Introduction
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Femmes des Lumières. Recherches en arborescences
- Auteurs : Krief (Huguette), Plagnol-Diéval (Marie-Emmanuelle)
- Pages : 7 à 17
- Collection : Rencontres, n° 309
- Série : Le dix-huitième siècle, n° 22
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406063902
- ISBN : 978-2-406-06390-2
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06390-2.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/06/2018
- Langue : Français
INTRODUCTION
C’est en dépit des hostilités, des conseils d’abandon, des polémiques, des libelles et des caricatures, que nombre de femmes au xviiie siècle n’ont cessé de croire à la nécessité de participer à l’entreprise des Lumières et à la découverte collective de la notion de progrès.
les femmes des lumières & l’idée de progrès
À l’aube des Lumières, au moment où se déploie la belle érudition helléniste d’Anne Dacier avec ses traductions de L’Iliade en 1699 et de L’Odyssée en 1708, se prépare et s’esquisse le nouvel essor des traductrices. Pourrait-elle échapper à nos mémoires, cette production immense de traductions qui appelle et exprime les progrès du siècle ? Comment occulter la série d’intuitions parfaites d’Émilie du Châtelet et de tant d’autres, dont les traductions d’ouvrages majeurs de sciences, de philosophie, d’histoire, de morale, de littérature ou d’esthétique nourrissent l’entreprise des Lumières ? Même si ces savantes se savent vulnérables, un même esprit souffle sur leurs œuvres : chercher et faire découvrir des vérités utiles, comme les avancées scientifiques de Newton pour contrer la théorie des tourbillons ou l’approche empirique de Locke afin de remettre en cause la théorie des idées innées. La science des Lumières prend forme et force grâce à leurs multiples contributions. La société éclairée du xviiie siècle, avide de connaissances nouvelles, fait un bel accueil à leurs œuvres, convaincue que son bonheur dépend de la diffusion accrue des lumières. Or, en même temps, ces femmes, apôtres des sciences nouvelles, se heurtent à l’ordre naturel, essentiel et général, tout à la fois physique et philosophique, qui fonde prétendument les lois et l’ordre de la société.
8Dans Discours sur le bonheur, Émilie du Châtelet démontre avec une incontestable vérité qu’une loi d’airain pèse sur les femmes et les éloigne de toute gloire, de tout bonheur public :
Les hommes ont une infinité de ressources pour être heureux, qui manquent entièrement aux femmes. Ils ont bien d’autres moyens d’arriver à la gloire, & il est sûr que l’ambition de rendre ses talents utiles à son pays & de servir ses concitoyens, soit par son habileté à la guerre, ou par ses talents pour le gouvernement, ou les négociations, est fort au-dessus de (celle) qu’on peut proposer pour l’étude ; mais les femmes sont exclues, par leur état, de toute espèce de gloire, & quand, par hasard, il se trouve quelqu’une qui est née avec une âme assez élevée, il ne lui reste que l’étude pour la consoler de toutes les exclusions & de toutes les dépendances auxquelles elle se trouve condamnée par état1.
Imperturbablement, les penseurs du siècle excellent dans l’exercice logique qui enchaîne la femme à la dévotion, la dévotion à l’ignorance, l’ignorance au manque d’éducation et à la nature féminine, faible et vaporeuse. Ainsi avancée, la chaîne des raisons qui remonte aux lois essentielles de l’ordre naturel porte atteinte in fine à la dignité de la femme et fait obstacle à sa perfectibilité.
Dès lors, nombre de savantes, nombre de femmes cultivées protestent contre cette fatalité qui relève du préjugé, parce qu’elle incite à la passivité et au renoncement. L’éducation féminine devient une nécessité et l’ignorance une faute capitale. Pédagogues et éducatrices du siècle s’engagent avec ardeur dans l’histoire en devenir et contribuent à l’évolution sociale qui fait les sociétés heureuses. Convaincues que les filles, comme les garçons, n’ont besoin que d’être formées à un savoir effectif pour développer leurs talents, elles répondent à l’ambition majeure du siècle qui est de concevoir un système de progrès humain. Hors de cette perspective, leurs traités, leurs romans, leurs poésies, leurs œuvres théâtrales perdraient beaucoup de leur signification. Favoriser les progrès de la société par l’éducation, voilà l’objectif de leurs recherches, car tous et toutes ont droit au savoir et au bonheur.
