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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Fictions de vérité dans les réécritures européennes des romans de Chrétien de Troyes
  • Pages : 7 à 12
  • Collection : Rencontres, n° 40
  • Série : Civilisation médiévale, n° 3
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812439148
  • ISBN : 978-2-8124-3914-8
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3914-8.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/12/2012
  • Langue : Français
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Préface

Mais je ne vuil pas faire croire

Chose qui ne semble estre voire.

Mençonge sembleroit trop granz

Erec et Enide, v. 6915-6917

Mes s’il vos pleisoit a entandre,

Bien vos ferai le voir antandre

Cligés, v. 2789-2790

Naie, je n’en dirai ja rien,

S’est il voirs maleoit gré mien

Le Chevalier de la charrette, v. 19-201

Les romans de Chrétien de Troyes jouent volontiers avec les catégories de la vérité et du mensonge qui sont au cœur du phénomène fictionnel. Comme le rappellent les extraits ici placés en exergue, l’auteur champenois manie un narrateur capable de distanciation à l’égard de ses propres énoncés, ce qui révèle un haut degré de réflexion poétique chez l’écrivain lui-même. Il semble que cet auteur du xiie siècle ait pris plaisir à mettre en question les codes du fictionnel, usant de son pouvoir de démiurge, de la capacité à faire croire que ce que l’on raconte est vrai, mais en montrant que l’on n’est pas dupe, et que l’on sait que l’auditeur-lecteur est prêt à savourer ces jeux sur les limites du vrai et du faux, qu’il est disposé à croire en la fiction, tout en sachant qu’elle

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n’est qu’illusion, décor dressé dans l’imaginaire par la trame des mots. Emblématiques de ce rapport, parce qu’elles visent à l’accréditer, apparaissent dans les œuvres de Chrétien diverses démarches énonciatives que l’on peut nommer “fictions de vérité”.

Qu’entendre par là ? Au fil des pages de Cligés, Erec et Enide, Le Chevalier au lion, Le Chevalier de la charrette et Le Conte du Graal, on rencontre ici ou là un auteur qui prétend livrer la source véridique de l’histoire, un narrateur garantissant l’authenticité de son propos (De lui vos sai verité dire2), des chevaliers qui racontent leurs exploits en les dotant de signes nombreux de véracité, et des demoiselles au savoir aussi absolu qu’inexpliqué. Un cadre, un nom, une coutume valident également l’authenticité d’une histoire. Mais ces fictions de vérité sont souvent minées de l’intérieur par un excès d’insistance3, voire par un aveu ponctuel d’ignorance : si le savoir du narrateur est vacillant, faut-il accorder un plein crédit aux propos des personnages ? Et le monde arthurien étant par nature d’essence fictionnelle, toute proclamation de vérité peut y produire, paradoxalement, un surcroît de fictionnalité. En multipliant les fictions de vérité, les romans de Chrétien courent le risque de mettre en péril l’adhésion à une vérité de la fiction.

Le colloque qui s’est déroulé à Rome du 28 au 30 avril 2010 avait pour ambition d’examiner comment ces effets ont été traités par les auteurs qui, à travers l’Europe, ont translaté, adapté et réécrit les œuvres de Chrétien de Troyes durant la période médiévale (xiiie-xve siècles) et même un peu au-delà (jusqu’au xviiie siècle en France). A priori, on pouvait faire l’hypothèse de différentes stratégies :

– un effacement ou au contraire une utilisation comme garant du nom de Chrétien ;

– un renforcement des protocoles d’authentification à travers des prologues ajoutés ou transformés ;

– des interventions supplémentaires de l’auteur ou du narrateur ;

– des modifications dans la posture du narrateur à l’égard du récit ;

– un gommage absolu ou relatif de tout ce qui peut grever l’effet de vérité dans le récit ;

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– une addition d’indices de vérité au sein de l’espace-temps de la diégèse ;

– des modifications de la diégèse en vue de créer un nouvel effet de vérité, mieux approprié au cadre idéologique dans lequel s’inscrit la réécriture.

Il s’agissait donc de voir comment des jeux subtils autour des diverses fictions de vérité avaient été reçus dans les jeunes littératures qui se développaient au Moyen Âge. Il ne faut pas se méprendre sur le terme de “vérité”, qui ne renvoie pas aux realia du monde associé aux récits, mais concerne les procédés chargés d’accréditer une fiction en tant que telle. Cela n’empêche pas que des realia peuvent intervenir ponctuellement comme une sorte de garantie. On peut ainsi penser au livre-source associé à des noms prestigieux, le comte Philippe de Flandre ou la cathédrale Saint-Pierre à Beauvais4. Que deviennent ces cautions de vérité exhibées par Chrétien de Troyes ? Ont-elles été conservées par les adaptateurs du Conte du Graal et de Cligés ? Dans le cas contraire, est-ce parce qu’elles semblaient insuffisantes, superflues, artificielles – ou simplement incompréhensibles ? Mais les translateurs n’ont-ils pas préféré, plus radicalement, supprimer les prologues où apparaissaient ces garanties de vérité parce qu’ils ne convenaient pas au type de relation qu’ils souhaitaient établir avec leur public ?

