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Classiques Garnier

Commerce informel et marchands ambulants au Maroc Entre répression et institutionnalisation

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : European Review of Service Economics and Management Revue européenne d’économie et management des services
    2017 – 1, n° 3
    . varia
  • Auteur : Gallouj (Camal)
  • Résumé : Cet article analyse les logiques de fonctionnement et de diffusion du commerce ambulant dans le cas d’un pays émergent comme le Maroc. La prolifération de ce commerce pose des problèmes de concurrence déloyale vis-à-vis du secteur formel, mais également d’encombrement et d’occupation illégale de l’espace public. L’article discute également les politiques publiques mises en œuvre, qui oscillent entre répression et institutionnalisation.
  • Pages : 133 à 160
  • Revue : Revue Européenne d’Économie et Management des Services
  • Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
  • EAN : 9782406071204
  • ISBN : 978-2-406-07120-4
  • ISSN : 2555-0284
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07120-4.p.0133
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 23/08/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Commerce informel, marchands ambulants, petit commerce, réglementation, sédentarisation
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Commerce informel
et marchands ambulants au Maroc

Entre répression et institutionnalisation

Camal Gallouj1

Université Paris 13 Sorbonne Cité

CEPN-CNRS

Introduction

Au Maroc, comme dans la plupart des pays en développement ou émergents, le secteur informel a pris une place importante et grandissante dans léconomie nationale (Gallouj, 2017a). En effet, même si, par sa nature, ce secteur informel reste difficile à définir et à quantifier, le Haut Commissariat au Plan (HCP) estime quil représenterait plus de 36 % des emplois non agricoles du pays et un peu plus de 11 % du PIB. Le secteur informel couvre tous les champs de léconomie : artisans et petite production marchande, services aux ménages et surtout commerce. Au sein de linformel, le secteur commercial apparaît largement dominant en termes demplois. Il concentre plus de la moitié (53 %) des actifs occupés du « secteur ».

Si lampleur de linformel commercial est considérable, on constate que le phénomène a eu tendance à se développer fortement sur la période récente. Ainsi, la part du commerce dans linformel a augmenté tant en nombre dunités quen effectifs. Une étude du Haut Commissariat au Plan (HCP, 2007) montre que le poids du commerce dans lensemble 134des activités informelles est passé de 52,8 % en 1999 à 57,4 % en 2007. En termes demplois, les actifs occupés dans le secteur commercial informel seraient quant à eux passés de 917000 (48,2 %) en 1999 à 1175000 en 2007 (53,2 %) soit une augmentation de 28 % contre 16,5 % pour lensemble de léconomie.

Les vendeurs ambulants ou vendeurs de rue connaissent un développement important. Ils constituent ainsi, au Maroc, un véritable phénomène urbain, marqué par la prolifération et loccupation accentuée de lespace public. Dans cet article, nous cherchons à mieux comprendre les logiques de développement, de structuration et de résistance du petit commerce informel et plus particulièrement des marchands ambulants. Nous proposons une typologie des acteurs et mettons en exergue leurs principales caractéristiques. Nous insistons en particulier sur leurs caractéristiques socio-économiques, les logiques capitalistiques quils mettent en œuvre et sur les stratégies de localisation (et de mobilité) quils privilégient. Cette diversité des acteurs est aussi le reflet de la variété des trajectoires qui mènent au commerce ambulant et qui sont abordées dans la section 2. Dans la section 3 nous mettons laccent sur les problèmes posés par la prolifération des marchands ambulants. Nous évoquons lensemble des parties prenantes (consommateurs, commerçants sédentaires, Etat et collectivités territoriales), et analysons leurs positions par rapport à ce phénomène et à son expansion. Enfin, la dernière section, est consacrée quant à elle au rôle des pouvoirs publics. Nous montrons quaprès avoir longtemps cherché à maintenir un équilibre précaire entre répression-éradication et conciliation-institutionnalisation, ces derniers ont eu tendance, sur la période récente, à privilégier la voie de linstitutionnalisation.

I. Typologie et principales caractéristiques
des acteurs

Les marchands ambulants se caractérisent par des trajectoires de vie et des logiques de fonctionnement variées. Il existe ainsi de multiples catégories de marchands ambulants, qui se distinguent par leurs 135caractéristiques socio-économiques, leurs statuts professionnels, les formes de propriété quils privilégient ainsi que par leurs localisations et modalités doccupation de lespace.

Typologie du commerce ambulant

Selon une étude du Ministère du commerce et de lindustrie, on dénombre dans le pays environ 280 000 vendeurs ambulants, qui réaliseraient près de 45 Milliards de Dhs de chiffre daffaires. Néanmoins, le commerce ambulant ne constitue par pour autant une réalité uniforme. On peut ainsi, à la suite de Messaoudi (2016), distinguer cinq grandes catégories de marchands ambulants : les marchands ambulants à étals, les marchands ambulants à charrettes (tirées par des ânes ou à bras), les marchands ambulants motorisés, les « ferrachas » et les vendeurs à la sauvette.

Les marchands ambulants à étals sont paradoxalement ceux qui semblent poser le plus de problèmes aux autorités. Comme le précise Messaoudi (2016, p. 5), « cette catégorie est plus disposée que les autres à la sédentarisation. En effet, elle commence par des étals et évolue vers linstallation dabris en toile ou sous forme de tentes, puis en zinc, synonyme dancienneté invoquée à chaque occasion pour revendiquer auprès des autorités un local en dur ou un lot de terrain ».

Les marchands ambulants motorisés (utilisant généralement des camionnettes, des véhicules utilitaires ou encore des motocyclettes ou triporteurs) se caractérisent par une très forte mobilité qui leur permet de réduire leurs délais dapprovisionnement et de vendre des produits à forte valeur ajoutée. Cette catégorie de marchands propose un large éventail de produits qui vont des produits du terroir (miel et épices diverses) aux aliments préparés (escargots, etc.) dans une logique parfois de snacking.

Les marchands ambulants à charrettes présentent eux aussi un fort degré de mobilité qui, paradoxalement, en milieu urbain, est plus élevé que celui des marchands ambulants motorisés. Ils sinstallent généralement à proximité des marchands à étals en particulier aux heures daffluence. Leur spécificité réside dans le fait que, passées ces heures daffluence, ils sont souvent amenés à déambuler dans les rues et les quartiers à la recherche dune clientèle à plus faible mobilité. Les marchands ambulants à charrettes sont le plus souvent spécialisés dans les fruits et légumes. 136Nous avons pu observer que parfois, dans certains quartiers, la brouette (sans doute moins onéreuse et dun usage plus malléable) avait remplacé la charrette traditionnelle.

