Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Fénelon, du paradoxe à la répétition. Pur amour, pur style
- Pages : 13 à 16
- Collection : Investigations stylistiques, n° 12
- Thème CLIL : 3154 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage -- Stylistique et analyse du discours, esthétique
- EAN : 9782406093848
- ISBN : 978-2-406-09384-8
- ISSN : 2271-7013
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09384-8.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 16/11/2020
- Langue : Français
PRÉFACE
Fortuna audaces juvat… Ce livre est la rencontre à travers les siècles de deux audaces : l’audace intellectuelle, conceptuelle, méthodologique, d’une jeune chercheuse du xxie siècle, et l’audace théologique, spirituelle, littéraire d’un prélat du Grand Siècle, épris de sagesse et pourtant conduit jusqu’à la « folie » de la quête du pur amour et à l’invention d’une esthétique et d’une prose nouvelles.
C’était déjà une audace de la part d’Agathe Mezzadri-Guedj que de consacrer sa thèse à Fénelon, auteur qui non seulement figure depuis toujours parmi les plus grands classiques de la littérature française, mais dont l’étude de surcroît a connu une renaissance spectaculaire au sein de la recherche récente et sur qui s’accumulaient les travaux universitaires. Quelle nouveauté pouvait alors espérer apporter la doctorante ? Or à cette audace A. Mezzadri-Guedj en a joint une autre : au lieu de se pencher sur des textes encore très peu lus de l’archevêque de Cambrai ou des aspects secondaires de sa pensée, A. Mezzadri-Guedj a choisi de s’affronter au corpus le plus fondamental de Fénelon, celui que composent les œuvres spirituelles, sur lesquelles l’on a tant écrit, en y joignant rien de moins que le Télémaque, et en les approchant par le biais d’une question non moins fondamentale, mais non moins fréquemment déjà étudiée ; celle de l’écriture de l’archevêque. On pouvait craindre de lire une simple mise à jour érudite de recherches anciennes : c’est le contraire qui advient, nous sommes en présence d’un livre qui porte une lumière radicalement nouvelle sur l’œuvre de l’écrivain ancien.
C’est que l’audace paradoxalement – si l’on ose dire, et l’on verra bientôt pourquoi l’usage de cet adverbe prend ici une résonance particulière –, l’audace d’A. Mezzadri-Guedj reposait dans l’objet plus précis de son enquête : la recherche d’une pure écriture dans l’œuvre de Fénelon. Or, si l’archevêque manifeste bien, comme l’écrit A. Mezzadri-Guedj une véritable « obsession » de la pureté – le livre recense à l’intérieur de son corpus plus de deux cents termes associés à l’adjectif « pur » ! –, il n’y est précisément 14jamais question d’écriture pure, la notion d’écriture étant de toute façon anachronique par rapport aux doctrines littéraires du temps. Mais, même exprimé d’une manière différente, on ne lit pas de projet explicite de Fénelon en ce sens. Et pourtant il s’agit bien d’une vraie question, tout le livre d’A. Mezzadri-Guedj va le démontrer, la recherche d’une langue capable de dire Dieu supposant aux yeux de Fénelon une transparence à la divinité qui entraîne un effacement du sujet dans l’énonciation.
Non moins audacieuses paraissent l’utilisation par l’auteure, pour les appliquer à ces textes classiques, des méthodes, des théories, des instruments les plus modernes des sciences du langage, telles la lexicométrie, l’analyse énonciative, la linguistique textuelle, ainsi que leur combinaison, sans confusion ni simplification, avec les catégories et les doctrines de la critique et de la poétique du xviie siècle.
Audace encore, et d’une façon plus générale, de l’approche résolument pluridisciplinaire d’A. Mezzadri-Guedj. Car les sciences du langage ne sont pas les seules convoquées au cours de l’enquête, il faudrait mentionner aussi l’histoire littéraire, des formes ou des genres comme des idées, la philosophie, de Descartes à Levinas, la théologie, les sciences bibliques, l’histoire des mentalités, l’esthétique, la psychanalyse, d’autres disciplines encore ; et le plus remarquable est sans doute que jamais leur apparition ne paraît artificielle ou incongrue, mais que chacune vient à sa juste place et permet à une analyse d’une grande cohérence de se développer et de franchir un nouveau seuil.
Audace enfin de l’enchaînement du livre, qui part de l’étude du paradoxe dans l’œuvre fénelonienne, laquelle refuse par principe le paradoxe rhétorique mais succombe parfois à sa tentation, assume en revanche le nécessaire paradoxe mystique, pour parvenir, comme à son aboutissement logique dans le cas de Fénelon, à l’examen de la répétition, considérée par A. Mezzadri-Guedj comme une vraie figure au moins en l’occurrence. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’un tel parcours n’allait pas de soi. Mais, si, en indiquant le chemin du paradoxe à la répétition, l’on vient en fait d’énoncer le titre de l’ouvrage, il faut ajouter qu’en réalité A. Mezzadri-Guedj ne s’arrête pas à la figure de la répétition, mais que, par un quasi-coup de force qui se révèlera totalement justifié, au prix d’un détour par la psychanalyse, elle saute de l’étude des figures (mais en y ayant trouvé un fondement solide et objectif) à celle de la spiritualité et de la métaphysique personnelles de 15Fénelon, et, par un nouveau coup d’audace, revient de la spiritualité à l’écriture, donnant une interprétation nouvelle et par certains côtés éblouissante de cette étape décisive pour la littérature française qu’est l’invention par Fénelon d’une prose poétique.