Mais le progrès n’a de sens aux yeux des femmes du siècle que s’il est effectivement universalisable. Elles ne sauraient concevoir que des facteurs moraux, physiques, climatiques ou géographiques justifient la 9supériorité des hommes et l’exclusion féminine. Méthodiquement des auteures attaquent, comme inconséquente, la pensée de Rousseau, car elles ne conçoivent pas le bonheur féminin hors d’une société relativement perfectionnée. L’accès aux sciences, aux lettres et aux arts s’ouvre aux ambitions des femmes : la floraison apparemment soudaine de leurs talents tant en astronomie, en physique qu’en musique et en peinture réduit toute idée que la femme soit déterminée par quelque a priori ou asservie à des lois naturelles. Tout doit convaincre la nation française de la similitude des itinéraires féminins et masculins. Aussi, sachons gré aux éditrices de dictionnaires de femmes célèbres ou de femmes fortes, d’avoir inspiré à leurs contemporaines le courage d’oser penser et entreprendre, car chacune, selon elles, avait le droit et le pouvoir de prétendre au meilleur. Encore une fois, écoutons Constance de Salm placer ses espoirs dans l’avenir et interpeller les femmes :
O femmes ! Reprenez la plume et le pinceau. […]
Venez, et faites voir à la postérité
Qu’il est aussi pour nous une immortalité !
Déjà plus d’une femme, osant braver l’envie,
Aux dangers de la gloire a consacré sa vie ;
Déjà plus d’une femme, en sa fière vertu,
Pour l’honneur de son sexe, ardente, a combattu2.
La conscience et la volonté du progrès sont au cœur de l’Épître aux femmes. Notons la force de conviction et l’enthousiasme que ces vertus suscitent. Il est peu d’œuvres et peu d’actions de femmes que la volonté du progrès ne marque pas au xviiie siècle. Il s’agit pour toutes de prendre le risque de donner libre essor à leur génie, de perfectionner leur raison, de déchirer ainsi les voiles épais du préjugé : selon elles, voilà comment le progrès pourra s’étendre à l’opinion de la société entière.
En conséquence, les femmes participent pleinement à l’action intellectuelle, tant à la vulgarisation des nouvelles expériences qu’à la diffusion des savoirs. Polygraphes, elles multiplient leurs talents par goût de raisonner juste et pour que s’accomplissent les progrès du siècle. Leurs correspondances le révèlent : leurs lettres démontrent le lien profond qui les unissent aux Lumières, qu’un livre paraisse, qu’une argumentation 10s’échange ou qu’une nouvelle stratégie soit à trouver dans le combat encyclopédique. Pareil recensement donne déjà lieu à un constat instructif sur leurs riches savoirs et leur collaboration à la marche des progrès du siècle. Que dire enfin de l’engagement politique des femmes sous la Révolution française, sinon qu’en héritières des Lumières, elles aspirent à un changement profond des lois et des mentalités et qu’elles entrent en révolution au nom des droits du genre humain et de la droite raison.
Que de signes de l’attachement et de la participation des femmes aux Lumières ! Et pourtant l’importance accordée aux auteurs, aux philosophes, aux scientifiques, aux musiciens, aux peintres, aux grands hommes du Panthéon, pour ne pas les oublier, conduit à reléguer dans l’ombre les productions multiples et les actions des femmes au sein de la cité. Les historiens des idées et les critiques du xixe siècle, dont on connaît les critères douteux, se sont complus à obscurcir la mémoire féminine. Or, souvenons-nous des propos que D’Alembert prêtait à Christine, reine de Suède, dans un dialogue entre Descartes et la souveraine, texte qui fut lu à l’Académie française, le 7 mars 1771, en présence du roi de Suède Gustave III : « Les peuples cheminent lentement, il est vrai ; mais ils cheminent, et arrivent tôt ou tard. La raison peut se comparer à une montre, on ne voit pas marcher l’aiguille, elle marche cependant, et ce n’est qu’au bout de quelque temps qu’on s’aperçoit du chemin qu’elle a fait ; elle s’arrête à la vérité quelquefois, mais il y a toujours au-dedans de la montre un ressort qu’il suffit de mettre en action pour donner du mouvement à l’aiguille3 ». Réflexion sceptique d’une femme de pouvoir sur l’évolution des mentalités ou espoir raisonnable, fondé sur l’examen des lois régissant les progrès de la Raison ?