Les ferrachas sont des vendeurs au sol, autrement dit des marchands qui étalent leurs marchandises sur un carton, un tapis (ferrach) et directement au sol, sur les trottoirs. Bien que les termes ferrach et ferrachas soient maintenant consacrés, les tapis se sont faits de plus en plus rares et ont été depuis longtemps remplacés par des cartons ou des bâches tissées ou en plastiques. Les marchandises exposées par ces marchands sont variables : des cigarettes aux vêtements, jouets et petits appareils électroniques. Lavantage du ferrach, en particulier lorsquil prend la forme dune bâche, est quil est rapidement transformable en baluchon, ce qui facilite les possibilités de fuite en cas de descente policière.

Les vendeurs à la sauvette2 peuvent être considérés comme larchétype du marchand ambulant. Ils ont fait le choix de la non localisation et de la déambulation permanente le long des boulevards et artères principales, tout en sattardant parfois devant les cafés, restaurants et autres zones dattraction du chaland. Ces vendeurs proposent le plus souvent des articles à très faible intensité monétaire (cigarettes à lunité, mouchoirs jetables, cacahuètes et autres amuse-gueules grillés). Néanmoins, on peut également retrouver dans cette catégorie quelques vendeurs de vêtements ou téléphones et accessoires de mode (montres, ceintures, couvre-chefs et, selon les opportunités, jouets et parapluies…).

Caractéristiques socio-économiques des acteurs

Le secteur commercial informel est souvent perçu comme un secteur refuge pour des personnes en situation de forte précarité. En réalité, il concerne aussi de plus en plus souvent des personnes actives à niveaux dinstruction et de formation variables. Il comporte à la fois des migrants, des jeunes diplômés ou non diplômés, des chômeurs ou des actifs occupés, des petits fonctionnaires, des hommes et des femmes mais aussi des enfants… Malgré cette diversité, les populations concernées peuvent être décrites comme étant plutôt masculines et à faible niveau déducation.

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Une population plutôt masculine

Il existe un certain nombre détudes sur le profil des marchands ambulants au niveau local et national. Ainsi, dans une recherche menée en 2000 sur la zone de Marrakech, auprès de 650 marchands ambulants, Sebti (2009) montre quun peu moins de la moitié (45,7 %) des marchands ambulants est âgée de 40 ans et plus. Les personnes concernées sont pour une large majorité originaires des campagnes (61 %) et en particulier des régions proches. La proportion de femmes varierait entre 15 et 26 % selon lactivité considérée. Dans une étude menée dans la région de Fès, Fejjal (2015) montre que bien que les marchands ambulants se recrutent dans pratiquement toutes les tranches dâge, on observe une très nette surreprésentation des plus de 35 ans (qui comptent ainsi pour 64 % des effectifs). Le poids des femmes se situe dans la même fourchette que celle qui a été évoquée plus haut dans le cas de Marrakech, soit autour de 20 %.

Au niveau national, une étude menée par le Ministère du Commerce et de lIndustrie permet de cerner la physionomie du secteur des marchands ambulants. Selon cette étude, les commerçants ambulants seraient essentiellement des hommes (91 %) âgés en moyenne de 41 ans. Les femmes (9 %) sont souvent des chefs de ménage (cest le cas pour 46 % dentre elles) et le commerce ambulant constituerait leur unique source de revenu et de subsistance.

Un faible niveau détudes

Les marchands ambulants se caractérisent par un niveau déducation relativement faible. Pour Sebti (2009, p. 166), plus de 60 % des marchands ambulants sont restés hors du système scolaire et ce nest que très rarement que les autres dépassent le niveau de lenseignement primaire : « la faiblesse du bagage scolaire se combine à lorigine rurale en relation avec le retard des campagnes sur les villes en matière déducation ».

Néanmoins, selon toute vraisemblance, le niveau détudes des marchands ambulants aurait tendance à augmenter fortement ces dernières années du fait de limportance du taux de chômage prévalent chez les jeunes diplômés. Plus encore, nos investigations de terrain nous ont amené à rencontrer nettement plus de diplômés que ce que suggèrent les enquêtes. Il est probable quune part des répondants diplômés ne 138souhaite pas nécessairement faire état de leur situation. Cest dailleurs le sens des propos qui suivent tenus par un ferrach de la région de Tanger :

Jai fait un diplôme de master de mécanique. Jai envoyé des centaines de demandes dans toutes les entreprises et je nai jamais eu de réponse pendant quatre ans. Jai voulu me marier alors il a fallu travailler et jai commencé avec un copain à réparer et vendre des téléphones. Mais cest hchouma [La honte] pour moi et ma famille. Cest mieux de dire que je nai pas de diplôme… parce que cest dur et cest hchouma aussi avec les autres vendeurs qui se moquent de moi souvent. Certains ne mappellent même pas par mon nom Othman mais « tiplom » [prononciation arabisée de « diplôme »] pour se moquer.

Les formes de propriété et statuts professionnels

On peut distinguer dans le commerce ambulant trois statuts professionnels différents : associé, auto-entrepreneur et salarié :

(i) Le mode associé correspond à la situation dans laquelle au moins deux acteurs sassocient pour investir dans une « karoussa » [charrette, carriole] ou des marchandises et se partagent ensuite lactivité et les bénéfices ;

(ii) Le mode auto-entrepreneur ou auto-employé est celui de lentrepreneur individuel qui investit pour son propre compte. Ce mode reste très largement dominant dans lemploi informel commercial. Lindépendant travaille généralement seul. Néanmoins, il est parfois aidé par des apprentis ou des aides (enfants, frères, sœurs, conjoints ou autre membre de la famille) ;

(iii) Le mode salarié correspond à une situation dans laquelle un entrepreneur investit dans un équipement et des marchandises quil met à disposition dun ou plusieurs vendeurs qui travaillent à la journée et sont rémunérés (souvent en pourcentage des ventes) en fin de journée. Messaoudi (2016, p. 6) montre ainsi comment « certains commerçants ou encore des personnes ayant un capital quils veulent faire fructifier ou certains fonctionnaires achètent des marchandises en gros (fruits de saisons, légumes), aménagent des étals ou des charrettes et emploient des personnes pour vendre leurs marchandises moyennant un salaire de 50 Dhs par jour ». Le mode salarié reste cependant 139très nettement marginal. En effet, selon lenquête nationale sur le secteur informel, le taux de salariat dans lactivité « commerce et réparation » serait de lordre de 10 %.

Une faible intensité capitalistique

La domination de la trajectoire de survie sous-jacente à la prolifération du phénomène des marchands ambulants se reflète largement dans une valeur moyenne des marchandises exposées relativement faible : 2754 Dhs. Ce capital permet de générer un bénéfice quotidien moyen légèrement supérieur à 100 Dhs soit un total de 3100 Dhs par mois.

