Avant-propos

Sartre, cartésien attardé, philosophe du sujet, de la conscience souveraine, de la liberté absolue : telle est l’image que véhiculent ceux qui l’ont peu ou mal lu, l’image aussi qui trop souvent sert de prétexte pour ne pas le lire du tout. Simone de Beauvoir, réagissant à une attaque de Merleau-Ponty qu’elle jugeait inadéquate, parlait à ce propos de « pseudo-sartrisme ». Le dossier qui suit, lui aussi, à sa manière, réfute le « pseudo-sartrisme ». Par divers biais, il fait jouer la pensée sartrienne dans une réflexion sur les enjeux politiques les plus actuels – qu’ils touchent aux questions de genre, aux féminismes, aux racismes, à la problématique décoloniale ou à l’écologie. Il ne s’agit pas, bien sûr, de faire anachroniquement de Sartre un précurseur des débats d’aujourd’hui. Les articles ici rassemblés insistent, au plus loin justement de la mésinterprétation subjectiviste, sur ceci que sa pensée explore obstinément l’infinie complexité et l’épaisseur matérielle des médiations par lesquelles la conscience s’aliène en s’inscrivant dans le monde. Les pesanteurs historiques, les constructions sociales des identités et des rôles, les systèmes d’oppression dont l’inertie emprisonne aussi les oppresseurs, l’inextinguible inclination des humains à transformer en valeurs les contraintes qui les briment, la complicité des opprimés avec l’ordre qui les asservit, les impuissances de la révolte, les contre-finalités qui défigurent la praxis et l’entraînent dans une cascade d’effets aussi monstrueux qu’imprévus, autant de dimensions – et cette énumération n’est pas exhaustive – dont la patiente prise en compte par Sartre ne donne que plus d’acuité à sa compréhension des processus de domination. Et c’est vraisemblablement ce qui explique la pertinence des outils sartriens par rapport aux « engagements » du xxie siècle.

L’engagement de Sartre en faveur des minorités est bien connu. Le lecteur de La Nausée – ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres – aura remarqué l’admiration que l’auteur y exprime pour « le Juif » et « la Négresse » qui, par un caniculaire après-midi new-yorkais, donnèrent 12naissance à Some of these days ; ilaura noté l’empathie manifestée vis-à-vis de Monsieur Achille, le « vieux toqué », ou de l’Autodidacte tabassé par un homme de bien, à la bibliothèque, en châtiment du timide et trouble excès de tendresse qu’il porte à un collégien. Mais sans doute ignore-t-on davantage que dans Saint Genet, comédien et martyr est évoqué « le pillage de la planète », termes auxquels la Critique de la raison dialectique donnera leur sens quelques années plus tard ; comment Saint Genet fonctionne avec Le Deuxième Sexe ; comment, par le jeu de deux figures de la subjectivité entre lesquelles Sartre n’a peut-être jamais cessé d’être déchiré, l’aventurier héroïque et le militant anonyme, il ne dit pas seulement sa relation à Malraux mais aussi, différente de celle de ce dernier, sa position par rapport à la littérature coloniale. Les pages qu’on va lire, en abordant notamment ces questions, éclaireront quelques aspects et usages inattendus de la pensée politique sartrienne, adressant une sorte de démenti à Sartre qui clamait n’écrire que « pour son époque » et assumait la nécessaire péremption des productions intellectuelles au bout de cinquante ans tout au plus.

Juliette Simont

Fonds de la recherche scientifique de Belgique