11Recherches actuelles :
bilan d’étape et nouvelles interrogations
À l’époque des Lumières, des témoins insistent sur la contribution remarquable de certaines de leurs contemporaines aux progrès du siècle. Depuis le colloque fondateur « Femmes et Révolution » qui s’est tenu à l’université Toulouse-Le-Mirail, pour le bicentenaire de la Révolution française, cette question est largement débattue par des chercheur(e)s en Europe et aux États-Unis.
Arborescences est la métaphore la plus juste pour figurer les trouvailles en archives, les nouvelles liaisons et les interrogations qui émanent de ces vastes chantiers, depuis les travaux pionniers de la SIEFAR (Société Internationale pour l’Étude des Femmes de l’Ancien Régime), créée sous la présidence d’Éliane Viennot, et le volume Femmes des Lumières dirigé par Sylvain Menant (Dix-huitième siècle, No 36 – 2004) jusqu’aux plus récentes réalisations avec le Dictionnaire des Femmes des Lumières (Paris, Champion, 2015) sous la direction de Huguette Krief et Valérie André. Dès lors, un autre récit des progrès du siècle est en train de se formuler, dans lequel la question de l’absence ou de la présence féminine dans le mouvement des Lumières rejoint les interrogations menées en histoire sur la représentation, c’est-à-dire sur l’écart possible entre le récit historique et l’effectivité du passé. Les cinq dernières années ont été marquées par la publication de nombreux collectifs sur les musiciennes, les savantes et les femmes de lettres du xviiie siècle (voir infra Bibliographie générale). L’équipe de recherche qui avait été réunie pour assurer les articles du secteur « Littérature de xviiie siècle » sous la direction de Huguette Krief pour le Dictionnaire universel des créatrices (Paris, éd. des Femmes, 2013) de Béatrice Didier, Antoinette Fouque et Mireille Calle-Gruber, et qui a fourni une large part des contributions du Dictionnaire des Femmes des Lumières, a poursuivi ses travaux, publié des ouvrages, des éditions critiques et ouvert de nouveaux chantiers.
Pour retracer l’aventure des femmes du xviiie siècle, nous avons demandé à des chercheur(e)s confirmé(e)s, à de jeunes docteur(e)s et à des doctorant(e)s de présenter leurs enquêtes, qui ont toutes pour point commun de montrer comment les femmes partent à l’assaut de divers 12domaines de la pensée. Nous avons présenté ces travaux qui renouvellent l’histoire des idées, de leurs actrices mais aussi des représentations des femmes autour de trois axes : « Regards de femmes », « Engagements de femmes » et « Carrières de femmes ».
Ces trois axes permettent de (re)dessiner la place qui est accordée aux femmes et celle qu’elles parviennent à s’attribuer progressivement. Par « Regard de femmes », nous entendons une série de contributions qui explorent comment des femmes élaborent une pensée de plus en plus autonome par rapport aux systèmes qui les entourent, preuve non seulement de leur maîtrise de la culture environnante, mais d’une indépendance et d’une émancipation intellectuelles. Les femmes, dont les articles retracent ici les prises de positions dans le monde des idées, ne sont plus seulement des femmes cultivées ayant acquis un bagage selon des biais divers, des femmes savantes au sens noble du terme, mais de véritables actrices de l’histoire des idées, avec ses débats et ses controverses.
Ainsi en est-il de Bonne-Charlotte de Bénouville dont Les Pensées errantes ; avec quelques lettres d’un Indien présentées par Huguette Krief soulignent la prise de distance par rapport aux entretiens philosophiques conduits par les hommes pour les femmes. Cette érudite de province s’aventure avec audace sur le terrain miné et labouré par les gloires philosophiques masculines, celui du doute, sur fond de cartésianisme et de refus du fidéisme, réévalué à l’aune de ses questionnements philosophiques, moraux et sociaux. Une même audace caractérise Marie Octavie Guichard, épouse Belot, dont l’ouvrage au titre significatif Réflexions d’une Provinciale sur le Discours de M. Rousseau, citoyen de Genève, touchant l’origine de l’inégalité des conditions parmi les hommes est présenté par Édith Flamarion. Non seulement, cette prétendue provinciale ose faire de la philosophie, domaine traditionnellement réservé aux hommes et que les femmes abordent plutôt par le biais d’une imprégnation philosophique, d’un philosophisme diffus, mais surtout elle ose s’inscrire en faux contre Rousseau et tout ce qu’il représente en ces années. C’est en femme philosophe qu’elle réfute les démonstrations du Discours de Rousseau que ce soit sur le terrain anthropologique, conceptuel, moral, social ou politique.