Ali Fejjal (2015), dans un remarquable travail sur la ville de Fès constate quant à lui que le capital de départ (mais aussi le gain qui en découle), sont extrêmement variables selon les secteurs. Ainsi, le capital investi peut être de 50 Dhs (pour les détaillants de cigarettes), mais il peut aussi atteindre jusquà 10 000 Dhs (pour le cas des équipements domestiques) avec toutefois de fortes fréquences des moyennes et des valeurs basses. Le commerce de fruits et légumes serait selon cet auteur le moins capitalistique dans la mesure où en moyenne 800 Dhs seraient suffisants pour se lancer (200 Dhs pour la charrette, 200 Dhs pour la balance et le reste pour le capital roulant…). À linverse, les mises se font nettement plus importantes pour lhabillement les chaussures, les équipements personnels et domestiques puisquelles se situent entre 2000 et 3000 Dhs. Fejjal (2015) souligne néanmoins que les gains réalisés par les marchands ambulants sont certes en partie liés au montant des capitaux investis, mais ils sont dabord et avant tout tributaires des efforts fournis par les intéressés ainsi que des stratégies quils déploient pour parvenir à écouler leurs marchandises.

Localisation et modalités doccupation de lespace

Comme nous lavons souligné précédemment, les marchands ambulants mettent en œuvre un ensemble de stratégies pour maximiser les transactions et les gains. Parmi elles, les stratégies de localisation et doccupation de lespace tiennent une place privilégiée. Dans tous les cas, il sagit bien dopter pour des zones dimplantation centrales. 80 % des unités recensées dans létude du Ministère sont localisées dans des sites à forte fréquentation et densité, ce qui permet de multiplier les transactions et de vendre plus. Mais, lautre enjeu de la localisation réside dans 140les possibilités quelle offre de « plier bagage » et de senfuir rapidement en cas de contrôle policier. Comme le souligne Hossein (2014, p. 17), “the hawkers prefer to locate themselves at the entry points, along the footpath facing the streets of market fronts to attract moving people. These accessible locations also permit them easy escape during police raids against illegal hawking”.

Limage la plus marquante des vendeurs ambulants renvoie à leur présence marquée sur les boulevards et les rues, en particulier au travers des problèmes dencombrements et de privatisation de lespace public quils engendrent. Mais ils sont également très présents et actifs dans dautres espaces comme les souks urbains hebdomadaires, les souikas [petits marchés urbains], les joutiyas [braderies permanentes où sont vendus des produits de seconde main], les parking et terrains non construits, les gares routières et zones taxis, les esplanades de mosquées (Messaoudi, 2016). Plus récemment on les retrouve impliqués dans les expérimentations plus ou moins réussies menées par différentes administrations et collectivités à travers la mise en place des marchés pilotes (nous y reviendrons).

I. Marchands ambulants :
différentes trajectoires sociales

Lentrée dans le commerce ambulant peut emprunter de multiples trajectoires. Ainsi, devenir marchand ambulant peut être laboutissement logique de toute une série daccidents de la vie, le signe dun déclassement social et dune forme de relégation et de déshonneur. Si devenir marchand ambulant est souvent perçu comme tel, en particulier par les observateurs externes, il peut également, dans certaines conditions relever dun choix stratégique. On peut ainsi repérer quatre trajectoires distinctes menant à lexercice du métier de marchand ambulant : une trajectoire de survie, une trajectoire entrepreneuriale opportuniste, une trajectoire de complément de revenu et une trajectoire entrepreneuriale dévitement de limpôt (Gallouj, 2017a).

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Une trajectoire de survie

Les activités ou trajectoires de survie sont celles qui prolifèrent pendant les périodes de crise économique. Souvent qualifiées dinvolutives, elles ne permettent pas de dégager un véritable surplus. Mejjati Alami (2014, p. 25) considère ainsi que « les activités de survie sont majoritairement exercées par les catégories sociales vulnérables dans le cadre de lauto-emploi et/ou par les femmes et les enfants (les ferrachas, les ambulants, etc.). Numériquement importantes, ces activités ne disposent pas ou peu de capital, sauto-reproduisent, compte tenu de la forte concurrence et dune entrée libre sur le marché, et les revenus quelles distribuent sont faibles, ne dépassant guère le stade de la subsistance ».

Limage du marchand ambulant inscrit dans une trajectoire de survie renvoie généralement au fellah fuyant la campagne pour cause de sécheresse et qui se lance dans cette activité souvent faute de mieux. Mais cette trajectoire de survie sapplique aussi aux mères de famille isolées (divorcées, veuves ou abandonnées…) ou encore aux personnes âgées (de plus en plus nombreuses) sans ressources et sans lien social. Elle sapplique également aux jeunes en échec scolaire voire, comme on la déjà évoqué, à certains diplômés chômeurs de longue durée.

Une trajectoire entrepreneuriale opportuniste

Si pendant longtemps, le commerce ambulant a renvoyé à une forme de relégation sociale ; il nest plus toujours perçu en tant que tel dans un certain nombre de cas. Il devient ainsi, pour les jeunes, mais également pour les moins jeunes, un concurrent sérieux de lemploi salarié classique en entreprise voire du petit fonctionnariat. Le marchand ambulant se structure ainsi en une nouvelle classe socio-professionnelle. La presse nationale se fait dailleurs lécho de cette tendance émergente : « aujourdhui dans les milieux populaires, on trouve que dans une même famille les lauréats des universités sont moins bien estimés que les marchands ambulants. Ces derniers ont droit à tous les égards. Ce sont eux qui équipent la maison, entretiennent les parents et bénéficient de lestime des voisins, voire des autorités3 ».

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En effet, avec un revenu journalier qui peut osciller entre 100 et 400 Dhs net, lentrée dans le commerce ambulant peut se révéler un choix stratégique pertinent et rentable. Ainsi par exemple, dans une enquête sur les petits entrepreneurs de la région de Casablanca, Laoudi (2001) montre à quel point dans les couches populaires urbaines, le travail salarié du secteur privé se trouve maintenant dévalorisé comparativement aux micro-activités marchandes de rue : « un petit vendeur de fruits et légumes ou de produits vestimentaires… peut gagner deux à trois fois mieux, voire plus quun ouvrier ou une ouvrière travaillant au Smig dans le secteur structuré, comme par exemple celui du textile, sachant quune bonne partie des entreprises ne respectent même pas le Smig4 ».

