordre social antique a-t-il pu intégrer en son cœur un mode de vie qui ouvertement le contestait ? La réponse à cette question réside dans le concept de marginalité, que Maxime Chapuis nous propose de construire dans cet ouvrage, afin de cerner lapport véritable de ces philosophes volontiers qualifiés de marginaux, dans le seul but de les disqualifier.

Or, sil ny a pas de limite sans marge, il ny a pas non plus de marge sans limite, la marge constituant le bord de lespace identifié, déterminé, 12par sa limite. Le centre et la marge sont ainsi en relations réciproques, comme dans la page dun manuscrit médiéval où la marge sert à la fois à encadrer, mettre en valeur le centre, mais également à le mettre en perspective et le critiquer, puisquelle est le lieu des commentaires et des annotations (cf. infra, p. 19). La marginalité est donc une question de lieu, de topographie, mais de topographie symbolique qui délimite lespace culturel, social, politique et sépare ceux qui en font partie de ceux qui en sont exclus.

Cependant être exclu nest pas nécessairement se situer à la marge, et le grand mérite de Maxime Chapuis est de distinguer clairement ces deux notions que nous aurions tendance à confondre, surtout lorsquil est question des Cyniques. Est donc exclu quiconque est involontairement rejeté au dehors dau moins un des espaces symboliques, quil soit économique, politique, religieux : « Lexclu est celui que lorganisation économique, politique, culturelle, dune société rejette et condamne ou encore relègue à une place considérée comme inférieure » (ibid., p. 34), alors que « le marginal est celui qui choisit de se mettre au ban de la société, bien quil fût en position de prendre pleinement part à la vie de la cité » (ibid., p. 53), ce qui lui permet de revendiquer son extériorité qui nest plus présentée comme subie mais comme résultant dun choix existentiel fondamental. Alors que lexclu, lexclue, reste au dehors de ce dont il est exclu – par exemple les esclaves et les femmes entièrement écartés du pouvoir politique – et ne participe de ce fait pas à léchange de symboles que cet espace permet et structure, ce qui, quelle que soit sa présence physique, le rend invisible ; le marginal, la marginale, reste au bord, dans le sens où il continue à produire des symboles pour signifier à ceux du dedans son extériorité et surtout lexistence dune extériorité possible.

Une première conséquence en est que, contrairement à lexclusion, la marginalité peut se rendre visible. Or la visibilité est justement une caractéristique centrale du Cynisme, aussi Épictète met-il en garde les aspirants cyniques :

Il ne doit rien vouloir cacher de lui-même : sinon il se dérobe, il perd en lui le cynique, lhomme qui vit au grand jour, lhomme libre ; il se met à redouter les choses extérieures ; il se met à avoir besoin dune cachette ; mais voulût-il se cacher, il ne le peut, car où et comment se cachera-t-il ? (Entretiens, III, 16, trad. É. Bréhier).

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Alors quil est essentiel à lespace politique de distinguer le lieu public du lieu privé (lieu où la transmission et laccumulation de la propriété, la satisfaction des désirs individuels, la dissimulation et les transgressions de la règle deviennent possibles), le Cynique rejette cette partition en inventant un mode de vie se voulant entièrement transparent, dune ouverture sans retrait. Il se met à la marge, non pas au niveau géographique, puisquil occupe au contraire le territoire central de la cité, mais par sa contestation des règles doccupation de lespace : lespace de la sagesse est dépourvu de lieux de repli et doccultation et seul peut prétendre devenir cynique quiconque a le courage dy vivre. Bien plus ce refus des démarcations politiques sétend au-delà des bornes de la cité dont il conteste, par son cosmopolitisme, les frontières : « le cosmopolitisme aboutit à la destruction de lidée de τόπος : lespace nest pas un ensemble hétérogène composé de lieux, mais un tout homogène et indifférencié » (infra, p. 55).

Le Cynisme vérifie ainsi que : « si la marge se situe, en effet, toujours par rapport à un centre, elle peut également chercher à subvertir celui-ci, en linvestissant afin de sexposer en pleine lumière » (ibid., p. 51).