On le voit, la question n’est pas tant dans ces contributions éclairant l’apport des femmes aux discussions de leur siècle de savoir de quel 13côté elles se situent, que de montrer qu’elles sont présentes et enrichissent tous les débats, quels qu’ils soient. Le cas de Marie Leprince de Beaumont est, à cet égard significatif. Si on a longtemps réduit l’éducatrice rouennaise à une image convenue de « magasinière » et d’éducatrice bien-pensante, entrée en littérature par l’apologétique et la littérature éducative, deux voies effectivement ouvertes aux femmes, les travaux actuels sur l’éducation et sur les Lumières chrétiennes soulignent toute la richesse de son parcours, ce que montre Ramona Herz-Gazeau dans sa contribution sur les aventures de Fidélia, héroïne d’un long récit inséré dans le Magasin des Adolescentes, qui raconte le retour à la religion grâce à la raison de cette jeune fille, dont les errances passionnelles et intellectuelles sont offertes à la discussion des élèves de Bonne, apportant ainsi la double preuve de l’exercice de raisonnement proposé aux femmes.
La place prise par les femmes dans les échanges intellectuels explique que les débats tournent précisément autour de la place qu’on leur assigne et qu’elles sont en train de déborder de toute part. Les échanges se complexifient : les femmes parlent, on parle d’elles et elles répondent. Trois contributions exposent précisément comment les femmes font entendre leur voix, qu’il s’agisse de débats plus largement inscrits dans les échanges contemporains ou ponctuellement datés.
Valéry Cossy montre ainsi comment Isabelle de Charrière, grâce à une série de « désajustements », affirme au fil de ses œuvres une indépendance vis-à-vis de la doxa ambiante. Comme auteure francophone, son idéal cosmopolite la place en dehors de la République des lettres française et lui permet de se définir indépendamment de la pensée des Lumières et de la plupart des non-dits qui la régissent, de toute forme de dogmatisme, y compris dans le domaine religieux, elle qui hésite entre déisme et agnosticisme. De son côté, Frédéric Marty analyse la réponse de Louise Dupin à l’article « Femme » de l’Encyclopédie, symboliquement publiée en 1756, quelques années après l’abandon de son projet intitulé Ouvrage sur les femmes (au début de 1751). Ses arguments adressés à Desmahis et à Jaucourt, contributeurs principaux de l’article, montrent une pensée qui refuse tous les clichés du premier, revendique la reconnaissance sociale et politique de la femme dans l’héritage de Poulain de la Barre et va plus loin que Jaucourt, dont les vues certes progressistes, appuyées sur l’anthropologie, le droit naturel et la jurisprudence ne la satisfont pas. 14L’affrontement sur les qualités respectives des hommes et des femmes qui engendrent tant de textes entre Thermidor et les débuts de l’Empire connaît un retentissement particulier en poésie comme le montre Jean-Noël Pascal qui étudie les poèmes consacrés aux femmes poètes, entre les deux publications majeures de ce débat, soit, à la fin de l’an V, l’Épître aux femmes de Constance Pipelet et, au début de l’an IX, Le Mérite des femmes de Gabriel Legouvé. Ces audacieuses manifestations d’indépendance ne doivent cependant pas faire oublier que si les femmes portent un regard neuf, personnel et débarrassé de préjugés, elles sont encore victimes de tous les stéréotypes en circulation, témoin le violent pamphlet des Crimes des reines de France, qui condense l’essentiel des attaques contre la participation des femmes au pouvoir, et qui est, depuis sa première parution à Paris en 1791, assez régulièrement attribué à Louise de Kéralio, contre toute vraisemblance comme l’établit Éliane Viennot.
