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Classiques Garnier

Avant-propos Que faire de la rhétorique ?

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Expériences rhétoriques. Mélanges offerts au professeur Francis Goyet
  • Auteurs : Deloince-Louette (Christiane), Noille (Christine)
  • Pages : 7 à 11
  • Collection : Rencontres, n° 465
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406103936
  • ISBN : 978-2-406-10393-6
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10393-6.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 27/05/2020
  • Langue : Français
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Avant-propos

Que faire de la rhétorique ?

Francis Goyet, ce nest pas que la rhétorique, cest la rhétorique devenue une aventure. Une aventure personnelle, sans aucun doute, mais bien plus spécifiquement – la seule peut-être en France sur tant dannées – une aventure collective : précisément depuis ce jour où, en 1998, il décida de transformer en séminaire de recherche commun ce qui avait été jusquici un projet personnel tout à fait louable (et même honoré par lIUF, dont Francis était membre junior). Car cest bien dans cet ordre que sest faite la création de léquipe RARE, dont lacronyme a signifié tour à tour Rhétorique dAncien Régime et Rhétorique de lAntiquité à la Révolution : se donner dabord un programme de travail en commun, pour quensuite soit justifiée la création institutionnelle dune équipe.

Autant quun maître, Francis Goyet a alors été un directeur déquipe : un homme qui donne la direction, ouvre les pistes, forge un horizon. Dans son désir dune recherche collaborative, dans sa manière aussi de dépasser les frontières entre les disciplines, entre les siècles, Francis Goyet a bel et bien inventé, durant près de vingt ans, une autre manière de faire de la recherche : une recherche au long cours, fondée sur dénormes corpus dont la cohérence et les constantes ne pouvaient apparaître quau terme de lentes et patientes analyses collectives, dhypothèses sans cesse reformulées – dans le fil dun séminaire mensuel poursuivi dannée en année et, faut-il immédiatement ajouter, sans souci immédiat de publication ni de colloque.

Le plus contraint (étudier ensemble un objet singulier) rejoint ici le plus libre (la recherche avec comme seul horizon de comprendre, de progresser), le plus étroit (le commentaire dun rhéteur padouan de la fin du xviie siècle) le plus large (le renouveau quapporte linterprétation rhétorique dans la critique littéraire), le plus obsolète (le néo-latin des pédagogues de la discipline) le plus actuel (ce que peuvent nous dire, 8aujourdhui, les études de lettres), le plus restreint enfin (une poignée de chercheurs réservant un temps de leur recherche aux travaux de léquipe) le plus ouvert : quelques centaines darticles et douvrages publiés, qui ont puisé dans ces travaux tout ou partie de leur sève. Et puis, comme une suite naturelle, sont venues lélaboration collective dun site numérique éditorial (Schola Rhetorica, dabord dédié aux commentaires rhétoriques) et la fondation dune revue en ligne (Exercices de rhétorique), dont la présentation nous donne un témoignage de ce que fut pendant toutes ces années le credo de Francis Goyet comme celui de son équipe :

Les musiciens sentraînent avec leurs gammes et leurs morceaux ; les médecins sinstruisent par la clinique… La seule lecture des traités et des doctrines ne saurait suffire ; lanalyse des discours en est un complément indispensable, et elle peut, à la limite, dispenser des traités. Autrement dit, soyons moins contemplatifs, et plus opératoires ; moins byzantins, et plus virtuoses1.

