Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études Stéphane Mallarmé
2014, n° 2. varia - Auteurs : Roger (Thierry), Millan (Gordon)
- Pages : 149 à 156
- Revue : Études Stéphane Mallarmé
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782812437762
- ISBN : 978-2-8124-3776-2
- ISSN : 2427-8165
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3776-2.p.0149
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 20/02/2015
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
Patrick Thériault, Le (dé)montage de la Fiction : la révélation moderne de Mallarmé, Paris, Éditions Honoré Champion, 2010, 354 p.
En juillet 1886, dans des « Notes » publiées par la revue La Vogue, le très wagnérien et très schopenhauerien Teodor de Wyzewa écrivait : « La philosophie de M. Mallarmé est celle que lui commandaient ses qualités natives. Il admit la réalité du monde, mais il l’admit comme réalité de Fiction ». Et de citer un peu plus loin ces mots tirés d’Un Spectacle interrompu : « Artifice que la réalité, bon à fixer l’intellect moyen entre les mirages d’un fait ». Il n’y a sans doute pas de meilleure introduction que ces lignes au livre de Patrick Thériault, qui cite à nouveau ce même énoncé mallarméen, mais s’ouvre par une introduction placée sous le signe d’un dialogue critique avec l’interprétation de La Musique et les Lettres donnée par Pierre Bourdieu au début des années 1990. On peut ainsi mesurer tout à la fois la permanence et la survivance plus ou moins conscientes des catégories manipulées par les commentateurs de Mallarmé, comme leur reconfiguration. Les temps changent, et avec eux la sémantique et l’axiologie des signes. Arrimée, avec le symbolisme, au socle philosophique d’un vague idéalisme mi-platonicien, mi-allemand, la « Fiction » mallarméenne prendra des allures cartésiennes avec Georges Poulet, avant que Bertrand Marchal ne la situe au cœur du projet poétique totalisant de l’auteur de Divagations, décrit à la fois comme une anthropologie linguistique du divin, une critique de la culture, et une refondation poétique de la res litteraria de l’âge rhétorique. Bourdieu y voyait une préfiguration visionnaire, mais aussi réactionnaire, à cause de sa mise en forme hermétique, de sa propre sociologie critique des mécanismes de « l’illusio ».
C’est le point de départ de l’essai substantiel de Patrick Thériault, qui entend à la fois poursuivre cette voie bourdieusienne définie comme « la meilleure illustration du caractère conventionnaliste de la poétique mallarméenne » (p. 13), et la réorienter en direction d’une « économie du désir » (p. 14 et passim) légitimée par la référence au « conscient manque » de La Musique et les Lettres. Une telle lecture, beaucoup plus spéculative que philologique, cautionnée par Lacan, dont l’œuvre domine ces pages,
non sans dominer quelque fois le poème mallarméen lui-même, s’autorisera ainsi le calembour interprétatif (« l’or de l’origine » ; « s’il le faut, ça faille » ; « cygne-à-terre », etc.) et la réécriture, portée par l’écoute flottante des mots sous les mots (« foutres » au lieu de « foudres » ; « allant vers » pour « à l’envers » ; « maintien » sous « mainte », etc.). C’est renouer avec la « lecture déviante » (p. 214) chère à Roger Dragonetti. L’universitaire canadien estime ainsi qu’il y a chez Mallarmé une conception « originale » (p. 16), c’est-à-dire « économique » du désir, fondée sur le manque, et non sur l’excès ; l’auteur d’Hérodiade aurait ainsi – mais l’assertion, malheureusement non étayée ici, pourrait à elle seule donner l’idée d’un autre livre à faire, plus historique – rompu par avance avec tout son siècle marqué par le vitalisme. Le Mallarmé de Thériault sera donc à la fois bourdieusien, contre-bourdieusien, et lacanien. Avec et contre l’auteur des Règles de l’art, on fera de lui un démystificateur-mystificateur, qui démonte et remonte sans cesse les mécanismes fondateurs de toutes les fictions sociales, entendues comme seules vérités – voilà pour la situation de Mallarmé du côté de la « modernité », entendue ici comme ère du soupçon marquée par la lucidité critique et la « transcendance vide » (Hugo Friedrich). Thériault, après Sartre, voit dans la lettre à Redon évoquant ce « mystère » cherché et que l’on sait ne pas exister, l’un des lieux énonciatifs majeurs de toute l’armature intellectuelle du poète. Une nuance d’importance toutefois. Une telle dialectique du voilement et du dévoilement comporte aussi une dimension « fondamentalement anti-démocratique et anti-moderne » (p. 85), le texte