La section intitulée « Engagements de femmes » réunit les contributions qui mettent l’accent sur des groupes de femmes ou des femmes singulières (dans tous les sens du terme) dont les sphères d’intérêt, les occupations et les publications témoignent que les lignes de partage entre hommes et femmes bougent, qu’il s’agisse des sciences, de la politique y compris dans une activité militante, de la littérature où elles investissent parfois avec difficulté des genres plutôt réservés aux hommes comme le théâtre représenté sur une scène officielle ou fassent évoluer un genre littéraire (le conte), un domaine (l’écrit à caractère pédagogique ou du for privé) en leur conférant une nette ouverture sociale. Adeline Gargam présente ainsi un tableau de la recherche en cours sur la place des femmes dans les sciences. Le renouveau des études internationales lié aux gender studies montre que le rôle des femmes a été longtemps minoré dans l’histoire des sciences jusqu’à une époque très récente et que le xviiie siècle ne déroge pas à la règle. Situation d’autant plus paradoxale et révélatrice que l’on peut dénombrer 150 femmes qui se sont illustrées dans les sciences mathématiques et physiques entre 1690 et 1804, un chiffre important par rapport à la situation traditionnelle des femmes, avec des statuts très variables d’activité selon les secteurs. Cette même diversité se retrouve dans le domaine politique, qu’Olivier Blanc examine pour les dernières années du siècle à travers les archives encore peu travaillées des différentes polices politiques. Ce qui frappe, c’est la conviction des femmes qu’elles peuvent et doivent s’engager 15en politique, quels que soient leur bord politique, leur appartenance sociale ou la forme d’action choisie qui va du salon à l’action directe en passant par toutes les formes d’écriture que suscite la période. Car bien sûr, la pratique de l’écrit et de la littérature constitue depuis longtemps une possibilité ouverte aux femmes. Cependant là aussi la hiérarchie des genres et le caractère social des manifestations accompagnant et relayant la vie littéraire font que les femmes occupent les places qu’on leur octroie, qu’elles se ménagent et qu’elles font évoluer. Si l’on trouve des femmes dramaturges dans tous les genres théâtraux pratiqués au xviiie siècle, force est de constater comme le montre Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval que le chemin pour se faire représenter sur une scène publique est difficile pour le plus grand nombre, que le choix de la scène privée, sorte de double du salon, est fréquent et que les « dénis de maternité » des œuvres abondent… D’autres domaines littéraires leur semblent réservés comme le conte et la littérature d’éducation parce qu’ils semblent obéir à une partition en quelque sorte traditionnelle des sexes : le genre narratif court du conte merveilleux et le témoignage écrit de leurs responsabilités de mères et d’éducatrices leur reviennent « naturellement ». Aussi la nouveauté réside-t-elle dans les inflexions ou les développements qu’elles impriment à ces « domaines réservés ». Françoise Gevrey montre ainsi que le conte merveilleux continue d’être pratiqué dans les vingt années qui précèdent la Révolution, durant celle-ci et le Consulat. Si les femmes revendiquent une part de la frivolité inhérente au genre, elles le font évoluer en y intégrant des réflexions sur la morale, la société, la politique avec des échos transparents aux événements, ainsi que sur le féminisme. De même, l’étude menée par Beatriz Onandia sur la réception de Mme de Genlis en Espagne souligne avec force le succès européen de l’auteure, d’abord connue par ses œuvres éducatives, puis par ses romans historiques, tout en illustrant les résistances face à ses œuvres plus politiques, jugées trop engagées et trop liées au contexte français. Si la situation socialement éminente de Marie-Louise-Élisabeth-Nicole de La Rochefoucauld, duchesse d’Enville la protège de ce déficit de légitimité qui affecte certaines femmes, c’est sa volonté propre qui l’amène à fréquenter tous les membres importants de la République des Lettres, du monde scientifique et politique, notamment entre 1762 et 1792, l’étude de la correspondance de la duchesse menée par Michèle Crogiez Labarthe restitue le portrait d’une femme 16oubliée et pourtant prodigieusement active à différents titres dans des milieux variés à Genève comme à Paris.
