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- Publication type: Book chapter
- Book: Faux pas sur les pavés, Proust controversé. suivi de Beckett et Quignard à contre-pied
- Pages: 15 to 17
- Collection: Proustian Library, n° 34
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN: 9782406093787
- ISBN: 978-2-406-09378-7
- ISSN: 2258-9058
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09378-7.p.0015
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 04-22-2020
- Language: French
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Trébucher. Comme chacun sait, il s’agit d’un verbe signifiant faire un faux pas. En ancien français, il possède le sens transitif de faire tomber, renverser. Il en vient à signifier un revers de fortune, puis évolue vers le sens de « faire un écart de conduite ». Il désigne également l’acte de « faire pencher d’un côté » et se transforme en substantif : le « trébuchant » qualifie une personne qui fait un faux pas et, par une surprenante extension, le trébuchet finit par désigner une machine de guerre pour abattre les murailles d’une forteresse assiégée. On se demande lorsque Marcel trébuche sur les pavés si tous ces avatars du mot ne font pas irruption dans cette scène. Toutes ces multiples significations du mot peuvent effectivement résonner dans cette étude. La dernière de celles-ci peut très bien expliquer l’action presque belliqueuse de certains critiques tout prêts à actionner une analyse de la Recherche destinée à abattre les murs et les fondations de l’œuvre cathédrale de Proust. D’aucuns prétendent que l’auteur actionnera lui-même le trébuchet, de façon non réfléchie, peut-être accidentelle, et sans doute malgré lui, mais d’autres diront de ce même geste qu’il l’aura fait de façon délibérée, voire courageuse.
À la recherche du temps perdu est-il un chef-d’œuvre en péril ? Vu les nombreuses adaptations théâtrales, cinématographiques, les ballets, les lectures dramatisées, les émissions radiophoniques et les conférences livrées à un public enthousiaste qui ont pour but de célébrer l’œuvre, la question a l’air non seulement paradoxale, mais carrément absurde. Et pourtant, il y a une déconnexion évidente entre le grand public et les spécialistes, et elle tourne très souvent autour du statut du faux pas du Temps retrouvé. Devant la vision du trébuchet faisant s’écrouler tout l’édifice de la « cathédrale » proustienne, Alberto Anguissola prétend que la Recherche aura bientôt aussi peu de pertinence pour ses lecteurs que Le Capital de Karl Marx. Maurice Blanchot affirme quant à lui que la littérature, à partir du faux pas sur les pavés, est destinée à disparaître. Apogée de cette dernière, le faux pas serait 16également le début de son déclin. Le débat autour de l’ambivalence de ce moment culminant de la littérature occidentale est lancé. Faut-il sauver la Recherche ? Non seulement de la critique, mais de la pulsion destructrice de Proust lui-même.
Nourri de ma formation scientifique, j’ai tendance à interpréter certains aspects du roman proustien à la lumière du principe d’Heisenberg décrétant la fuite de l’objet devant le regard intrusif du sujet, de la bande de Moebius confondant le dehors et le dedans d’une surface ou du théorème de Gödel prouvant l’incomplétude du système mathématique, tenu depuis Platon et Euclide pour être le garant absolu de la Vérité. Par la suite, pendant mes études à la Sorbonne avec un maître stylisticien, Pierre Larthomas, je me suis entraîné à analyser les microphénomènes du texte littéraire à une époque où le style était examiné comme un phénomène d’écart. Sous le regard de mon directeur de thèse, je me suis initié aux théories prônées par Leo Spitzer, Michael Riffaterre et Roland Barthes. Sous la direction de George Steiner à Genève, ce fut tout le contraire. Ce dernier m’a ouvert aux grandes synthèses de la littérature comparée se fondant sur les travaux de Georg Lukács, Lucien Goldmann, Eric Auerbach et Marthe Robert. Ces multiples influences vont sans aucun doute se faire ressentir dans le présent essai.
Je ne peux faire abstraction de mes ouvrages précédents. Dans La Venise intérieure, j’ai suivi la poétique de la traduction dans l’évolution de la Recherche aboutissant à la révélation de ce que l’écrivain appelle la Vérité. Dans Proust et le moi divisé, j’ai comparé cette même évolution à celle d’une cure psychothérapeutique comme celle suivie par Proust lui-même et conduisant à la guérison du sujet. Que ces deux trames se superposent et s’interpénètrent, j’en assume la responsabilité intellectuelle. De plus, je ne peux faire abstraction de mon ouvrage sur Beckett et Descartes qui m’a permis de lire Proust d’une autre manière. D’où la coda de cette étude débouchant sur le statut controversé de la Recherche et sur son rôle dans l’avènement de la littérature moderne. En ce qui concerne les thèmes traités antérieurement dans mes propres ouvrages sur Proust (La Venise intérieure et Proust et le moi divisé), et cela afin d’éviter de me répéter et de surcharger l’appareil critique, je renvoie parfois le lecteur directement à ces précédents travaux.
17Un dernier mot concernant la façon de négocier le récit complexe de la Recherche. Cet exercice revient souvent à se demander où mettre les pieds. Proust prétend avoir superposé plusieurs images pendant la rédaction de son œuvre pour représenter le but de sa recherche et, de ce fait, avoir confondu délibérément des couches d’écriture telles des strates diverses dans la construction de son édifice. Il s’agit donc d’une œuvre fondée sur un sol glissant d’où peuvent ressurgir des éléments d’une rédaction antérieure. Par ailleurs le même événement peut se prêter à plusieurs lectures. Le sol glissant constitue un stratagème de l’œuvre cathédrale dans la mesure où Proust ambitionne un ouvrage à plusieurs registres entrelacés. Parmi ceux-ci, l’inconscient que l’écrivain a explicitement annoncé comme le but de sa recherche est effectivement assimilé à la fois à un texte en caractères cryptographiques à traduire et à la guérison d’une dépression spirituelle grâce à une sensation reconnue lors d’un faux pas.
Je tiens à remercier Jean Milly qui m’a permis d’approfondir les étapes de la genèse du roman proustien. Marie-Laure Annaheim, Nelly Jaquenod, Henry Lambert, Alexandrine Neury, Yves Page, Myriam Vaucher et Jean-Michel Wissmer m’ont grandement aidé par leurs lectures et leurs commentaires.