Portrait du rhétoricien en chef dorchestre, mais également en architecte : est-il besoin de le préciser, Francis Goyet a élaboré au fil de ses recherches ce qui a fini par constituer une œuvre, au sens plein du terme, une somme à lancienne, dont chaque pierre est venue parfaire lédifice quil a dédié à la rhétorique : une rhétorique quavec quelques autres chercheurs de sa génération, il a voulu complète et non « restreinte », et qui a tour à tour renouvelé nos approches de linventio et de la dispositio comme de lelocutio. Rappelons en effet que les années 1990 ont vu paraître, issus des dernières thèses dÉtat, quatre ouvrages majeurs sur les rhétoriques de la Renaissance dans le sillage des travaux de Marc Fumaroli et de Kees Meerhoff2 : aux côtés dOlivier Millet (Calvin et la dynamique de la parole. Étude de rhétorique réformée, Paris, Honoré Champion, 1992), de Jean Lecointe (LIdéal et la différence. La perception de la personnalité littéraire à la Renaissance, Genève, Droz, 1993) et de François Cornilliat (« Or ne mens ». Couleurs de léloge et du blâme chez les « Grands rhétoriqueurs », 9Paris, Honoré Champion, 1994), lanalyse monumentale de Francis Goyet sur le Sublime du « lieu commun » a pour sa part entrepris de récapituler, comme lindique son sous-titre, lart de linvention dans un xvie siècle qui redécouvrait lAntiquité3.

Comment restituer, à partir de là, le fil dun parcours intellectuel qui sétend des techniques rhétoriques à la politique, des ressources du pathos et du sublime aux interrogations sur le littéraire, des exercices pédagogiques à un nouvel art de lire ? Au commencement était Cicéron, le De Inventione et les loci communes, ces mystérieux lieux communs, grands principes dans desquels toute une communauté politique se reconnaît et que lorateur convoque comme un couronnement de sa cause. Cest par eux que lamplification cicéronienne parvient au movere, par eux que lémotion pénètre le champ politique et le dynamise. Dans un vaste panorama historique, Francis Goyet saisit alors comment Melanchthon, le praeceptor Germaniae, transforme la notion en la tirant du côté du docere : les lieux communs recueillent la bonne doctrine réformée et sorganisent en rubriques dans des recueils commodes à consulter ou à utiliser – cest dailleurs cette transformation qui finira par donner à lexpression son sens moderne. La conséquence de cette inflexion majeure est claire : les passions ne sont plus au premier plan, elles seffacent derrière lorganisation rationnelle du discours. Mais, comme il sagit denseigner la Vérité, un « sublime silencieux » demeure. La rhétorique nest jamais loin du sacré, le xviie siècle sen souviendra.

Réhabiliter les émotions dans le champ politique, donc, mais également dans le champ poétique, puisque la vieille distinction entre rhétorique et littérature na plus de sens ici. Lample commentaire que Francis Goyet a consacré à la Deffence et illustration de la langue françoyse4 montre à quel point la réflexion de Cicéron dans lOrator informe en profondeur celle de Du Bellay quand il veut faire de la poésie ce que Cicéron a fait de léloquence et du poète un équivalent de lorateur qui manie les foules à son plaisir.

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Les Audaces de la prudence, parues en 20095, changent radicalement le point de vue. Cest désormais le juge qui fait lobjet de lanalyse, le juge et la manière dont il construit son jugement en trois étapes : le consilium ou délibération, le judicium ou décision, limperium ou passage à lacte. Comme toujours, chez le professeur Goyet, cest lensemble du processus qui est étudié, dans sa continuité et sa cohérence. Lexercice du jugement, ce sera bien sûr la pratique dun Machiavel, ou celle des devisants de lHeptaméron, mais ce sera aussi lessai de Montaigne, un Montaigne à qui est rendue une double prudence : celle du juge et celle de lécrivain qui agence ses essais. La parenté entre la littérature et le travail du juge apparaît clairement : le jugement se fait prudent par exercice, il devient habitus ; lécrivain diligent travaille en prudent pour atteindre lexcellence. Ou pour reprendre Aristote, « la rhétorique est ordonnée au jugement », que lon soit dans le délibératif et le judiciaire ou dans lépidictique, là où le spectateur prend la place du juge et apprécie à sa juste valeur le discours de lorateur.