Mais de plus, en se rendant visible depuis les bords, elle rend visible, non seulement ce que le centre veut montrer, dans le spectacle quil se donne de lui-même, mais ce quil maintient caché, à savoir justement la caractère purement symbolique et donc conventionnel, discutable, de ses partitions dinclusion et dexclusion : « la marginalité serait comme le commentaire critique des valeurs, des fondements, des normes, des modes de vie et des pratiques dune société, dont elle serait le révélateur » (ibid., p. 19).

À cet égard ce concept de marginalité permet une interprétation topologique de la célèbre anecdote mettant en scène le face-à-face entre Diogène et Alexandre le Grand :

Alors quil prenait le soleil au Cranéion, Alexandre survint qui lui dit : « Demande-moi ce que tu veux ». Et lui de dire : « Cesse de me faire de lombre » (D. L., VI, 38, trad. M.-O. Goulet-Cazé)3.

La répartie de Diogène est une façon de revendiquer un droit égal doccupation de lespace de cette colline de Corinthe, un droit égal de 14jouir de ce bien commun quest le soleil et, si les rapports politiques de pouvoir engendrent une orientation de lespace centrée sur les puissants qui ont le plus de liberté den user et deviennent le centre des regards (laissant les éléments subordonnés ou exclus dans lombre), le Cynique parvient ainsi à rétablir une forme dégalité atopique.

Quil soit important de distinguer marginalité et exclusion est confirmé par le fait que tous les Cyniques nétaient pas des exclus, pour certains cétait même plutôt linverse. Ainsi Cratès, lélève de Diogène, appartenait aux meilleures familles de Thèbes4, quant à la famille dHipparchia et de son frère Métroclès, elle est présentée comme riche, si on en croit la qualité de ses prétendants5, mais il est vrai quAntisthène, né dun père athénien et dune mère étrangère, nétait pas citoyen de plein droit, quant à Diogène, son indigence à son arrivée à Athènes, après avoir été exilé de Sinope, en faisait un exclu politique et économique.

Partant de là, un non-exclu doit, pour se positionner à la marge, renoncer publiquement – tel Cratès se dépossédant de ses richesses6 – à sa position de pouvoir, mais un exclu doit, de son côté, transformer au niveau éthique et symbolique son exclusion en marginalité. Là aussi lanalyse topologique dun autre épisode fondateur peut nous éclairer :

Il en était encore à ses débuts dans la philosophie. Or, à Athènes, on faisait fête []. Diogène, au contraire, sétait pelotonné comme pour dormir dans un coin du marché. Il sy laissait aller à des pensées qui le broyaient et le retournaient fortement : sans aucune contrainte, pensait-il, il était parvenu à une vie difficile, étrangère aux autres et il sy était fixé tout seul en se privant de tous les biens. Là-dessus, il vit, dit-on, une souris ramper vers lui et se tourner vers les miettes tombées de sa galette. Son esprit [] sadressa la semonce suivante : « [] voilà une souris qui se réjouit de tes restes et sen nourrit : toi, au contraire, lâme bien née, tu te plains et te lamentes de ne pouvoir tenivrer là-bas, étendu sur de moelleux tapis brodés ! » (Plutarque, Moralia, 77E-78A, trad. L. Paquet = SSR, V B 172)7.

On nous expose comment Diogène souffrant dêtre exclu des lieux dont les Athéniens pouvaient jouir, comprend quil doit adopter le rapport atopique de la souris à lespace, qui, dans la version que Théophraste 15donne de cette anecdote « courait çà et là, sans chercher de lieu de repos, sans prendre de précautions contre lobscurité, et ne désirant rien de ce quon qualifie de jouissances » (D. L., VI, 22, trad. L. Paquet = SSR V B 172). Faisant lascèse des désirs qui motivent la privatisation des lieux, tout en restant au milieu de tous, le mode de vie cynique déclare le non-lieu de la spatialité ordinaire.