Le colloque qu’organisaient trois membres académiques de l’université de Liège – Annie Combes, Juliette Dor, Nadine Henrard – et un membre de l’université de Rome – Arianna Punzi – s’est tenu à l’Academia Belgica de Rome, un site qui favorisait une approche internationale du sujet. Ce sont donc des universitaires venus de plusieurs pays – Belgique, Canada, France, Grande-Bretagne, Islande, Italie, Pays-Bas, Suède – qui se sont trouvés réunis pour confronter les littératures dont ils sont les spécialistes, produites dans des langues différentes : l’ancien et le moyen français, le français classique, l’italien, le moyen allemand, le moyen néerlandais, le moyen anglais, le gallois médiéval, le vieux suédois et le vieux norrois. Il a paru judicieux, dans la publication des Actes, de regrouper les articles selon les aires linguistiques des œuvres concernées. Cela rend visible la diffusion géographique des romans de Chrétien, mais

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ne préjuge en rien, il faut le souligner, d’affinités esthétiques entre des œuvres linguistiquement proches.

La réception des romans de Chrétien de Troyes est d’abord envisagée dans le domaine français. Les analyses d’Anatole Fuksas et d’Annie Combes portent sur les mises en prose du Chevalier de la charrette aux xiiie et xive siècles et montrent comment elles ont diversement aboli les effets de vérité complexes qui se trouvaient dans leur source pour aboutir à des récits dont la logique intrinsèque constitue en soi une garantie de fiabilité. Maria Colombo, pour sa part, relève et examine les procédés chargés de garantir la véracité de la narration qui ont été employés par les auteurs des mises en prose bourguignonnes de Cligés et d’Erec et Enide. Francis Gingras poursuit l’analyse au-delà du Moyen Âge, avec l’Yvain de Pierre Sala, et, sous l’Ancien Régime, la Bibliothèque universelle des romans. Quelles que soient les œuvres considérées, la recherche de nouvelles marques d’authentification indique une méfiance assez constante à l’égard des fictions de vérité élaborées par Chrétien. Cette méfiance est apparue très tôt : comme le montre Anatole Fuksas, les premiers lecteurs que furent les copistes se donnèrent déjà pour tâche d’ajouter des indices de vérité aux récits de l’auteur champenois. Au fil des siècles, c’est la frontière entre historia et fabula qui s’est trouvée déplacée, avec pour conséquence imprévue de donner aux romans de l’auteur champenois une valeur documentaire.

Cet aspect se retrouve dans les œuvres de l’aire italienne. Arianna Punzi et Maurizio Virdis rappellent combien est ténue la tradition de Chrétien de Troyes dans la péninsule italique. Mais, en suivant le fil de cette tradition exsangue, on parvient à L’illustre et famosa historia di Lancillotto del Lago, qui réécrit et transforme, par delà Le Chevalier de la charrette, le Lancelot en prose imprimé en 1494. L’imprimé italien, en quête de sa propre vérité, opère un habile partage entre l’historia et le conto. Quant aux Cantari et à la Tavola Ritonda, Maurizio Virdis montre que la fiction de vérité y est systématiquement reconsidérée de façon à proposer un modèle à haute valeur morale.

Le domaine germanique – correspondant aux langues allemande, néerlandaise et anglaise – est exploré respectivement par René Pérennec, Frank Brandsma et Carolyne Larrington. Le premier examine l’Erec et l’Iwein de Hartmann von Aue et le Parzival de Wolfram von Eschenbach, toutes œuvres dont la valeur esthétique repose en grande partie sur la

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manière exceptionnelle dont leurs auteurs ont compris la fictionnalité propre des romans de Chrétien. Frank Brandsma, quant à lui, recherche la fiction de vérité du côté des émotions en s’arrêtant sur la manière dont des “personnages miroirs” sont censés les transmettre. Son analyse porte sur le Perchevael et la compilation néerlandaise de Lancelot. Enfin, Carolyne Larrington se penche sur les deux seules traductions des romans de Chrétien préservées en moyen anglais : Ywain and Gawain et Sir Percyvell of Galles. Dans ces derniers récits, la fiction de vérité se fonde à la fois sur des allusions à des livres-sources et sur les affirmations sans ambiguïté d’un narrateur qui garantit que ce qu’il dit est vrai. La complexité des jeux autour de la vérité de la fiction, si forte dans les œuvres de Chrétien, laisse ainsi souvent place à une relative simplicité des protocoles d’authentification utilisés par ses adaptateurs.