Car en dernier ressort, surtout en matière littéraire, nest-ce pas au spectateur, ou au lecteur, de juger ? Le premier ouvrage de Francis Goyet le soulignait déjà, qui plaidait pour une rhétorique de leffet (de lefficacité de leffet) quelles que soient ses mises en situation, oratoires, théâtrales ou poétiques6. Reprenant à nouveaux frais la question, son récent ouvrage sur Le Regard rhétorique7 pose le principe fondamental dun art de lire en rhétorique, en rappelant que lenseignement de la rhétorique ancienne avait dabord pour but de former ses élèves à « voir un discours comme un tout ». Ou à saisir lIdée dans sa forme, comme le suggérait déjà un article de 19938. Faire voir le tout dans lagencement des parties, cest le rôle de la dispositio, à la fois assemblage et liaison, jointure et structure. Avec Quintilien, Ronsard, Montaigne ou Shakespeare, avec les plaidoiries davocats aussi, Francis Goyet examine ce travail minutieux et précis – une tâche de marqueteur ? – dont lenjeu est de permettre au lecteur la saisie du tout, totum, au-delà de lensemble des éléments qui 11le constituent, omnia. Nest-ce pas là au fond lessentiel que de toujours garder le fil, pour éviter dêtre cet « indiligent lecteur » qui se focalise sur les détails au lieu de percevoir lensemble.

Lire le tout, mais aussi lire… tout : cest ainsi, inspirée de lancienne culture de la rhétorique, quest née la « méthode Goyet ». Pour comprendre le projet densemble dun discours, dun poème, dune pièce de théâtre, il faut pouvoir lire non seulement le texte, mais le texte avec laide des maîtres de rhétorique qui lont lu, annoté, enseigné, modelé, transmis : après Cicéron, Quintilien ou Aristote, il y eut donc Ferrazzi, auteur de riches commentaires sur Virgile, Tite-Live, Cicéron ; mais aussi Melanchthon et Scaliger, Junius et Du Cygne, Donat et Willich… Autant de pistes ouvertes dans un esprit tout humaniste, fait démulation et de stimulation ; autant de traces tout aussi bien, que nous sommes à notre tour invités à suivre, de tous les bords de la critique – histoire littéraire, histoire de lart, théorie littéraire, stylistique, pragmatique, ou encore philosophie.

Que faire en effet aujourdhui de la rhétorique ? A program for more work9, assurément : ce volume en est la preuve, qui réunit les contributions délèves, de collègues et damis qui ont tous, à un moment ou à un autre, pensé avec Francis Goyet.

Christiane Deloince-Louette
et Christine Noille

1 Fr. Goyet et Ch. Noille, « Présentation générale », Exercices de rhétorique 1|2013, URL : http://journals.openedition.org/rhetorique/87 (consulté le 12/09/2019).

2 Voir respectivement LÂge de léloquence. Rhétorique et res literaria de la Renaissance au seuil de lépoque classique [1980], Genève, Droz, 2002 et Rhétorique et poétique au xvie siècle. Du Bellay, Ramus et les autres, Leiden, E. J. Brill, 1986.

3 Le Sublime du « lieu commun ». Linvention rhétorique dans lAntiquité et à la Renaissance Paris, Honoré Champion, 1996, réédité aux éditions Classiques Garnier en 2018 avec un avant-propos inédit.

4 Joachim Du Bellay, Œuvres complètes, vol. I, La Deffence, et illustration de la langue françoyse, éd. Fr. Goyet et O. Millet, Paris, Honoré Champion, 2003.

5 Les Audaces de la prudence. Littérature et politique aux xvie et xviie siècles, Paris, Classiques Garnier, 2009.

6 Voir Rhétorique de la tribu, rhétorique de lÉtat, Paris, PUF, 1994.

7 Le Regard rhétorique, Paris, Classiques Garnier, 2017.

8 « Quest-ce que lIdée dun texte ? (Littérature vs rhétorique) » dans What is Literature ? France 1100-1600, éd. F. Cornilliat, U. Langer, D. Kelly, Lexington, Kentucky, French Forum Publishers, 1993, p. 33-52.

9 Selon la formule de William James (Pragmatism and Other Essays, New York, Simon & Schuster, 1963, p. 26).