La dernière section de ce volume intitulé « Carrières de femmes » s’attache à présenter quelques figures particulièrement significatives dans leur itinéraire (quoique le but ne soit pas de juxtaposer des monographies si intéressantes soient-elles) et dans le renouveau des études autour des femmes. Éliane Itti revient ainsi sur l’activité de Mme Dacier au cœur de la Querelle des Anciens et des Modernes par ses travaux, traductrice, vivant de sa plume, éminente philologue, mais aussi soucieuse du lectorat féminin et des jeunes, elle aussi célèbre dans l’Europe entière et qu’un site permet enfin de mieux connaître. C’est ainsi la notion de « carrière » qui, pour Marie-Laure Girou Swiderski, caractérise la vie et l’œuvre de Marie-Geneviève-Charlotte Thiroux d’Arconville qui consacre sa vie aux travaux intellectuels de toute sorte après avoir manqué mourir de la petite vérole à vingt-deux ans. Insatiable, la polygraphe se tourne aussi bien vers les langues vivantes que vers les sciences qu’elle cultive avec passion (notamment la chimie), l’histoire et la littérature, dans le but moral d’être utile aux autres, tout en réfléchissant sur sa propre destinée dans ses Pensées, réflexions et anecdotes qui viennent couronner son œuvre. Un même souci de réévaluation de l’œuvre parcourt la contribution de Jeanne Chiron qui porte sur l’ultime version des Conversations d’Émilie et ses variantes. L’étude montre que ce texte véritablement dialogué, fondé sur une profonde interactivité, propose une approche renouvelée de la psychologie enfantine et une redéfinition des rôles de l’éducatrice et de l’enfant, à lire en miroir avec l’Émile. Cependant les résistances sont encore grandes et les a-priori sur les auteures importants comme le montre Rotraud von Kulessa qui retrace les vies parallèles de Françoise de Graffigny et de Marie Leprince de Beaumont. En s’interrogeant sur leurs réceptions mutuelles, elle se pose la question de leur statut de femmes philosophes, qui leur a été dénié au fil des siècles en dépit de leurs idées relatives à l’éducation et à l’égalité des sexes. Au-delà de ces hésitations historiographiques, c’est la connaissance de ces femmes et de leurs œuvres qui, pour de multiples raisons, demeure insuffisante, ce à quoi remédient des travaux en cours de recherche et des publications comme en témoignent les deux dernières contributions du volume. Francesco Schiariti montre ainsi à partir d’un corpus encore trop négligé comment les romancières du tournant du siècle, notamment Sophie Cottin et Stéphanie-Félicité de 17Genlis, proposent des fictions narratives historiques, qui ne doivent rien au roman scottien ou pré-scottien, mais qui s’inscrivent dans un autre paysage, celui de la nouvelle historique, du roman de Cour et du roman sentimental troubadour. Son étude invite ainsi à redéfinir les critères d’appréciation d’un genre massivement pratiqué par les femmes. La contribution des femmes à la galaxie romanesque est telle qu’un travail de redéfinition des sous-genres pratiqués s’avère indispensable comme le rappelle Laurence Vanoflen qui détaille les jalons de cette redécouverte et surtout pose de nombreuses questions méthodologiques à propos de sa réédition en cours de deux volumes réunissant les romans majeurs d’Adélaïde de Souza, devenue Flahaut par son second mariage. Son étude des réécritures notamment dénote un parti-pris de fadeur hérité de normes genrées, nouvelle preuve s’il en était besoin que les recherches redessinent une histoire des œuvres, des idées et des femmes longtemps occultée, masquée ou déformée.
Au terme de ce parcours, comment ne pas être frappé par l’importance qu’accordent les femmes des Lumières au progrès des connaissances ? Pour elles, le savoir féminin contribue au progrès, comme le progrès à leur bonheur. Elles trouvent à cette entreprise l’intérêt d’établir qu’il n’est pas de déterminisme auquel la femme serait soumise par nature et qui limiterait le champ de son intelligence. Le perfectionnement féminin a pour guides l’expérience et la raison. Certes, les femmes de sciences et de lettres du siècle des Lumières n’imaginent pas que leur capital de vérités pourra s’imposer aisément dans leur société ; mais elles espèrent que leur conscience et leur volonté de progrès s’étendront à toutes les femmes et que la nation s’en éclairera d’autant.
Le recensement des œuvres féminines et des archives historiques, auquel parviennent les recherches actuelles, enseigne combien les femmes des Lumières et leurs héritières ont visé à informer les intelligences et attendu des progrès du siècle un accroissement de leur liberté.
Huguette Krief
Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval
1 Mme du Châtelet, Discours sur le bonheur, éd. Robert Mauzi, Paris, Les Belles Lettres, 1961, p. 21.
2 Constance de Salm, Épître aux femmes, Œuvres complètes de Madame la princesse Constance de Salm, Paris, Firmin Didot frères, 1842, t. 1 – Épîtres – Discours, p. 44.
3 D’Alembert, Dialogue entre Descartes et Christine, reine de Suède, aux Champs Élysées, Œuvres philosophiques, historiques et littéraires, Paris, chez Jean-François Bastien, An XIII (1805), t. 4, p. 78.