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Classiques Garnier

Reviews

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Études digitales
    2021 – 1, n° 11
    . Ordre numérique et désordre digital
  • Author: Vrain (Johanne)
  • Pages: 189 to 193
  • Journal: Digital Studies
  • CLIL theme: 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN: 9782406145691
  • ISBN: 978-2-406-14569-1
  • ISSN: 2497-1650
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14569-1.p.0189
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 03-29-2023
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
189

Technicisation des corps
et devenirs des subjectivitÉs

Armen Khatchatourov, Olaf Avenati, Pierre-Antoine Chardel et Isabelle Queval (dir.), Corps connectés. Figures, fragments, discours, Paris, Presse des Mines, 2022, ISBN : 13 978-2-35671-765-8.

Notre inscription dans l« ère de lhyperconnexion » appelle aujourdhui à une redéfinition des sphères de lintime et de la subjectivité en interrogeant les liens entre lHomme et la technique et la place que lun occupe par rapport à lautre. Tandis que lindividu moderne est valorisé pour sa capacité à développer sa singularité en se donnant sa propre loi, cest-à-dire en étant autonome au sens kantien du terme, la place grandissante de la technologie dans notre environnement fait naitre un dialogue toujours plus complexe entre le processus de « devenir soi » et la « société numérique ».

Louvrage collectif Corps connectés, figures, fragments, discours1 sintéresse à ces problématiques en proposant de reconsidérer la technique ; au niveau social, lirruption de lartéfact dans la sphère du familier mime à un niveau plus ontologique linterpénétration qui sopère aujourdhui entre lobjet et le sujet, la technique et lHomme, quitte à questionner ou à brouiller le statut rattaché à lun et à lautre. La technique y est présentée comme « constitutive de notre identité2 » si bien que lon peut parler à son sujet dun phénomène d« appropriation subjective3 », et la démocratisation des objets connectés et des « technologies daugmentation » va de pair 190avec une numérisation croissante de nos existences, à commencer par celle de nos corps dont lorganicité même est remodelée par les artéfacts qui nous sont devenus indispensables et qui nous entourent.

« Nos corps sont désormais inscrits dans les flux de données » ainsi que lannonce la quatrième de couverture de louvrage, qui appelle à questionner la formation de cette nouvelle dépendance entre corps et objet pour proposer une alternative aussi bien aux discours technophobes qui dénoncent une société numérique « panoptique » quaux discours technophiles. Les réflexions très diverses qui sont proposées au lecteur constituent en définitive un appel à prévenir tout positionnement hâtif en présentant des développements qui se répondent et senrichissent, exprimés depuis des points de vue qui couvrent les champs de la philosophie comme du design, de la dramaturgie ou encore de la psychiatrie ; cette flexibilité fondamentale de la pensée qui souhaite réfléchir à la nature des relations multiples entre sujet et technologie de la « mise en données » est mimée par lesthétique du livre lui-même, composite et expérimentale.

Réfléchir à la nature des relations numériques invite à questionner en premier lieu le rôle que nous accordons aux objets connectés, considérés avant tout comme une production humaine, une forme de création à part entière. Le psychomotricien Laurent Bonnotte définit le dessin comme un acte qui « saligne sur limage mentale pour tenter de la fixer et [qui], de lautre, [] la dévie4 ». Toute création semble donc supposer un mouvement dextériorisation qui débouche paradoxalement sur une déviation, cest-à-dire sur une possibilité démancipation de lintériorité première par lobjet produit – ici le dessin – si bien que lauteur considère quil sagit dun processus « autopoïétique » à part entière. Cette autonomie que suit sa confection, nous pouvons dire que lobjet technique lacquiert également, au point que lon puisse reconnaître quil est capable de « faire environnement5 », de constituer un milieu au sens dun espace cohérent que lon peut ensuite investir, observer, avec lequel on peut même interagir – ce qui nest pas sans rappeler lusage que lon est invité à faire de ce livre en particulier.