Une trajectoire de complément de revenu

La trajectoire de complément de revenu concerne loffre commerciale développée par des actifs : salariés, petits fonctionnaires ou Marocains résidents à létranger (MRE). Ces actifs disposent déjà de revenus et le commerce informel est utilisé comme moyen dobtenir des ressources complémentaires dans une logique qui nest pas seulement celle du travailleur pauvre. Cette logique est ainsi poursuivie par un certain nombre de MRE qui y trouvent, aussi à toutes les périodes de lannée le moyen de financer leurs déplacements aller-retour au pays. Ainsi, durant les périodes estivales le poids des MRE a tendance à saccroître fortement. Ces derniers, à linverse des autres catégories, proposent, selon une logique opportuniste et sur une échelle temporelle généralement réduite, des produits doccasion : vêtements, chaussures, mais également et de plus en plus, du petit électroménager et de la téléphonie…

Ainsi par exemple, El Hariri (2003) met en évidence le rôle accru des immigrés marocains dans les circuits marchands informels en distinguant deux types de commerce : le premier, estival, lors du retour annuel pour congés, et le second, qui seffectue hors vacances dété et sur toute lannée. Elle met par ailleurs en avant le rôle de plus en plus prégnant des femmes dans lalimentation dun commerce informel très actif. Ce commerce, qui se concentrait à ses débuts sur les périodes estivales sest graduellement « institutionnalisé » voire « professionnalisé » en se développant sur une base plus régulière en dehors des périodes 143estivales (soit 4 à 5 fois par an). El Hariri distingue le commerce opéré par les épouses, qui porte prioritairement sur des produits symboles de le France (produits de beauté, linge de maison, vêtements, tissus et autres accessoires, chaussures, montres, sacs à mains, bagages divers…) qui est en fort développement, mais qui reste encore discret comparativement à celui qui est pratiqué par les époux. Ce dernier est en effet nettement plus visible et concerne des produits plus onéreux (outillages, bicyclettes, petit voire gros électroménager et véhicules automobiles…). Dans tous les cas cette pratique commerciale nouvelle vise plusieurs objectifs : aider la famille au Maroc, financer le séjour et le voyage….

Une trajectoire dévitement de limpôt

Cette trajectoire correspond à des unités dont les caractéristiques sont finalement très proches des entreprises du secteur formel. Les unités concernées ont de larges potentiels en termes demploi, de revenu et daccumulation. Elles sont dailleurs pour nombre dentre-elles enregistrées et localisées (locaux professionnels). On y retrouve à la fois des entreprises nouvellement créées et des entreprises plus âgées, qui ont pour caractéristique commune lévitement des impôts et des charges jugées trop lourdes. Néanmoins, le fonctionnement à la marge, nest pas nécessairement durable et structurel. En effet, certaines de ces unités peuvent, au cours de leur développement, glisser vers le formel. Autrement dit, cette trajectoire est marquée par une réelle porosité entre formel et informel (Mejjati Alami, 2007 ; CGEM, 2008).

I. Les problèmes posés par les marchands ambulants

La prolifération des marchands ambulants peut, dun certain point de vue, présenter des aspects positifs. En effet, le commerce ambulant apparait comme un moyen dintégration socio-économique. Il joue le rôle déponge à emploi en absorbant les individus qui ne sont pas parvenus à sinsérer dans lemploi sous des formes plus traditionnelles. Comme le précise Sebti (2009, p. 166), « pour les jeunes cherchant à travailler pour la première fois, il sagit dune activité assez tentante. 144Elle semble offrir liberté, indépendance et possibilité dêtre changée à tout moment, surtout quand elle est initialement pratiquée à titre transitoire ». Néanmoins, cette prolifération pose également de nombreux problèmes socio-politiques et juridiques (occupation illégale de lespace public, absence dautorisation et non paiement de limpôt) et économiques (concurrence déloyale exercée vis-à-vis du commerce formel).

Les problèmes socio-politiques et juridiques

Nous réunissons sous cette catégorie (socio-politique) un ensemble de problèmes, fréquents dans les activités informelles, liés au contournement des réglementations publiques (occupation de lespace public, défaut dautorisation, évitement de limpôts).

Loccupation de lespace public par les marchands ambulants est une source de nombreuses nuisances et incidents régulièrement relatés dans la presse. Ces incidents et nuisances sont de différentes natures : réduction des possibilités daccès des piétons et des voitures dans les rues et confiscation des espaces publics ; insalubrité, carence dans la gestion des déchets et nuisances sonores pour le voisinage.

Selon une étude du Ministère du Commerce et de lIndustrie, environ 98 % des marchands ambulants exercent leur activité en dehors de toute autorisation ou de tout cadre légal. Pour autant, les marchands ambulants sont loin déchapper totalement à lemprise et à la régulation étatique. En effet, bien que lessentiel des commerçants concernés ne soit pas déclaré au registre du commerce et que lEtat soit quant à lui incapable de percevoir une TVA sur les produits vendus, nombre de ces commerçants sacquittent de droits de patente ou encore de certaines taxes relatives à leur activité (Manry, 2015).

La concurrence déloyale vis-à-vis du commerce formel

La presse professionnelle et quelques rares articles académiques se font lécho dune concurrence jugée déloyale entre le commerce formel et le commerce informel. Cette concurrence est souvent réelle mais elle est également parfois uniquement perçue comme telle. En effet, lobservation fine du terrain montre quau-delà de la concurrence et de la confrontation, les pratiques des acteurs sorientent plus vers le partenariat et la collaboration.

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Une concurrence perçue

Lun des problèmes les plus importants posé par la prolifération des marchands ambulants en milieu urbain est limpact négatif quils ont sur le petit commerce formel. En effet, nétant soumis ni à limpôt ni à la TVA, et dans la majorité des cas ne supportant aucune charge (ou des charges très faibles), les marchands ambulants sont à même de proposer des prix très compétitifs comparativement à ceux des épiceries ou échoppes traditionnelles. Pour ces dernières, la concurrence déloyale des marchands ambulants est beaucoup plus prégnante que celle du grand commerce (Gallouj, 2017b). Elle devrait même samplifier à lavenir du fait de la croissance du nombre de commerçants ambulants.

Les marchands ambulants proposent à la vente des marchandises issues des surplus ou des « coulures » des industries délocalisées (textile en particulier), mais également des produits de contrebande issus des Présides de Sebta et Melilla, des marchandises neuves ou de seconde main transférées par les MRE ou encore des stocks dinvendus de la grande distribution ou du commerce franchisé passés par des circuits de remise en circulation. De ce fait, les marchands ambulants sont à même de proposer des prix en moyenne 15 à 20 % moins chers que ceux des boutiques et commerces de centre ville et de la grande distribution traditionnelle.