De lexclusion à la marginalité, il ny a ainsi quun pas éthique et symbolique quil nest pourtant pas si aisé de franchir, dautant plus que, comme dans une guerre de tranchées, la marginalité est une position difficile à tenir, car tout dans la cité tend à renvoyer le marginal au statut dexclu. Et dailleurs lun des lieux de la polémique anti-cynique à la fin de lAntiquité consistera à identifier les Cyniques à des exclus, à des mendiants inéduqués revêtant par opportunisme lhabit de philosophe, ce qui permettrait de les renvoyer à lobscurité dont, daprès leurs adversaires, ils nauraient jamais dû sortir8.

Les Cyniques ont su donc consciemment, non seulement dans leurs discours mais dans leur mode de vie même, tenir la position de la marge, mais ils le firent de plus en philosophes, de sorte quils devinrent également les marginaux de la philosophie. Se tenant à son bord, provoquant lexclusion, leur simple existence questionnait la nature de la philosophie elle-même. Mais nest-il pas de lessence même de la philosophie que de questionner les évidences communes et donc de se tenir à la marge des représentations partagées ? Autrement dit, la question nest pas tant de savoir si la marginalité peut être philosophique mais si une philosophie est possible qui ne tienne, à un certain niveau, la position de la marginalité.

Cest là que cette étude devient précieuse en situant la figure cynique par rapport à dautres figures de la marginalité, marginalité des héros tragiques comme Médée ou Œdipe, dont Diogène redessinera les contours, mais surtout, la marginalité du héros philosophique par excellence : Socrate que Platon qualifie régulièrement datopos, que lon traduit ordinairement, selon les indications du Dictionnaire Bailly par « extraordinaire », « étrange », « insolite », ou bien « extravagant », « absurde », « inconvenant ». Maxime Chapuis montre magistralement que cet adjectif appliqué à Socrate, possède, conformément à son étymologie, 16un véritable sens topologique : Socrate est atopos parce quil nest jamais là où on lattend de sorte quil « trouble lordre topologique et chronologique, brouille les frontières entre les lieux et les temps que la cité avait dressées » (infra, p. 92), en se livrant à une activité publique (celle de la discussion sur les valeurs) dans lespace privé et en refusant de changer son discours et son attitude en fonction de lespace dans lequel il se trouve.

Cette atopie9 du philosophe, Diogène, en fin de compte, en tira toutes les conséquences en occupant la marge symbolique au milieu de lespace géographique, pour pouvoir par ses actes et ses actes de parole, subvertir non seulement lordre de la cité, mais aussi celui de la nature – en inversant lordre cosmopolitique établi qui concevait le kosmos naturel en y projetant lordre de la cité, ce que le chapitre 3 de la première partie de cet ouvrage démontre avec acuité. Lon comprend maintenant pourquoi, à cause de sa marginalité même, le Cynique se devait doccuper lespace de la cité, au lieu de sy soustraire, comme le feront plus tard moines et ermites. Mais à la dimension socratique essentiellement discursive, Diogène ajouta la dimension proprement politique en se déclarant, contrairement à Socrate, sans cité :

Il avait coutume daffirmer que toutes les malédictions de la tragédie sétaient donné rendez-vous chez lui. Il était, en tout cas,

Sans cité, sans maison, privé de patrie,

Miséreux, errant, vivant au jour le jour (D. L., VI, 38 = SSR, V B 263 et V B 7, trad. L. Paquet)10.

Ces formules privatives, issues dune œuvre tragique inconnue, résument parfaitement les différentes dimensions politiques, sociales et économiques de lexclusion qui, vues à partir de la perspective marginale, deviennent des formes de contestation. Mais il ne sagit pas seulement déclaircir le sens de lapolitie, de lautarcie, de la pauvreté revendiquées, comme naissance dune nouvelle individualité, voire dun individualisme11. Il est important, comme le fait Maxime Chapuis, de comprendre en quoi ce travail symbolique nest pas un décalque du réel, 17mais en perpétuel décalage avec lui, car cest par ce décalage quil le transforme. Ainsi les Cyniques qui disent être sans attache, voyagent en fait assez peu12 ; alors quils postulent que la nature peut pourvoir aux besoins des individus, ils négligent le fait empirique de son insuffisance et de son infertilité13. Ils nen suscitent pas moins une anti-cité au centre de la cité même, nécessairement éphémère puisquelle refuse la limite des frontières et la stabilité des fondements, mais que leur présence empirique à chaque fois renouvelle.

