Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Figures de la marginalité dans la pensée grecque. Autour de la tradition cynique
- Pages : 11 à 18
- Collection : Les Anciens et les Modernes - Études de philosophie, n° 50
- Thème CLIL : 3916 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Histoire de la philosophie
- EAN : 9782406124306
- ISBN : 978-2-406-12430-6
- ISSN : 2260-8311
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12430-6.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 27/04/2022
- Langue : Français
Préface
Comment expliquer que des individus rejetant ouvertement toute participation au travail, à la vie politique, à l’institution familiale, à la propriété ; vivant la plupart du temps de mendicité au vu de tous, dans des logements de fortune ; arborant une mise et un costume reconnaissables par tous (manteau grossier sans tunique, bâton, besace, barbe1) ; prônant le détachement à l’égard des identités politiques et patriotiques ; contestant les hiérarchies sociales et en particulier la division genrée des rôles sociaux, ainsi que des interdits aussi fondamentaux que l’inceste ou l’anthropophagie, aient non seulement pu être tolérés par la société antique grecque et romaine du ive siècle av. J.-C. au vie siècle de notre ère2, mais aient pu revendiquer et obtenir, malgré les controverses, le statut de philosophes, au point de devenir des figures paradoxales, à la fois contestées et admirées, incontournables de la philosophie ?
Comment l’ordre social antique a-t-il pu intégrer en son cœur un mode de vie qui ouvertement le contestait ? La réponse à cette question réside dans le concept de marginalité, que Maxime Chapuis nous propose de construire dans cet ouvrage, afin de cerner l’apport véritable de ces philosophes volontiers qualifiés de marginaux, dans le seul but de les disqualifier.
Or, s’il n’y a pas de limite sans marge, il n’y a pas non plus de marge sans limite, la marge constituant le bord de l’espace identifié, déterminé, 12par sa limite. Le centre et la marge sont ainsi en relations réciproques, comme dans la page d’un manuscrit médiéval où la marge sert à la fois à encadrer, mettre en valeur le centre, mais également à le mettre en perspective et le critiquer, puisqu’elle est le lieu des commentaires et des annotations (cf. infra, p. 19). La marginalité est donc une question de lieu, de topographie, mais de topographie symbolique qui délimite l’espace culturel, social, politique et sépare ceux qui en font partie de ceux qui en sont exclus.
Cependant être exclu n’est pas nécessairement se situer à la marge, et le grand mérite de Maxime Chapuis est de distinguer clairement ces deux notions que nous aurions tendance à confondre, surtout lorsqu’il est question des Cyniques. Est donc exclu quiconque est involontairement rejeté au dehors d’au moins un des espaces symboliques, qu’il soit économique, politique, religieux : « L’exclu est celui que l’organisation économique, politique, culturelle, d’une société rejette et condamne ou encore relègue à une place considérée comme inférieure » (ibid., p. 34), alors que « le marginal est celui qui choisit de se mettre au ban de la société, bien qu’il fût en position de prendre pleinement part à la vie de la cité » (ibid., p. 53), ce qui lui permet de revendiquer son extériorité qui n’est plus présentée comme subie mais comme résultant d’un choix existentiel fondamental. Alors que l’exclu, l’exclue, reste au dehors de ce dont il est exclu – par exemple les esclaves et les femmes entièrement écartés du pouvoir politique – et ne participe de ce fait pas à l’échange de symboles que cet espace permet et structure, ce qui, quelle que soit sa présence physique, le rend invisible ; le marginal, la marginale, reste au bord, dans le sens où il continue à produire des symboles pour signifier à ceux du dedans son extériorité et surtout l’existence d’une extériorité possible.
Une première conséquence en est que, contrairement à l’exclusion, la marginalité peut se rendre visible. Or la visibilité est justement une caractéristique centrale du Cynisme, aussi Épictète met-il en garde les aspirants cyniques :
Il ne doit rien vouloir cacher de lui-même : sinon il se dérobe, il perd en lui le cynique, l’homme qui vit au grand jour, l’homme libre ; il se met à redouter les choses extérieures ; il se met à avoir besoin d’une cachette ; mais voulût-il se cacher, il ne le peut, car où et comment se cachera-t-il ? (Entretiens, III, 16, trad. É. Bréhier).