Limpact des marchands ambulants sur le commerce traditionnel organisé est général, mais son intensité semble variable selon le secteur considéré. Cet impact est, par exemple, particulièrement important (ou ressenti comme tel) dans le cas du textile habillement entrée de gamme.

Lopposition entre les deux commerces formel et informel nest pas nouvelle. Pourtant, la réalité de la concurrence entre eux peut être discutée. Dans tous les cas, elle est sans doute largement surestimée voire exagérée par les commerçants sédentaires. En effet, les différents acteurs du commerce ne ciblent que très rarement les mêmes clients en particulier du fait dune différenciation marquée au niveau de loffre produit. Fejjal (2015, p. 171-172) considère que « la concurrence nest réelle que dans les branches où le commerce ambulant fait double emploi avec le commerce localisé, ce qui concerne 29 % des implantations dont lapprovisionnement se fait dailleurs à lextérieur de Fès. Pour le reste, les marchands ambulants ont leur propre clientèle dans les branches non couvertes par le commerce 146sédentaire (friperies et produits de récupération, articles de contrebande). La plupart de ceux qui occupent les mêmes créneaux que les boutiquiers sapprovisionnent en ville auprès de ces mêmes commerçants qui leur contestent le droit dexercer leur activité ».

Par ailleurs, on notera que les commerçants ambulants eux-mêmes adoptent des stratégies dévitement de la concurrence. Comme le souligne Karibi (2015, p. 230), « ces commerçants ambulants usent de multiples stratégies, ils choisissent les devantures des magasins fermés… et ne sactivent avec force quaprès la fermeture des magasins ».

De la concurrence à la complémentarité-collaboration

La trajectoire conflictuelle, tout en étant a priori dominante nest pas exclusive. On peut observer des relations étroites entre commerce ambulant et commerce sédentaire. Fejjal (2015) souligne ainsi une forte corrélation entre densité commerciale et commerce ambulant. Autrement dit, les parties des villes qui sont les plus investies par les commerces ambulants sont également celles qui concentrent la plus forte densité de commerçants sédentaires. Comme le souligne Manry (2015) cest « limbrication du formel et de linformel dans de nombreux quartiers qui fait lespace marchand, en toute complémentarité ». La présence de cette multiplicité dacteurs formels et informels « crée une scénographie particulière de lacte dachat qui draine le chaland vers les boutiques ». Fejjal (2015) résume parfaitement cette situation par une formule particulièrement heureuse : « il ny a de commerce que parmi les commerçants ». Plus généralement et dans un autre contexte, Hossain (2014, p. 19) met également en évidence cette complémentarité des deux formes de commerce :

In developing countries the informal sector retail does not operate in separate economic circuits. Indeed they are undoubtedly interrelated with the formal sector, although the spatial form varies in different socio-economic context. The informal retailing sector has the potential to play an important role both in providing economic feasibility and impart spatial integrity to the modern retail developments. A spatially sustainable urban retail development could be ensured through a benign dependency relationship between the formal and informal sector characterizing a developing economy.

On observe ainsi de multiples configurations qui renvoient nettement à des trajectoires coopératives et partenariales. En effet, les collaborations, partenariats et interpénétrations entre les commerces formel et informel 147sont nombreux. Dans de multiples situations les marchands ambulants et les marchands sédentaires sont liés par de véritables relations contractuelles et partenariales. Les marchands sédentaires et épiceries en place fournissant alors les marchands ambulants en produits standard ou de seconde main (invendus, périmés) moyennant commission. Ainsi, le marchand sédentaire peut structurer et organiser le commerce ambulant. Par exemple, le système de vente informelle de cigarettes à lunité est totalement contrôlé et dominé par le marchand de tabac qui impulse et organise le commerce informel et qui en est le bénéficiaire ultime en particulier parce quen adaptant les conditions de vente aux différentes populations, il peut toucher lensemble de la clientèles du quartier quel que soit son statut et son niveau économique et social. Bien entendu ce type dorganisation ne se limite pas aux vendeurs de cigarettes. On le retrouve également par exemple dans la vente de vêtements (Salahdine, 1988).

Certains travaux ont montré que les pratiques coopératives étaient courantes même dans le cadre des centres commerciaux et kissariats. Ainsi, par exemple, Anglade (2011) observe comment certains boutiquiers des kissariats parviennent à tirer leur épingle du jeu en embauchant des ferrachas en complément des ressources de leurs commerces légaux. En effet, les commerçants sédentaires les moins fortunés ont acquis des magasins souvent de petite taille au fond de ces centres, ce qui réduit leurs possibilités dattraction des chalands. Aussi ces commerçants ont tendance à employer des commerçants ambulants qui sinstallent à lentrée des centres. Ce faisant, ils disposent ainsi dune devanture plus centrale. Il arrive même parfois que selon les circonstances et les besoins, le marchand sédentaire puisse temporairement se transformer lui-même en marchand ambulant.

Dans sa recherche sur le commerce ambulant dans la région de Marrakech, Mohammed Sebti (2009, p. 163) montre très clairement que les deux formes de commerce formel et informel ne sont jamais nettement séparées et que les imbrications et interactions qui les caractérisent sont relativement élaborées et complexes : « les marchands disposant dun local peuvent eux-mêmes devenir ambulants de façon épisodique, pour écouler une partie de leurs stocks de marchandises. Cest un phénomène que lon rencontre aussi bien dans la vente des légumes et des fruits que dans lhabillement. Les individus exposant les marchandises dans la rue sont alors de faux marchands ambulants. Mais surtout, dans la chaine 148complexe de distribution qui commence avec le grossiste, le vendeur de rue représente le dernier maillon, souvent dépendant de ceux qui lui fournissent la marchandise et lui octroient le crédit nécessaire ».

I. La place de laction publique : répression,
conciliation et institutionnalisation

Lobservation des politiques et actions publiques montre que lattitude des autorités locales (municipalités en particulier) mais également de plus en plus autorités nationales se caractérisent par une réelle ambivalence et des pratiques en dents de scie. En effet, à des périodes de répression et dactions énergiques (rafles, saisies…), succèdent des périodes daccalmie et de reconquête de lespace public par les marchands ambulants. Il est vrai que le commerce ambulant met en jeu des acteurs aux intérêts fortement contradictoires et tout se passe comme si laction publique ne visait quà maintenir un équilibre souvent précaire.