mallarméen se trouvant situé et maintenu dans la tradition des textes oraculaires et prophétiques porteurs d’un « secret » inséparable d’une démarche de « révélation » adressées à des amis qui sont en réalité des « admis » (p. 74). L’auteur insiste : « le texte mallarméen non seulement conditionne, mais codifie lui-même une mode de lecture de type ésotérique » (p. 85). Les pages consacrées au parallèle entre énoncé oraculaire et énoncé mallarméen, situées dans le sillage des analyses de Pascal Durand, sont particulièrement novatrices et convaincantes. Mais l’impersonnalité formulaire mallarméenne, ajoute aussitôt Thériault, ne se limite pas au mystère ; cette poésie que Valéry désignait comme une « algèbre » vise aussi l’universalité du mathème. L’équivocité demeure : « double adresse » et « universalisme électif » (p. 291), tels sont enjeux véritables. En outre, avec le penseur du « plus-de-jouir », on verra en Mallarmé un archéologue
du « sujet désirant », qui exhibe le Rien à travers le désir d’« autre chose », et non ce quelque chose qu’il s’agirait de cacher, ou de ne révéler qu’aux « initiés ». Ce serait « l’erreur de Bourdieu » (p. 24) que de confondre la simulation (ne rien avoir) et la dissimulation (avoir quelque chose). Cette « aletheia moderne » (p. 323) installe la « chose » révélée-revoilée au sein du « régime épistémologique du simulacre » (p. 322), dès lors que l’on a rompu les ponts avec tous les dualismes et tous les arrières-mondes. Thériault revient ainsi par la même occasion, et c’est l’un des apports novateurs du livre, sur « l’obscurité » mallarméenne, expliquée non par la référence sociologique ou politique à l’élitisme, ni par la référence cryptologique à l’occultisme, ni par la référence stylistique ou phénoménologique à ce « langage indirect » dont parlait Merleau-Ponty, mais par la « structure » même de cette « Loi » de la représentation fondée sur une « économie de la jouissance ». Irreprésentable, cet obscur objet du désir impliquerait une langue poétique obscure, résumerions-nous en substance le propos. Renvoyant dos à dos pour les rejeter toutes deux la thèse du sens unique comme celle du sens multiple, l’auteur écrit : « s’y indique plutôt la vérité en tant que partielle, c’est-à-dire en tant que l’objet aussi attirant qu’insaisissable du désir. La vérité ne s’y montre qu’en se voilant, comme le corps des sirènes se noyant au loin » (p. 88). Lacan et Mallarmé appartiennent au même socle épistémique, soutient Thériault ; leur convergence épouse la « structure » de la modernité : « Mallarmé se trouve à côtoyer Lacan et, historiquement, à l’annoncer » (p. 103).
La thèse du livre résumée dans les trente premières pages introductives de l’essai (« Le démontage impie de la fiction : Pierre Bourdieu lecteur de Mallarmé »), se verra ensuite déployée à travers trois grands ensembles assez autonomes, qui affichent tous une méthode de type lacanien, fondée sur l’attention donnée aux « accrocs » du tissu textuel, qu’il s’agit de scander par ponctuations en les traitant comme des symptômes d’« autre chose », et comme des leviers à « exemplification » (p. 175). Le premier chapitre est une micro-lecture de Salut auscultant deux points d’achoppement du texte (la noyade des sirènes et la diversité des amis). On trouve ensuite une nouvelle analyse des « incongruités » (p. 141) logées au sein du travail de traduction-trahison des Dieux antiques (occultation du nom de Max Müller et omission d’une phrase dans le récit de Méléagre), destinée à soutenir l’hypothèse d’une « forclusion
volontaire du Nom-du-Père » (p. 148), d’un « jeu » délibéré avec le discours scientifique, reconduit à son statut de « Fiction » verbale, à savoir ici un « mythe d’origine de la mythologie comparée » (p. 152), qui diffère le « secret » qu’il désigne. L’ouvrage offre en outre une analyse à coloration plus sociologique cette fois, des relations entre le poème mallarméen, la personne de Mallarmé et la persona de l’écrivain, tendues entre dépersonnalisation et repersonnalisation. Thériault estime que le rêve du Livre constitue autant, sinon plus, une « fiction sociale » (p. 211), une « fiction institutionnelle » (p. 225), ou un « mythe d’auteur » (p. 212) qu’une fiction textuelle. Le poète-prophète, qui annonce ce livre éternellement à venir par le biais d’une « stratégie de légitimation autobiographique » (p. 212), construit délibérément l’image auctoriale d’un « sujet supposé savoir », qui ne serait pas sans rapport avec les « maîtres de vérité » de la Grèce ancienne.
