Aller au contenu

Classiques Garnier

Introduction à la deuxième partie

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Faire le deuil des mondes. Une ethnocritique de trois récits de Chateaubriand
  • Pages : 101 à 103
  • Collection : Études romantiques et dix-neuviémistes, n° 131
  • Série : Lire Chateaubriand, n° 9
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406157939
  • ISBN : 978-2-406-15793-9
  • ISSN : 2258-4943
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15793-9.p.0101
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 20/12/2023
  • Langue : Français
101

Introduction
à la deuxième partie

En étudiant la polyphonie culturelle constitutive des textes littéraires, lethnocritique de la littérature analyse tout particulièrement la manière dont ils opèrent une « textualisation » des pratiques culturelles et des cosmologies minorées, marginalisées ou dominées. À partir de données ethnographiques, le récit dAtala reconfigure des rites pratiqués dans les cultures autochtones dAmérique du Nord, lesquels sont menacées de disparition au moment où le lecteur le découvre. Le récit se déroule avant la rupture épocale, à une époque où les cultures autochtones nétaient pas encore marginalisées et minorées. Au début du « Récit », le narrateur, Chactas, précise quau moment de sa naissance (72 ans avant la situation dans laquelle il se trouve, à savoir 1725), les « Espagnols sétaient depuis peu établis dans la baie de Pensacola, mais aucun blanc nhabitait encore la Louisiane1. » Chateaubriand compose son roman en intégrant de nombreuses sources livresques, ainsi que des observations faites lors de son voyage en 1791-1792. Linsertion des intertextes savants a fait lobjet de plusieurs études2 ; Marc Fumaroli relègue lauteur du Voyage en Amérique au rang dun « ethnologue amateur3 ». Les termes « ethnographie » et « ethnologie » nexistent pas encore4 lorsque lécrivain compose Atala. Cependant, Chateaubriand dispose dun vaste matériau composé de relations écrites par des missionnaires ou des voyageurs traitant de lhistoire des peuples autochtones dAmérique, de leurs modes de vie, de leurs systèmes religieux et politiques ; dans le sillage 102de Montaigne et de Rousseau5, il prête une attention toute particulière aux mœurs, aux rites et aux coutumes des « Sauvages » en montrant comment ils procèdent dun système cosmologique particulier. Lauteur dAtala, à la différence de Rousseau ou de Montaigne, a effectivement voyagé au « Nouveau Monde » ; cependant, son œuvre littéraire est celle dun voyageur qui a, en amont et en aval de son périple, voyagé dans les bibliothèques.

Notre but est de montrer comment le texte construit, par une sorte de bricolage6 à partir de sources savantes, sa propre logique culturelle, cest-à-dire une « grammaire ritique » originale7. Claude Lévi-Strauss établit un lien original entre la « réflexion mythique » et la création artistique à partir de cette notion de bricolage : « Comme le bricolage sur le plan technique, la réflexion mythique peut atteindre, sur le plan intellectuel, des résultats brillants et imprévus. Réciproquement, on a souvent le caractère mythopoétique du bricolage : que ce soit sur le plan de lart, dit “brut” ou “naïf” ; dans larchitecture fantastique de la villa du Facteur Cheval ; dans celle des décors de Georges Méliès8 ». Nous appréhenderons le texte dAtala, comme un bricolagemythopoétique à partir déléments ethnographiques (ou plutôt pré-ethnographiques) divers et cousus de manière originale. Mais faire linventaire des éléments constitutifs dune œuvre ne suffit pas à lexpliquer ; lhorizon descriptif et interprétatif de lethnocritique est « la culture du texte dans sa singularité relative et non lindexation de la culture du texte9 ». Atala invente un monde à part entière régi par une cosmologie qui lui est propre et à laquelle le lecteur est initié. Linitiation du lecteur sopère 103au seuil de la fiction, dans son « Prologue », qui raconte larrivée de René chez les Natchez. La courte description dun rite de chasse nous semble fonctionner comme un rite de passage : passage pour René dans la communauté des chasseurs, passage pour le lecteur dans le monde de la fiction auquel il vient dêtre initié. « René est de la troupe10 » : cette courte phrase qui atteste de lintégration du personnage à la communauté des chasseurs après une série de rituels fonctionne de manière méta-textuelle comme linitiation du lecteur à la logique cosmologique qui préside dans la fiction.

1 AT, p. 38. Chactas serait donc né vers 1653.

2 Voir surtout Pierino Gallo, Chateaubriand et lépopée du Nouveau Monde. Intertextualité, imitations, transgressions, Paris, Eurédit, 2019.

3 Marc Fumaroli, Poésie et Terreur, op. cit., p. 241.

4 Selon le Dictionnaire historique de la langue française (dirigé par Alain Rey), le terme est attesté en 1819 ; « ethnographe » apparaît en 1827. Le mot « ethnographie » désigne à lorigine le classement des peuples daprès leurs langues.

5 Dans Tristes Tropiques, Claude Lévi-Strauss présente Rousseau comme « le plus ethnographe des philosophes » : « sil na jamais voyagé dans les terres lointaines, sa documentation était aussi complète quil était possible à un homme de son temps, et il la vivifiait – à la différence de Voltaire – par une curiosité pleine de sympathie pour les mœurs paysannes et la pensée populaire » (Tristes Tropiques, ch. xxxviii, Œuvres,Paris, Gallimard, NRF, « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 418).

6 Nous empruntons cette notion de bricolage à Claude Lévi-Strauss, qui en fait le principe de la « pensée sauvage », laquelle, à la différence de la « pensée scientifique ou ingénieuse », assemble des éléments hétéroclites. Voir à ce sujet le premier chapitre de La Pensée sauvage (Œuvres, op. cit., p. 559-596).

7 Marie Scarpa, Léternelle jeune fille. Une ethnocritique du Rêve de Zola, Paris, Champion, 2009.

8 Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, op. cit., p. 577.

9 Jean-Marie Privat et Marie Scarpa, « Ethnocritique et anthropologie(s) de la littérature », LHomme, no 206, p. 187.

10 AT, Prologue, p. 37.