Cela est confirmé par le domaine gallois : Ceridwen Lloyd-Morgan montre comment les auteurs anonymes de Peredur, Gereint et Owein se sont empressés de masquer leur dette à l’égard de Chrétien pour ensuite doter leurs fictions de garanties liées aux valeurs idéologiques de leur époque. Cette étude confirme par ailleurs l’antériorité des romans de Chrétien par rapport aux œuvres galloises. Au fil des différentes contributions, c’est aussi la chronologie de la production littéraire occidentale qui se trouve précisée.

Ce voyage à travers les littératures s’achève dans le domaine scandinave. Spécialiste de Herr Ivan, la version suédoise du Chevalier au lion, Sofia Lodén évoque aussi dans son analyse l’Ívens saga, texte écrit en vieux norrois. Préciser les liens entre les deux transpositions nordiques du roman de Chrétien lui permet de montrer les transformations qui affectent le narrateur de Herr Ivan et visent à mieux persuader l’auditeur-lecteur de la vérité de l’énoncé. L’article d’Hélène Tétrel nous ramène ensuite au Conte du Graal, plus exactement à la transposition norroise de la section « Gauvain », insérée dans un contexte historiographique : le texte prend-il pour autant valeur de témoignage ? Rien n’est moins sûr. Enfin, Ásdís Magnúsdóttir montre comment, dans la Parcevals saga, adaptation de la section « Perceval », le traducteur dépouille le récit de son mystère pour lui donner une meilleure convenance idéologique.

Le lecteur établira de lui-même de nombreux liens entre les différents articles. Un aspect frappant est bien sûr l’éviction, par les adaptateurs, du nom de Chrétien. Mais s’ils ont tué le maître, ils ont contribué à en

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transmettre l’héritage, même si ce n’est pas de façon fidèle. Souvent, ils ont minimisé et recomposé le legs, et il est clair qu’ils se sont méfiés des fictions de vérité élaborées par les œuvres qu’ils transposaient, les extrayant de la trame narrative pour en disposer d’autres, moins retorses. Dans un cas – celui d’Hartmann von Aue, que l’on pourrait sans doute considérer comme l’authentique héritier du romancier champenois – un adaptateur a perçu toute la puissance romanesque des jeux fictionnels autour de la vérité et du mensonge, et a su les exacerber.

Les différents parcours ici proposés permettront de découvrir des littératures avec lesquelles un lecteur français n’est pas toujours familiarisé. Grâce aux mises en contexte effectuées sur des questions littéraires ou historiques, il mesurera la diffusion de la matière arthurienne à travers l’Europe, et ses métamorphoses. Par delà les convergences et les écarts visibles, c’est l’expansion d’une forme majeure du romanesque médiéval qu’il suivra à travers les langues, les terres et les siècles5.

L’organisation du colloque qui s’est tenu à Rome du 28 au 30 avril 2010 n’aurait pas été possible sans le soutien financier du FNRS (Belgique), de l’université La Sapienza de Rome, du Patrimoine de l’université de Liège et, dans cette même institution, du Décanat de la Faculté de Philosophie et Lettres. Les organisatrices, Annie Combes, Juliette Dor, Nadine Henrard et Arianna Punzi, tiennent également à remercier l’Academia Belgica de Rome pour l’hospitalité exceptionnelle qu’elle a offerte aux conférenciers durant les trois journées du colloque.

1 Erec et Enide. Édition critique d’après le manuscrit BnF, fr. 1376, traduction, présentation et notes de Jean-Marie Fritz, Paris, Le livre de poche, 1992 (Lettres gothiques) ; Cligés, éd. Alexandre Micha, Paris, Champion, 1957 (Classiques Français du Moyen Âge) ; Le Chevalier de la charrette, éd. et trad. Alfred Foulet et Karl D. Uitti, Paris, Bordas, 1989 (Classiques Garnier).

2 Erec et Enide, éd. cit., v. 3674.

3 Cf. le troublant vers Ne cuidiez pas que je vos mante, dans Le Chevalier au Lion, éd. Mario Roques, Paris, Champion, 1960 (Classiques Français du Moyen Âge), v. 6525.

4 Philippe de Flandre est bien sûr nommé dans le prologue du Conte du Graal, et Saint-Pierre de Beauvais dans celui de Cligés.

5 Afin que leurs articles soient parfaitement accessibles aux lecteurs de langue française, les auteurs non francophones du présent volume ont fait l’effort de présenter leurs pages dans cette langue. Qu’ils en soient ici chaleureusement remerciés. En dehors des citations en ancien français, tous les extraits d’œuvres littéraires médiévales et de travaux critiques contemporains sont cités dans la langue originale et traduits en français. Sauf mention contraire, les traductions ont été effectuées par les auteurs des articles.