13Alors qu’il est essentiel à l’espace politique de distinguer le lieu public du lieu privé (lieu où la transmission et l’accumulation de la propriété, la satisfaction des désirs individuels, la dissimulation et les transgressions de la règle deviennent possibles), le Cynique rejette cette partition en inventant un mode de vie se voulant entièrement transparent, d’une ouverture sans retrait. Il se met à la marge, non pas au niveau géographique, puisqu’il occupe au contraire le territoire central de la cité, mais par sa contestation des règles d’occupation de l’espace : l’espace de la sagesse est dépourvu de lieux de repli et d’occultation et seul peut prétendre devenir cynique quiconque a le courage d’y vivre. Bien plus ce refus des démarcations politiques s’étend au-delà des bornes de la cité dont il conteste, par son cosmopolitisme, les frontières : « le cosmopolitisme aboutit à la destruction de l’idée de τόπος : l’espace n’est pas un ensemble hétérogène composé de lieux, mais un tout homogène et indifférencié » (infra, p. 55).
Le Cynisme vérifie ainsi que : « si la marge se situe, en effet, toujours par rapport à un centre, elle peut également chercher à subvertir celui-ci, en l’investissant afin de s’exposer en pleine lumière » (ibid., p. 51).
Mais de plus, en se rendant visible depuis les bords, elle rend visible, non seulement ce que le centre veut montrer, dans le spectacle qu’il se donne de lui-même, mais ce qu’il maintient caché, à savoir justement la caractère purement symbolique et donc conventionnel, discutable, de ses partitions d’inclusion et d’exclusion : « la marginalité serait comme le commentaire critique des valeurs, des fondements, des normes, des modes de vie et des pratiques d’une société, dont elle serait le révélateur » (ibid., p. 19).
À cet égard ce concept de marginalité permet une interprétation topologique de la célèbre anecdote mettant en scène le face-à-face entre Diogène et Alexandre le Grand :
Alors qu’il prenait le soleil au Cranéion, Alexandre survint qui lui dit : « Demande-moi ce que tu veux ». Et lui de dire : « Cesse de me faire de l’ombre » (D. L., VI, 38, trad. M.-O. Goulet-Cazé)3.
La répartie de Diogène est une façon de revendiquer un droit égal d’occupation de l’espace de cette colline de Corinthe, un droit égal de 14jouir de ce bien commun qu’est le soleil et, si les rapports politiques de pouvoir engendrent une orientation de l’espace centrée sur les puissants qui ont le plus de liberté d’en user et deviennent le centre des regards (laissant les éléments subordonnés ou exclus dans l’ombre), le Cynique parvient ainsi à rétablir une forme d’égalité atopique.
Qu’il soit important de distinguer marginalité et exclusion est confirmé par le fait que tous les Cyniques n’étaient pas des exclus, pour certains c’était même plutôt l’inverse. Ainsi Cratès, l’élève de Diogène, appartenait aux meilleures familles de Thèbes4, quant à la famille d’Hipparchia et de son frère Métroclès, elle est présentée comme riche, si on en croit la qualité de ses prétendants5, mais il est vrai qu’Antisthène, né d’un père athénien et d’une mère étrangère, n’était pas citoyen de plein droit, quant à Diogène, son indigence à son arrivée à Athènes, après avoir été exilé de Sinope, en faisait un exclu politique et économique.
Partant de là, un non-exclu doit, pour se positionner à la marge, renoncer publiquement – tel Cratès se dépossédant de ses richesses6 – à sa position de pouvoir, mais un exclu doit, de son côté, transformer au niveau éthique et symbolique son exclusion en marginalité. Là aussi l’analyse topologique d’un autre épisode fondateur peut nous éclairer :
Il en était encore à ses débuts dans la philosophie. Or, à Athènes, on faisait fête […]. Diogène, au contraire, s’était pelotonné comme pour dormir dans un coin du marché. Il s’y laissait aller à des pensées qui le broyaient et le retournaient fortement : sans aucune contrainte, pensait-il, il était parvenu à une vie difficile, étrangère aux autres et il s’y était fixé tout seul en se privant de tous les biens. Là-dessus, il vit, dit-on, une souris ramper vers lui et se tourner vers les miettes tombées de sa galette. Son esprit […] s’adressa la semonce suivante : « […] voilà une souris qui se réjouit de tes restes et s’en nourrit : toi, au contraire, l’âme bien née, tu te plains et te lamentes de ne pouvoir t’enivrer là-bas, étendu sur de moelleux tapis brodés ! » (Plutarque, Moralia, 77E-78A, trad. L. Paquet = SSR, V B 172)7.