Répression – éradication

La presse se fait souvent lécho dactions énergiques et opérations coup de poing menées contre le commerce informel. La logique de répression est souvent menée sous la pression des commerçants sédentaires qui sont confrontés à une concurrence considérée comme déloyale de la part des marchands ambulants. Forts de représentions syndicales et professionnelles structurées (associations ad hoc, CCIS…), les petits commerçants font régulièrement pression sur les municipalités pour la mise en œuvre de mesures de répression, voire déradication. Cependant pour différentes raisons, et comme le note Sebti (2009, p. 169-170), « les autorités ne sattaquent jamais au fond du problème. Evidemment, la répression sabat de temps à autre sur les marchands indésirables, les obligeant à fuir en abandonnant leurs marchandises. Mais le lendemain, tout est oublié et on recommence. Les mêmes vendeurs sont là et peut être dautres les rejoignent. Ceux qui ont eu la malchance de perdre leur étalage réinvestissent un autre capital. Aucun système de lutte ne semble pouvoir venir à bout de leur obstination… ».

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En effet, après une période de lutte intense et régulière dans le cadre dune logique éradicatrice et sans réel succès, les autorités ont opté pour des actions ponctuelles et sporadiques de nettoyage liées à des événements particuliers (fêtes, manifestations diverses…). Mais là encore, le succès reste souvent mitigé, en particulier semble-t-il du fait de logiques de relation et de connivence qui sétablissent entre les agents de lautorité et les marchands ambulants.

Conciliation – laissez faire

Depuis ce que la presse occidentale a appelé les « printemps arabes » et en particulier les multiples drames qui ont affecté la population des marchands ambulants, et ce, bien au-delà du seul cas médiatisé du tunisien Mohammed Bouazizi, la logique de conciliation-laissez faire semble lemporter sur la logique de répression5.

Il y a tolérance de la part des pouvoirs publics à légard de ces activités (…) qui se justifie dans la logique étatique, par nombre de raisons. La première, cest parce que lEtat est dans lincapacité de faire respecter les réglementations quil promulgue afin déviter les explosions sociales. La seconde cest que ce secteur crée des emplois, procure des revenus et permet à lEtat de se décharger de cette fonction sur linformel. En fait, cest une dynamique de tolérance répression qui est à lœuvre, une dynamique qui peut constituer le rouage dautres formes dinformalité, comme la corruption, le clientélisme ou des opérations de pourchassement (Rajaa Mejjati Alami cité in Alter égaux no 38, Mars avril 2009).

La prégnance de la trajectoire de conciliation-laissez faire peut se comprendre au regard de différentes logiques : tout dabord au niveau des effets positifs qui sont ou peuvent être joués par le commerce ambulant et ensuite au regard des intérêts respectifs et contradictoires des différents acteurs et stakeholders concernés.

Au regard des effet positifs joué par le commerce ambulant

De nombreux travaux sur le commerce informel ont montré que, malgré ses limites, ce secteur, jouait un rôle positif en matière de développement économique et social. En effet, il joue souvent le rôle 150déponge à emplois. Il attire de nombreux individus qui peinent à être assimilés et absorbés par dautres formes demploi et contribue ainsi à résorber partiellement une partie du chômage urbain.

Pour certains jeunes, il constitue même la première entrée sur le marché du travail, le lieu de la première expérience. Dun autre côté, le commerce ambulant exerce également de fortes pressions à la baisse des prix. En effet, dans les cas où le commerce ambulant fait double emploi avec le commerce localisé, on constate que ce dernier est souvent amené à réduire ses prix.

Au regard des intérêts respectifs contradictoires des acteurs

On peut également interpréter la situation de conciliation laissez faire au regard des intérêts respectifs souvent contradictoires des acteurs. Nous en dénombrons au moins quatre.

(i) Pour les municipalités, lenjeu de respect de lordre public et découte des doléances des commerçants sédentaires est bien entendu prégnant. Mais il est souvent contrebalancé par lidéologie de la défense des masses populaires, autrement dit, le constat que le commerce ambulant constitue lunique moyen de subsistance dune frange importante de la population et quil sinscrit en partie dans une trajectoire de survie.

(ii) En ce qui concerne lopinion publique, là aussi la position reste ambivalente. Bien entendu, la forte concentration des marchands ambulants sur les lieux publics en particulier les boulevards nuit à la fluidité de la circulation. Néanmoins, beaucoup de personnes semblent sen accommoder en particulier parce quelles y trouvent leur compte en termes de prix bas (cf. Amine, 2012 ; Amine et Lazzaoui, 2011). Par ailleurs, pour une certaine opinion publique, la présence des commerçants ambulants ajoute une dimension culturelle et pittoresque qui fait cruellement défaut dans les quartiers de villes nouvelles.

(iii) Du point de vue des commerçants sédentaires, on peut repérer la même ambivalence quant à la problématique posée par les marchands ambulants. Si lessentiel dentre eux appelle à la répression en vertu dune logique de concurrence déloyale, pour dautres, le commerce ambulant, loin de constituer une 151concurrence déloyale, relève plutôt de lavantage concurrentiel. Comme nous lavons évoqué précédemment, beaucoup de commerçants utilisent les marchands ambulants pour écouler une partie de leurs marchandises moyennant commission.

(iv) Enfin, les autorités locales en charge de la mise en exécution des décrets municipaux (mkhaznia) jouent également un rôle dans la logique de conciliation laissez faire : dabord parce quils sont peu nombreux à être affectés à la tâche dassainissement et de répression ; ensuite parce quils ont un gain objectif au laissez-faire, dans la mesure où ils peuvent en tirer certains bénéfices illégaux (pots de vin).

Institutionnalisation – sédentarisation

Conscientes de la difficulté à éradiquer le phénomène des marchands ambulants, mais également du fait que la logique de laissez faire nest pas viable à long terme, les autorités se sont orientées vers des programmes dinstitutionnalisation et de sédentarisation des marchands ambulants, en particulier en proposant et aménageant des espaces murés et structurés dans différents points de lespace urbain.

Lexpérience des marchés pilotes

La solution de la sédentarisation nest pas nouvelle. Déjà en 2004, le Ministère du commerce avait lancé un concept similaire visant à recaser les marchands ambulants dans des marchés pilotes dits « souks namoudaji ». Ainsi, selon différentes sources plus de 114 souks namoudaji auraient été lancés dont une trentaine à Casablanca pour une capacité daccueil totale de 130000 places. Dans le cadre de ce programme, chaque marchand pouvait disposer, moyennant un financement symbolique, dune parcelle de 4 m2. Néanmoins, le programme de 2004 sest soldé par un échec. La plupart des boutiques sont restées fermées et comme souvent, beaucoup ont été sous-louées voire revendues en toute illégalité. En réalité, la plupart des gouvernements qui se sont succédés ont proposé des programmes de sédentarisation des marchands ambulants.