Ainsi l’audace de la jeune chercheuse du xxie siècle rejoint-elle celle du prélat du xviie siècle, qui écrivait paradoxalement : « Quand j’étais jeune, j’étais trop sage »… La rencontre de la mystique devait conduire Fénelon vers des audaces théologiques, et sa spiritualité même vers une écriture nouvelle. Ainsi que l’écrit A. Mezzadri-Guedj, renonçant à la singularité par pur amour, « c’est paradoxalement » (encore !) « dans ce renoncement qu’il crée une voix singulière », reconnaissable entre toutes.
La rencontre de ces deux audaces est féconde. Elle produit un livre stimulant, profondément neuf dans sa thèse générale comme dans beaucoup de ses développements, avec des moments extrêmement heureux. Apparemment tourné vers des aspects particuliers et plutôt stylistiques de l’œuvre de Fénelon, il propose au contraire une interprétation d’ensemble de la spiritualité, de la personnalité et de l’écriture de Fénelon, avec une cohérence, une rigueur démonstrative remarquables, et, ajoutons-le, une capacité d’empathie à travers les siècles qui ne nuit en rien à l’objectivité de l’étude.
L’on s’en voudrait de déflorer le plaisir du lecteur à découvrir l’ouvrage et à goûter le style d’une grande qualité d’A. Mezzadri-Guedj comme l’abondance de ses formules heureuses. Mais l’on ne peut résister au désir d’attirer son attention sur certaines démonstrations particulièrement brillantes (si l’on ose l’écrire d’une fénelonienne, quand Fénelon condamnait précisément le brillant !).
Ainsi de l’opposition entre le cogito cartésien et le contrecogito fénelonien : tous deux sont bâtis sur une méfiance envers le moi et ses préjugés, ses fausses vérités, sa capacité d’illusion, mais, si pour Descartes l’expérience même de l’acte de penser prouve l’existence, elle ne saurait selon Fénelon fonder l’existence du néant qu’est l’homme, dont tout l’être est reçu de Dieu.
Ainsi du développement sur « la voie moyenne entre fanatisme et philosophie » : A. Mezzadri-Guedj y montre comment, refusant et de garder au paradoxe du mystère divin sa « pure » obscurité, ce qui relèverait du « fanatisme » (le mot étant pris dans son acception du Grand Siècle), et de lui retirer tout caractère paradoxal, ce qui relèverait de la « philosophie », Fénelon se tient à un autre niveau, celui de la foi, dont « l’outil n’est ni le paradoxe rhétorique, trop extravagant, ni la 16doxa logique, mais le paradoxe nourri d’éléments de résolution par son cotexte : le ‘pseudo-paradoxe’ de Carel et Ducrot ».
Ainsi de la présentation de la répétition comme modulateur atténuateur du paradoxe et comme instrument de l’insinuatio qui instille les vérités dans l’esprit du lecteur en dissimulant la présence de l’auteur, car les répétitions permettent à ce dernier de sembler céder toute la place aux seules Vérités du dogme en s’effaçant lui-même pour répéter inlassablement les mêmes mots et les mêmes contenus sémantiques.
Ainsi de l’étude de la répétition de type biblique ou litanique, qui « transforme le texte en espace consacré ».
Ainsi en définitive de toute l’admirable troisième partie avec, entre autres moments précieux encore, l’interrogation sur la nécessaire et impossible existence du sujet mystique, ou surtout la progression de l’analyse qui passe du constat de l’effort d’anéantissement du moi, vu comme une pulsion de mort, à la découverte en Fénelon d’une pulsion de vie née de la Foi non plus à un Dieu immuable, mais à un Dieu infini, d’un passage de Thanatos à Éros, d’un dépassement de la « prédication absolue » qu’est la répétition de la Démonstration de l’existence de Dieu, « IL EST, IL EST, IL EST », de l’apprentissage enfin de la « difficile liberté » dont parle Levinas. C’est cette pulsion de vie qui fera de Fénelon le créateur d’une écriture nouvelle, d’une prose poétique, dont la répétition justement fonde le rythme.
L’on aimerait tout citer… Mais l’on espère que ces quelques exemples suffiront pour susciter le désir de se plonger dans ce livre captivant, d’en suivre intégralement le chemin et la démonstration, d’en découvrir pleinement la thèse et le renouvellement que celle-ci apporte non seulement à notre connaissance de l’archevêque de Cambrai, mais à toute compréhension future de la question du langage poétique et du langage mystique.
Fénelon aspirait à fonder une langue idéale, qui fût complètement transparente à la présence divine, « pure » de toute trace de la voix propre de l’écrivain. Il a échoué, et il ne pouvait en aller autrement, mais c’est un bel échec, et de cet échec sont nés des chefs-d’œuvre et une prose nouvelle. La fécondité de cet échec ne s’arrête pas là, il nous vaut aujourd’hui un très beau livre : celui d’Agathe Mezzadri-Guedj.
François-Xavier Cuche