On nous expose comment Diogène souffrant d’être exclu des lieux dont les Athéniens pouvaient jouir, comprend qu’il doit adopter le rapport atopique de la souris à l’espace, qui, dans la version que Théophraste 15donne de cette anecdote « courait çà et là, sans chercher de lieu de repos, sans prendre de précautions contre l’obscurité, et ne désirant rien de ce qu’on qualifie de jouissances » (D. L., VI, 22, trad. L. Paquet = SSR V B 172). Faisant l’ascèse des désirs qui motivent la privatisation des lieux, tout en restant au milieu de tous, le mode de vie cynique déclare le non-lieu de la spatialité ordinaire.
De l’exclusion à la marginalité, il n’y a ainsi qu’un pas éthique et symbolique qu’il n’est pourtant pas si aisé de franchir, d’autant plus que, comme dans une guerre de tranchées, la marginalité est une position difficile à tenir, car tout dans la cité tend à renvoyer le marginal au statut d’exclu. Et d’ailleurs l’un des lieux de la polémique anti-cynique à la fin de l’Antiquité consistera à identifier les Cyniques à des exclus, à des mendiants inéduqués revêtant par opportunisme l’habit de philosophe, ce qui permettrait de les renvoyer à l’obscurité dont, d’après leurs adversaires, ils n’auraient jamais dû sortir8.
Les Cyniques ont su donc consciemment, non seulement dans leurs discours mais dans leur mode de vie même, tenir la position de la marge, mais ils le firent de plus en philosophes, de sorte qu’ils devinrent également les marginaux de la philosophie. Se tenant à son bord, provoquant l’exclusion, leur simple existence questionnait la nature de la philosophie elle-même. Mais n’est-il pas de l’essence même de la philosophie que de questionner les évidences communes et donc de se tenir à la marge des représentations partagées ? Autrement dit, la question n’est pas tant de savoir si la marginalité peut être philosophique mais si une philosophie est possible qui ne tienne, à un certain niveau, la position de la marginalité.
C’est là que cette étude devient précieuse en situant la figure cynique par rapport à d’autres figures de la marginalité, marginalité des héros tragiques comme Médée ou Œdipe, dont Diogène redessinera les contours, mais surtout, la marginalité du héros philosophique par excellence : Socrate que Platon qualifie régulièrement d’atopos, que l’on traduit ordinairement, selon les indications du Dictionnaire Bailly par « extraordinaire », « étrange », « insolite », ou bien « extravagant », « absurde », « inconvenant ». Maxime Chapuis montre magistralement que cet adjectif appliqué à Socrate, possède, conformément à son étymologie, 16un véritable sens topologique : Socrate est atopos parce qu’il n’est jamais là où on l’attend de sorte qu’il « trouble l’ordre topologique et chronologique, brouille les frontières entre les lieux et les temps que la cité avait dressées » (infra, p. 92), en se livrant à une activité publique (celle de la discussion sur les valeurs) dans l’espace privé et en refusant de changer son discours et son attitude en fonction de l’espace dans lequel il se trouve.
Cette atopie9 du philosophe, Diogène, en fin de compte, en tira toutes les conséquences en occupant la marge symbolique au milieu de l’espace géographique, pour pouvoir par ses actes et ses actes de parole, subvertir non seulement l’ordre de la cité, mais aussi celui de la nature – en inversant l’ordre cosmopolitique établi qui concevait le kosmos naturel en y projetant l’ordre de la cité, ce que le chapitre 3 de la première partie de cet ouvrage démontre avec acuité. L’on comprend maintenant pourquoi, à cause de sa marginalité même, le Cynique se devait d’occuper l’espace de la cité, au lieu de s’y soustraire, comme le feront plus tard moines et ermites. Mais à la dimension socratique essentiellement discursive, Diogène ajouta la dimension proprement politique en se déclarant, contrairement à Socrate, sans cité :
Il avait coutume d’affirmer que toutes les malédictions de la tragédie s’étaient donné rendez-vous chez lui. Il était, en tout cas,
Sans cité, sans maison, privé de patrie,
Miséreux, errant, vivant au jour le jour (D. L., VI, 38 = SSR, V B 263 et V B 7, trad. L. Paquet)10.
Ces formules privatives, issues d’une œuvre tragique inconnue, résument parfaitement les différentes dimensions politiques, sociales et économiques de l’exclusion qui, vues à partir de la perspective marginale, deviennent des formes de contestation. Mais il ne s’agit pas seulement d’éclaircir le sens de l’apolitie, de l’autarcie, de la pauvreté revendiquées, comme naissance d’une nouvelle individualité, voire d’un individualisme11. Il est important, comme le fait Maxime Chapuis, de comprendre en quoi ce travail symbolique n’est pas un décalque du réel, 17mais en perpétuel décalage avec lui, car c’est par ce décalage qu’il le transforme. Ainsi les Cyniques qui disent être sans attache, voyagent en fait assez peu12 ; alors qu’ils postulent que la nature peut pourvoir aux besoins des individus, ils négligent le fait empirique de son insuffisance et de son infertilité13. Ils n’en suscitent pas moins une anti-cité au centre de la cité même, nécessairement éphémère puisqu’elle refuse la limite des frontières et la stabilité des fondements, mais que leur présence empirique à chaque fois renouvelle.