Dans le cadre du plan Rawaj vision 2020, dont la première phase couvre la période 2008-2012, lEtat marocain prend acte des nuisances posées par le commerce ambulant : de son absence dorganisation et 152des problèmes dencombrement quil occasionne dans lespace public. Il prend également acte de labsence de contrôle des produits vendus (qui est de nature à favoriser la prolifération des produits impropres à la consommation). Néanmoins, lEtat reconnaît également le rôle vital joué par le commerce ambulant en tant que seule source de revenu de plus dun million de personnes. Le plan propose dorganiser et de mettre à niveau le commerce ambulant en milieu urbain et de créer des espaces commerciaux aménagés. En sappuyant sur une étude du commerce ambulant en milieu urbain, le Ministère de lindustrie, du commerce, de linvestissement et de léconomie numérique, en partenariat avec le Ministère de lintérieur, a déployé une politique en trois axes :

analyse de la structure et des caractéristiques du commerce ambulant ;

évaluation des initiatives dorganisation du commerce ambulant et identification des facteurs clés de réussite ainsi que des raisons déchec de certaines initiatives ;

définition des modèles dorganisation en fonction de la typologie du commerce ambulant, des activités et des lieux dexercice, de manière à permettre une meilleure adhésion des parties concernées et la pérennisation des actions engagées.

Ainsi, on ne compte plus le nombre dexpérimentations menées dans les différentes villes du Royaume dans le cadre de lancements de marchés pilotes à destination des marchands ambulants. Néanmoins, lécrasante majorité de ces expérimentations, soit na pas été menée à son terme, soit sest soldée par un échec retentissant.

Les raisons de léchec des marchés pilotes

De multiples raisons peuvent être avancées pour expliquer léchec des marchés pilotes : une offre structurellement insuffisante, des localisations inadaptées, une gouvernance défaillante, mais également et surtout une absence de réflexion sur les logiques de fonctionnement et les trajectoires de vie des marchands ambulants (cf. section 2).

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Une offre structurellement insuffisante

Loffre dhébergement dans les souks namoudaji et autres marchés pilote apparaît régulièrement comme sous-dimensionnée ; dabord parce que pour des raisons budgétaires loffre est restreinte. Elle lest également faute de places disponibles. En effet, il est souvent extrêmement difficile de trouver des espaces publics ou privés libres (et à capacité daccueil suffisante) à proximité des lieux habituellement investis par les marchands ambulants. Par ailleurs, les administrations et collectivités locales nont généralement pas de ressources matérielles et humaines pour évaluer le nombre de marchands ambulants actifs sur leur territoire. On a donc souvent affaire à des estimations grossières qui restent très en-deçà de la réalité… et ce dautant plus que les programmes de relocalisation restent focalisés a priori sur les marchands ambulants et peinent à intégrer une échelle plus large qui est celle du commerce informel dans son ensemble. Le caractère structurellement insuffisant de loffre est souvent amplifié par un phénomène classique de mobilisation. En effet, à chaque opération officielle de recension des marchands ambulants, de nouveaux acteurs (petits fonctionnaires, salariés du privé, chômeurs, étudiants, mères au foyer…) se présentent sur le marché dans lespoir de profiter des avantages offerts par la solution sociale qui se dessine : offre de locaux gratuits ou à loyer modéré, voire achat subventionné (prix inférieur au prix de marché…).

Une gouvernance défaillante

La presse professionnelle6, mais également un certain nombre dacteurs de premier plan de la politique publique de sédentarisation mettent en avant des défaillances importantes dans la gouvernance des programmes menés depuis les années 2000.

La première des défaillances renvoie au non respect régulier des cahiers des charges et aux retards récurrents dans les programmes annoncés. Ces retards sont sans doute liés à la multiplication des intervenants et à un manque de coordination entre eux. Le non respect du cahier des charges déboucherait quant à lui systématiquement sur des frais et coûts supplémentaires qui se chiffrent en millions de Dhs.

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La deuxième défaillance concerne les modalités daffectation des locaux mis à disposition des marchands ambulants et à la gestion de ces derniers. Ainsi, selon la CCI de Casablanca, « sur tous les projets lancés sur la métropole, plus des deux tiers ont été remis à des personnes qui nont rien à voir avec les marchands ambulants7 » ou encore plus largement à des marchands ambulants qui nont jamais travaillé dans la zone considérée. Autrement dit, les listes des marchands ambulants éligibles dressées par la préfecture ne sont pas respectées par les associations en charge de laffectation et de la gestion des espaces ad hoc. Les locaux ont souvent été offerts aux plus offrants et la corruption a, comme cest souvent le cas, fini par transformer une solution sociale en une solution commerciale. Ainsi, la plupart des locaux ont été acquis à des fins de spéculation. Autrement dit des locaux acquis entre 5 et 8000 Dhs en 2005 se sont très vite négociés sur le marché entre 150 et 180000 Dhs soit 20 fois plus.

Les conventions signées avec les sociétés gestionnaires sont des conventions de longue durée qui limitent fortement les possibilités de contrôle des conditions dexploitation et partant les possibilités de négociation des différentes clauses. Certains auteurs vont même jusquà remettre en cause leur validité juridique (Messaoudi, 2016).

Des locaux inadaptés

Limplantation des marchés pilote se fait souvent de manière opportuniste en fonction des emplacements publics, parfois privés, disponibles. Il est très rare quune réflexion soit menée sur la viabilité commerciale et les perspectives dattraction et zones de chalandise des espaces considérés. Autrement dit, on suppose de manière implicite que les marchés pilotes, même éloignés des zones de population, deviendront attractifs par eux-mêmes. Mohammed Bendou, chargé de communication au ministère du commerce et de lindustrie montre quil nen est rien : « malheureusement linitiative en faveur des marchands ambulants na pas atteint ses objectifs dans la mesure où les marchés aménagés sont demeurés ou bien vides ou bien abandonnés à cause de léloignement des centres ville et des centres de fréquence commerciale8 ». Dans la même pers155pective Fejjal (2015, p. 172), en sappuyant sur le cas de la ville de Fès écrit : « les espaces à utiliser manquent dans les secteurs de la ville où se concentrent le plus de commerces ambulants (Médina). Les endroits choisis se situent parfois à lécart des commerces sédentaires et des flux de circulation et risquent de ce fait dêtre déserts ».

Les marchands ambulants sont confrontés à une double contrainte de localisation dont il convient de tenir compte dans les pratiques de relocalisation. Dabord, ils se localisent tout naturellement selon une logique opportuniste sur les axes et itinéraires fréquentés par les clients et donc à proximité dautres commerçants sédentaires (ou ambulants). Ensuite, limplantation des marchands ambulants se fait également à une distance raisonnable de leurs propres lieux dhabitation, de manière à ne pas grever leur chiffre daffaires par des coûts de transports élevés.