L’idée directrice de l’essai, qui traverse ces trois chapitres, trouvera son accomplissement dans la quatrième et dernière section, intitulée « Cas de figure, cas de fiction : le texte mallarméen et l’interprétation », qui soutient la thèse du « sens indécidable », et estime, comme l’a fait tout récemment Quentin Meillassoux dans Le Nombre et la sirène (2011), que Mallarmé, du point de vue de la réception de son poème, propose une poétique cherchant à « laisser une place au hasard » (p. 328). Une telle valorisation anti-intentionnaliste de la lecture définie comme mise, chance, accident et rencontre, s’enracine dans une poétique du « détail », envisagée, avec Daniel Arasse, comme écart et anormalité, ce « réel sur lequel échoue l’interprétation » (p. 323). Dans cette perspective, il n’y au plus de « fautes d’inattention » (p. 156) dans l’écriture des Dieux antiques ; la tuché chère à Lacan bascule du côté du légataire-herméneute, libre de suivre son désir d’interprétation selon une sorte de paranoïa-critique assumée. De fait, l’enjeu de la thèse défendue se situe sur le terrain de l’herméneutique, envisagée ici dans une perspective plus psychanalytique que gadamérienne, on l’aura compris. Une « économie du désir » se double d’une « économie signifiante » (p. 74 et passim). Le grand mérite de l’ouvrage consiste ainsi à ouvrir le texte mallarméen en direction du lecteur et d’une théorie en acte de la lecture, vers « l’altérité » et la « socialité » également, afin de contrebalancer des approches antérieures trop accaparées par la matérialité du signe. À titre d’exemple, la partie la plus riche à nos yeux du commentaire de Salut, centrée sur
la liaison-déliaison « ô mes divers / Amis », repose, après les travaux de Vincent Kaufmann et de Pascal Durand, dont l’auteur se montre très redevable, la question de l’adresse et de l’intersubjectivité, envisagée ici à travers le concept de « transfert ». La question, posée par et avec Derrida, serait la suivante : « lis-moi, en seras-tu jamais capable ? », ou bien « je t’aime, entends-tu ? ». Le poème mallarméen, placé sous le signe de la « provocation » (p. 81), assigne une place au lecteur, qui reste à moins à occuper qu’à parcourir, voire à conquérir : « ami », « fils », « amant », « légataire ». À suivre Thériault, chez Mallarmé l’obscur, la théorie du sens et du poème doit être couplée à une théorie de l’amitié, de l’amour, du contrat, du don et de la dette. Quant au style formulaire de cette langue prédisposée au découpage, comme à la dissémination de ses effets, il conditionne une réception « fétichisante » (p. 310), dirigée vers cet objet partiel particulier qu’est la citation décontextualisée : Eros herméneute.
Cet essai de 2010, qui se veut « révélation de la révélation moderne de Mallarmé » (27), ne manquera pas d’intéresser par l’accent éthique et pragmatique mis sur la conception mallarméenne de la lecture, l’ingéniosité minutieuse, voire pointilleuse, de ses remarques, la profondeur de son arrière-plan philosophique, la richesse de ces aperçus théoriques variés, peut-être trop nombreux dira-t-on aussi, puisque le commentaire de ce qui fut avant tout un projet poétique – « la Poésie, unique source » – passe par la sollicitation très généreuse d’un pan entier de l’histoire de la philosophie, depuis Nietzsche (Wittgenstein et Derrida surtout, mais aussi Heidegger, Quine, Levinas, Foucault, Deleuze, Lyotard, Badiou), et des sciences humaines, depuis Freud (Mauss, Lacan, Bourdieu, Baudrillard). On aurait aimé sans doute moins de syncrétisme. De plus, le parti pris de Lacan, qui n’est pas neuf d’ailleurs dans le champ des études mallarméennes comme en témoigne le livre, non cité, de Joseph Attié, préfacé par François Regnault (Mallarmé le livre, Éditions du Losange, 2007), ne va pas sans difficultés. À la lecture de l’ensemble de l’ouvrage, l’articulation de la triade RSI reste quelque peu mouvante, le lecteur ne sachant plus très bien sur quoi porte l’essentiel de cette « révélation » mallarméenne : ordre du symbole, fantasme de l’imaginaire, ou trou du réel ? Que désigne le poème : le Langage ou bien l’Autre du Langage ? En outre, la difficulté redoutable du rapport de Mallarmé à l’idéalisme oscille ici entre métaphysique (quête d’une « essence » et fidélité à « la pensée classique » (p. 281) et antimétaphysique