Enfin, la marginalité cynique ajuste son regard en direction des normes et des valeurs des individus composant la cité, renversant les rôles sociaux, ou plutôt en contestant la distinction, en particulier les distinctions de genre, déconstruisant la famille ainsi que les interdits sexuels, abattant la frontière entre profane et sacré, comme le montrent les analyses de la troisième partie de cet ouvrage.
Le concept de marginalité ainsi construit et déployé, se révèle donc apte à rassembler toutes les dimensions du Cynisme de sorte, non seulement à en restituer la cohérence, mais également à en expliquer l’insertion dans son contexte social, historique et philosophique.
Nous pourrions même ajouter que la distinction, opérée par Maxime Chapuis, des différents niveaux de marginalité : topologique, politique, éthique, qui structure l’ensemble de son étude, nous permet de comprendre à la fois le fondement philosophique de la marginalité cynique dans l’atopie socratique, mais aussi le fait que, s’il n’y a pas de philosophie véritable qui ne soit, à un certain niveau, marginale, le Cynisme a pris le parti d’embrasser la marginalité dans toutes ses implications, ce qui explique la fascination et la répulsion qu’il suscitait, et que, malgré sa disparition, il suscite encore.
La philosophie contemporaine, en effet, a toujours ses exclus, ses anathèmes par lesquels les philosophes se disqualifient les uns les autres, mais elle a perdu ses marginaux, ses fauteurs de troubles qui la hantaient dans tous les centres où elle avait cours, qui l’obligeaient à se questionner sur elle-même et l’aidaient ainsi à se définir, peut-être parce qu’elle ne sait elle-même plus ce qu’elle est, ou bien peut-être, faute d’authentiques successeurs contemporains de Diogène, ne peut-elle plus le savoir.
18Enfin, si la marge est ce qui révèle le centre en le questionnant, ne faudrait-il pas questionner la marge elle-même ? En restant au bord, en se refusant à occuper la position centrale – celle du pouvoir – ne prend-elle pas le risque de rester le miroir inversé dans lequel l’ordre social central se regarde et se définit par opposition ? Ne contribue-t-elle pas à perpétuer un jeu social dont elle devient à la longue l’un des personnages, l’une des figures ?
Quoi qu’il en soit, je laisse maintenant le lecteur découvrir la richesse de l’approche de l’auteur, qui nous dévoile une nouvelle clé de compréhension historique et surtout philosophique du Cynisme antique comme moment de l’histoire de philosophie.
Suzanne Husson
1 Les Cyniques masculins constituaient, en effet, la majorité du genre, la seule Cynique connue étant Hipparchia de Maronée, compagne de Cratès de Thèbes lui-même élève de Diogène, voir par exemple, infra p. 290 et les réflexions consacrées au mariage et à la procréation à partir de la p. 307, puisque le couple formé par Cratès et Hipparchia, le seul mariage cynique (kynogamia) historiquement attesté, joua le rôle d’un paradigme moral et protopolitique.
2 Le dernier Cynique dont le nom nous soit rapporté est Salloustios, dont il était question dans la Vie d’Isidore de Damascius et qui vraisemblablement vécut au vie siècle et qui, comme le signale D. R. Dudley (1967, p. 207), constitue déjà un archaïsme, à une époque qui verra la fermeture des écoles philosophiques à Athènes (en 529).
3 Cette chrie est commentée sur un plan éthique par Maxime Chapuis, infra, p. 148-149.
4 Cf. D. L., VI, 87.
5 Ibid., 96.
6 Ibid., 87, cf. infra p. 205 sq.
7 Voir le commentaire de cette chrie infra, p. 232 sq.
8 C’est par exemple ce que l’Empereur Julien pense des Cyniques contemporains (cf. Discours, IX [VI], 197b), auxquels il oppose l’exemple édifiant des premiers Cyniques.
9 ἀτοπία dont le premier sens toujours selon le Bailly est « le fait de n’être pas en son lieu et place ».
10 Cf. infra, p. 53-54.
11 Cf. ibid., deuxième partie, chapitre 2 et 3.
12 Ibid., p. 28.
13 Ibid., p. 210 sq.