Une absence de réflexion sur les logiques de fonctionnement des marchands ambulants

Lessentiel des politiques et actions mises en œuvre par lEtat et les collectivités territoriales en vue de réduire les nuisances posées par le commerce ambulant et plus largement en vue de le sédentariser sont marquées par des faiblesses importantes en termes danalyse des logiques de fonctionnement et des besoins de ces structures. Ce manque de prise en compte des besoins des principaux concernés est dailleurs mis en avant par les acteurs institutionnels eux-mêmes. Ainsi, selon Mohamed Bendou9, le programme Proma ou souk namoudaji de 2004 est « un programme conjoncturel qui nest pas inscrit dans la durée et qui na pas pris en considération les besoins des marchands ambulants10 ».

En effet, il nous semble quoutre les trajectoires spécifiques que nous avons évoquées dans la section 2 (trajectoire de survie, trajectoire entrepreneuriale opportunistes, de complément de revenu, dévitement de limpôt) qui ont donc un impact important sur la capacité et les velléités dadhésion aux programmes publics de sédentarisation, on ne peut faire léconomie dune analyse fine des logiques de fonctionnement et dorganisation des marchands ambulants. Les relations entre commerce 156ambulant et commerce sédentaire peuvent être analysées selon trois trajectoires distinctes : des relations de nature parasitaire, des relations de symbiose et des relations de commensalisme (cf. Gallouj, 2007).

1. Les relations de nature parasitaire

Le commerce ambulant est en effet souvent analysé selon une logique de type parasitaire. Ainsi, il dépendrait du commerce sédentaire pour sa survie. Autrement dit, le commerce ambulant se localiserait systématiquement à proximité du commerce sédentaire pour profiter de sa zone de chalandise et du flux de clientèle dont il détournerait une partie qui lui permettrait ainsi de survivre.

2. Les relations de symbiose

Les relations de symbiose renvoient quant à elles à des situations ou plusieurs institutions (en loccurrence ici le commerce ambulant et le commerce sédentaire) bénéficient mutuellement de leur interdépendance.

3. Les relations de commensalisme

Les relations de commensalisme11 renvoient à une exploitation non parasitaire dune espèce par une autre ou, dans le cas précis qui nous concerne, dune institution par une autre. Ces institutions partagent ainsi le même environnement. On notera quà la différence de la relation parasitaire, le commensalisme nest pas destructeur pour lhôte.

Par ailleurs, et comme nous lavons vu précédemment, on peut, dans le cas des marchands ambulants, distinguer différentes formes de propriété ou différents statuts professionnels qui vont du mode auto-employé ou auto-entrepreneur au mode salarié, en passant par le mode associé. Or, si pendant longtemps le mode auto-employé ou auto-employeur est resté dominant (et il lest encore dans une certaine mesure), le mode salarié a quant à lui connu un développement remarquable. Ainsi, le commerce ambulant est devenu une source de richesse non négligeable 157pour nombre de commerçants qui de fait nont quun intérêt limité à la sédentarisation.

On observe également la mise en œuvre et la structuration professionnelle de véritables organisations en réseau de valeur ajoutée. Ces dernières chapeautées, structurées et fournies par un commerçant sédentaire sont en charge détendre sa zone de chalandise et de multiplier ses marges et capacités daccès au client en occupant divers espaces urbains à forte densité de population. Ainsi, par exemple, certains commerçants « ont soit transformé leurs magasins en dépôts et ont étalé leurs produits sur des ferrachas, soit recruté des marchands ambulants pour multiplier leur canaux de vente12 ». Or, il est clair que cette catégorie de commerce ambulant qui ne travaille pas à titre individuel et qui fait partie dun réseau organisé na que peu dappétence à se stabiliser au sein dun marché pilote.

Conclusion

Le commerce ambulant a connu un développement remarquable ces dernières années au Maroc à tel point quil semble être devenu une réelle menace pour le commerce sédentaire et ce, même si, comme on la vu, les relations entre ces deux formes de commerce sont en réalité plus complexes. Ainsi, les pressions se font de plus en plus fortes sur les pouvoirs publics afin quils agissent contre ces commerçants qui occupent illégalement lespace public, nuisent aux finances de lEtat (en travaillant sans autorisation et en ne payant pas dimpôt) et surtout exercent une concurrence déloyale vis-à-vis du commerce formel.

Si, pendant longtemps, les actions de répression-éradication sporadiques ont été la règle, on constate de plus en plus, que les autorités publiques sorientent vers une approche plus nuancée de conciliation-institutionnalisation. Nous avons montré pour notre part que si lapproche en termes de conciliation-institutionnalisation présente un réel intérêt, elle ne pourra certainement pas réussir tant que nest pas menée, au niveau central, une réflexion approfondie sur les 158logiques de fonctionnement et les trajectoires de vie qui mènent au commerce informel. Lanalyse de ces trajectoires permettra en particulier de comprendre quune bonne partie du commerce informel na pas vocation à se sédentariser (pas plus quil nen a le souhait dailleurs).

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1 Professeur de sciences de gestion, Université Paris 13 Sorbonne Cité, IUT de Saint Denis, Place du 8 mai 1945, 93206 Saint Denis, Camal@Gallouj.com

2 Messaoudi reprend la dénomination de « attar » qui désigne le traditionnel vendeur dépices qui, à une époque, était caractérisé par une forte mobilité. Néanmoins la tendance à la sédentarisation des attars peut prêter à confusion.

3 « Marchands ambulants, la nouvelle classe socioprofessionnelle », la vie économique, 4 Juillet 2011.

4 in dafina.net le Maroc des marchands ambulants, 03/07/2015.

5 Des drames réguliers viennent renforcer cette logique comme la mort tragique de Mouhcine Fikri à Al-hoceima, et ce alors même que dans ce cas particulier, il sagit dun commerçant grossiste en poissons et non pas dun vendeur ambulant.

6 Casablanca : le concept de marché de proximité va-t-il réussir ? 26 Juin 2015, La vie économique.

7 La vie économique, 26 Juin 2015.

8 le Matin 11/07/2011, Mohamed Bendou, chargé de communication ministre du commerce de lindustrie et des nouvelles technologie.

9 Chargé de la communication au Ministère du commerce, de lindustrie et des nouvelles technologies.

10 Le Matin, 11 Juillet 2011.

11 Le commensalisme (cum (avec) et mensa (table), compagnon de table en latin) est un concept théorisé par le zoologiste belge Pierre Joseph Van Beneden. Le concept très utilisé en biologie renvoie à des relations entre deux organismes despèce différente dans lesquelles un organisme bénéficie de lautre sans laffecter.

12 la vie économique, in new walid–dz 12/11/2014.