(ludisme et fictionnalisme généralisés), les choses se brouillant davantage quand Thériault souscrit aux relectures linguistiques, très modernes, du Cogito, comme si l’auteur oubliait l’anti-cartésianisme des neveux de Zarathoustra convoqués dans l’ouvrage. Mais s’il fallait indiquer trop sommairement le principal point de discussion de ce livre, il s’agirait selon nous de désigner tout d’abord un malentendu : « dis-moi, pourquoi l’économie ? ». Mallarmé oppose « l’Économie politique » à « l’Esthétique », tout en subsumant ces deux domaines à travers l’archi-domaine de la « Fiction », c’est tout le sujet du livre. À la différence de Julia Kristeva – c’est en cela précisément que ce livre s’affranchit quelque peu de l’idéologie des années 1960-1970 dont il pourrait sembler si proche au vu des références bibliographiques et de l’emploi récurrent du mot structure, pour proposer une variante, finalement autant derridéenne que lacanienne, de la thèse de Bertrand Marchal – Thériault ne tire pas majoritairement cette « économie du désir » vers la transgression, mais vers le primat de l’ordre symbolique. Mais un tel choix théorique conduit à écraser la distinction entre l’économique et le symbolique, entre la menue monnaie du jour et l’or du poème, entre le « chiffre brutal universel » et la « figure sereine » évoqués dans La Cour. Cette opposition duelle, qui est celle du « double état de la parole », l’essai de Thériault cherche à la « relativiser », estimant que le poète « efface le sens conventionnel » des mots de la tribu « comme il le ferait de l’effigie d’une pièce de monnaie » (p. 60). Une telle lecture économiste mêlant une « conception déflationniste du sujet » (p. 191) à une interprétation inflationniste du projet du Livre – « le grimoire retrouve la vertu envoûtante du glamour publicitaire » (p. 220) – aura noué le désir à la défiguration, alors que le regard esthétique mallarméen ne cherchait peut-être qu’à nous « révéler » certes la Fiction, mais aussi la Figure, cette « chiffration mélodique tue » occultée par le chiffre.
Thierry Roger
Université de Rouen
Anthony Glinoer et Vincent Laisney, L’Âge des Cénacles, confraternités littéraires et artistiques au xixe siècle, Éditions Fayard, 2014, 705 p.
Cet ouvrage important élaboré à partir d’une énorme masse de journaux intimes, de lettres, d’articles et de souvenirs s’intéresse aux cénacles envisagés comme un phénomène historique qui aurait particulièrement marqué le xixe siècle. Pour les deux auteurs Glinoer (Université de Sherbrooke) et Laisney (Université de Paris Ouest-Nanterre) l’expression « cénacle » a été tellement dévaluée qu’elle ne signifie plus aujourd’hui que « le comportement suspect d’un groupe d’individus ourdissant un complot » (introduction p. 16). En revanche, affirment-ils, pour l’homme du xixe siècle, il s’agissait plutôt d’« un groupement d’artistes, plus précisément un cercle restreint d’écrivains et peintres animés par des liens d’amitié réciproques et par des convictions esthétiques convergentes qui se retrouvaient périodiquement au domicile de l’un d’entre eux, pour confronter leurs idées » (introduction p. 10). Regrettant surtout le peu d’attention accordée jusqu’ici à ce phénomène par la communauté des chercheurs Glinoer et Laisney se donnent pour but de combler cette lacune en nous décrivant jusque dans le moindre détail le fonctionnement de ces réunions depuis les plus célèbres jusqu’à d’autres beaucoup moins connues qui ont fleuri entre la période 1880-1914.
Étant donné que le terme « cénacle » dérive du latin cenaculum qui veut dire « salle à manger » et qu’il a été employé à l’origine pour désigner l’endroit où Jésus a célébré son dernier repas avec ses disciples la veille de sa mort, l’on ne s’étonnera pas que les réunions de la petite salle à manger de la rue de Rome qui, nous dit-on, détiennent en fait – à presque 20 ans – le record de longévité de ce phénomène, occupent une place privilégiée dans cet ouvrage. Outre les pages spécifiquement consacrées aux « Mardis » (p. 171-178) les réunions hebdomadaires du « Maître » figurent en filigrane tout au long de cette étude comme un point de référence.
Si, par son évidente érudition, cette étude force l’admiration, elle aurait cependant gagné à être éditée avec un peu plus d’attention. À plus de 700 pages, elle est trop longue et se répète trop souvent. Malgré ces réserves, qui ne décourageront pas certes les passionnés
de cette époque, on peut recommander cet ouvrage à tous ceux qui s’intéressent de façon sérieuse à la petite histoire littéraire et artistique du xixe siècle.
Gordon Millan