Enfin, la marginalité cynique ajuste son regard en direction des normes et des valeurs des individus composant la cité, renversant les rôles sociaux, ou plutôt en contestant la distinction, en particulier les distinctions de genre, déconstruisant la famille ainsi que les interdits sexuels, abattant la frontière entre profane et sacré, comme le montrent les analyses de la troisième partie de cet ouvrage.

Le concept de marginalité ainsi construit et déployé, se révèle donc apte à rassembler toutes les dimensions du Cynisme de sorte, non seulement à en restituer la cohérence, mais également à en expliquer linsertion dans son contexte social, historique et philosophique.

Nous pourrions même ajouter que la distinction, opérée par Maxime Chapuis, des différents niveaux de marginalité : topologique, politique, éthique, qui structure lensemble de son étude, nous permet de comprendre à la fois le fondement philosophique de la marginalité cynique dans latopie socratique, mais aussi le fait que, sil ny a pas de philosophie véritable qui ne soit, à un certain niveau, marginale, le Cynisme a pris le parti dembrasser la marginalité dans toutes ses implications, ce qui explique la fascination et la répulsion quil suscitait, et que, malgré sa disparition, il suscite encore.

La philosophie contemporaine, en effet, a toujours ses exclus, ses anathèmes par lesquels les philosophes se disqualifient les uns les autres, mais elle a perdu ses marginaux, ses fauteurs de troubles qui la hantaient dans tous les centres où elle avait cours, qui lobligeaient à se questionner sur elle-même et laidaient ainsi à se définir, peut-être parce quelle ne sait elle-même plus ce quelle est, ou bien peut-être, faute dauthentiques successeurs contemporains de Diogène, ne peut-elle plus le savoir.

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Enfin, si la marge est ce qui révèle le centre en le questionnant, ne faudrait-il pas questionner la marge elle-même ? En restant au bord, en se refusant à occuper la position centrale – celle du pouvoir – ne prend-elle pas le risque de rester le miroir inversé dans lequel lordre social central se regarde et se définit par opposition ? Ne contribue-t-elle pas à perpétuer un jeu social dont elle devient à la longue lun des personnages, lune des figures ?

Quoi quil en soit, je laisse maintenant le lecteur découvrir la richesse de lapproche de lauteur, qui nous dévoile une nouvelle clé de compréhension historique et surtout philosophique du Cynisme antique comme moment de lhistoire de philosophie.

Suzanne Husson

1 Les Cyniques masculins constituaient, en effet, la majorité du genre, la seule Cynique connue étant Hipparchia de Maronée, compagne de Cratès de Thèbes lui-même élève de Diogène, voir par exemple, infra p. 290 et les réflexions consacrées au mariage et à la procréation à partir de la p. 307, puisque le couple formé par Cratès et Hipparchia, le seul mariage cynique (kynogamia) historiquement attesté, joua le rôle dun paradigme moral et protopolitique.

2 Le dernier Cynique dont le nom nous soit rapporté est Salloustios, dont il était question dans la Vie dIsidore de Damascius et qui vraisemblablement vécut au vie siècle et qui, comme le signale D. R. Dudley (1967, p. 207), constitue déjà un archaïsme, à une époque qui verra la fermeture des écoles philosophiques à Athènes (en 529).

3 Cette chrie est commentée sur un plan éthique par Maxime Chapuis, infra, p. 148-149.

4 Cf. D. L., VI, 87.

5 Ibid., 96.

6 Ibid., 87, cf. infra p. 205 sq.

7 Voir le commentaire de cette chrie infra, p. 232 sq.

8 Cest par exemple ce que lEmpereur Julien pense des Cyniques contemporains (cf. Discours, IX [VI], 197b), auxquels il oppose lexemple édifiant des premiers Cyniques.

9 ἀτοπία dont le premier sens toujours selon le Bailly est « le fait de nêtre pas en son lieu et place ».

10 Cf. infra, p. 53-54.

11 Cf. ibid., deuxième partie, chapitre 2 et 3.

12 Ibid., p. 28.

13 Ibid., p. 210 sq.