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Classiques Garnier

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Trébucher. Comme chacun sait, il sagit dun verbe signifiant faire un faux pas. En ancien français, il possède le sens transitif de faire tomber, renverser. Il en vient à signifier un revers de fortune, puis évolue vers le sens de « faire un écart de conduite ». Il désigne également lacte de « faire pencher dun côté » et se transforme en substantif : le « trébuchant » qualifie une personne qui fait un faux pas et, par une surprenante extension, le trébuchet finit par désigner une machine de guerre pour abattre les murailles dune forteresse assiégée. On se demande lorsque Marcel trébuche sur les pavés si tous ces avatars du mot ne font pas irruption dans cette scène. Toutes ces multiples significations du mot peuvent effectivement résonner dans cette étude. La dernière de celles-ci peut très bien expliquer laction presque belliqueuse de certains critiques tout prêts à actionner une analyse de la Recherche destinée à abattre les murs et les fondations de lœuvre cathédrale de Proust. Daucuns prétendent que lauteur actionnera lui-même le trébuchet, de façon non réfléchie, peut-être accidentelle, et sans doute malgré lui, mais dautres diront de ce même geste quil laura fait de façon délibérée, voire courageuse.

À la recherche du temps perdu est-il un chef-dœuvre en péril ? Vu les nombreuses adaptations théâtrales, cinématographiques, les ballets, les lectures dramatisées, les émissions radiophoniques et les conférences livrées à un public enthousiaste qui ont pour but de célébrer lœuvre, la question a lair non seulement paradoxale, mais carrément absurde. Et pourtant, il y a une déconnexion évidente entre le grand public et les spécialistes, et elle tourne très souvent autour du statut du faux pas du Temps retrouvé. Devant la vision du trébuchet faisant sécrouler tout lédifice de la « cathédrale » proustienne, Alberto Anguissola prétend que la Recherche aura bientôt aussi peu de pertinence pour ses lecteurs que Le Capital de Karl Marx. Maurice Blanchot affirme quant à lui que la littérature, à partir du faux pas sur les pavés, est destinée à disparaître. Apogée de cette dernière, le faux pas serait 16également le début de son déclin. Le débat autour de lambivalence de ce moment culminant de la littérature occidentale est lancé. Faut-il sauver la Recherche ? Non seulement de la critique, mais de la pulsion destructrice de Proust lui-même.

Nourri de ma formation scientifique, jai tendance à interpréter certains aspects du roman proustien à la lumière du principe dHeisenberg décrétant la fuite de lobjet devant le regard intrusif du sujet, de la bande de Moebius confondant le dehors et le dedans dune surface ou du théorème de Gödel prouvant lincomplétude du système mathématique, tenu depuis Platon et Euclide pour être le garant absolu de la Vérité. Par la suite, pendant mes études à la Sorbonne avec un maître stylisticien, Pierre Larthomas, je me suis entraîné à analyser les microphénomènes du texte littéraire à une époque où le style était examiné comme un phénomène décart. Sous le regard de mon directeur de thèse, je me suis initié aux théories prônées par Leo Spitzer, Michael Riffaterre et Roland Barthes. Sous la direction de George Steiner à Genève, ce fut tout le contraire. Ce dernier ma ouvert aux grandes synthèses de la littérature comparée se fondant sur les travaux de Georg Lukács, Lucien Goldmann, Eric Auerbach et Marthe Robert. Ces multiples influences vont sans aucun doute se faire ressentir dans le présent essai.

Je ne peux faire abstraction de mes ouvrages précédents. Dans La Venise intérieure, jai suivi la poétique de la traduction dans lévolution de la Recherche aboutissant à la révélation de ce que lécrivain appelle la Vérité. Dans Proust et le moi divisé, jai comparé cette même évolution à celle dune cure psychothérapeutique comme celle suivie par Proust lui-même et conduisant à la guérison du sujet. Que ces deux trames se superposent et sinterpénètrent, jen assume la responsabilité intellectuelle. De plus, je ne peux faire abstraction de mon ouvrage sur Beckett et Descartes qui ma permis de lire Proust dune autre manière. Doù la coda de cette étude débouchant sur le statut controversé de la Recherche et sur son rôle dans lavènement de la littérature moderne. En ce qui concerne les thèmes traités antérieurement dans mes propres ouvrages sur Proust (La Venise intérieure et Proust et le moi divisé), et cela afin déviter de me répéter et de surcharger lappareil critique, je renvoie parfois le lecteur directement à ces précédents travaux.

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Un dernier mot concernant la façon de négocier le récit complexe de la Recherche. Cet exercice revient souvent à se demander où mettre les pieds. Proust prétend avoir superposé plusieurs images pendant la rédaction de son œuvre pour représenter le but de sa recherche et, de ce fait, avoir confondu délibérément des couches décriture telles des strates diverses dans la construction de son édifice. Il sagit donc dune œuvre fondée sur un sol glissant doù peuvent ressurgir des éléments dune rédaction antérieure. Par ailleurs le même événement peut se prêter à plusieurs lectures. Le sol glissant constitue un stratagème de lœuvre cathédrale dans la mesure où Proust ambitionne un ouvrage à plusieurs registres entrelacés. Parmi ceux-ci, linconscient que lécrivain a explicitement annoncé comme le but de sa recherche est effectivement assimilé à la fois à un texte en caractères cryptographiques à traduire et à la guérison dune dépression spirituelle grâce à une sensation reconnue lors dun faux pas.

Je tiens à remercier Jean Milly qui ma permis dapprofondir les étapes de la genèse du roman proustien. Marie-Laure Annaheim, Nelly Jaquenod, Henry Lambert, Alexandrine Neury, Yves Page, Myriam Vaucher et Jean-Michel Wissmer mont grandement aidé par leurs lectures et leurs commentaires.