La possibilité de cette interaction présuppose une forme de réciprocité entre sujet et objet qui fait surgir une dimension affective inattendue ; 191doutils ou dinstruments, les objets connectés semblent être devenus des organismes à part entière dont on observe désormais non plus les mouvements, mais les comportements, non plus lobéissance programmée mais bien la créativité, pourvu quelle nous échappe ou nous surprenne. Cest notamment dans le cadre de projets artistiques que sillustre le mieux cette forme de tendresse pour lobjet technique, si bien quOlivain Porry, Samuel Bianchini et Florent Levillain invitent le lecteur à réfléchir à des dispositifs artistiques qui soumettent au regard du spectateur des « collectifs dobjets à comportements colocalisés et communicants6 ». De la même manière, Marine Relinger revient sur la performance Lessons of moon quelle a imaginée avec Eric Minh Cuong Castaing en 2017 et qui donnait à voir au spectateur une curieuse chorégraphie présentée en ces termes : « Une jeune danseuse de ballet et un petit robot sengagent dans un processus de mimésis empathique questionnant notre perception de lhumain et du non humain7. »

Cette forme singulière de personnalisation de lobjet technologique pose en effet la question de sa distinction avec nos corps, étant entendu que les deux agissent lun sur lautre mutuellement. Que veut dire surtout à notre niveau, cette forme d« identification projective », pour reprendre le propos de Serge Tisseron ? Lenjeu est de savoir si elle doit être pensée comme une projection pathologique ou bien comme une appropriation spécifique qui permet une meilleure utilisation de lobjet8. À mesure que ce dernier semble acquérir une forme étonnante dautonomie, quitte à échapper parfois au sujet qui la pensé, le contour de nos subjectivités risque en effet de se dissoudre dans ce que lon appelle « le flux des données ».

Depuis une forme initiale de domination sur lobjet quil conçoit et manipule, le sujet finit assailli par le Big data : le rapport aux données illustre lambivalence de notre relation aux objets connectés et le glissement vers une hétéronomie qui floute les contours de lindividualisme moderne défini par un idéal de singularisation autonormative. Le traitement de nos données et la façon dont nous pouvons apprécier les alimenter soulignent lapparition dune forme nouvelle de « biopouvoir », 192qui atteint son paroxysme dans la valorisation dune connaissance de soi par les nombres, portée par le mouvement du Quantified Self dontBéa Arruabarrena souligne lorigine contrastée. Dabord rapproché dune pensée qui souhaitait sinscrire dans une forme de contre-culture, ce mouvement est également relié à un idéal transhumaniste qui le rapproche de la cybernétique que lautrice définit comme une « science du contrôle des systèmes vivants ou non-vivants9 », préfigurant ainsi les dérives de la mise en données et le rôle quelle peut jouer dans le développement des pratiques de communication et le design comportemental. Le « flux de données » représente ainsi un enjeu déterminant pour considérer les relations qui peuvent se nouer entre sujet et objet ; la « donnée » est le résultat dun processus dextériorisation qui excède celui théorisé par Laurent Bonnotte à propos de la création. Elle procède presque de larrachement dune forme dintériorité, celle qui a dabord trait à la corporéité, quon dissèque au préalable pour dresser des listes de ce que lon considère désormais comme des informations quantifiables, classables et utilisables dans une perspective commerciale ou de contrôle. Franck Cormerais propose ainsi la notion d« Hypercapitalisme intentionnel » pour mettre en garde contre lutilisation de nos données et leur « rationalité invasive » qui conduit à la prédiction de nos intentions10.

Dès lors, la relation qui se noue entre sujet et objet oscille, et lon peine à choisir : autonomie ou hétéronomie, dépossession ou intensification du sentiment de subjectivité, appauvrissement du réel, ou enrichissement ? Les différents chapitres de louvrage suggèrent plutôt de faire dialoguer les réflexions qui y sont développées, tout comme en définitive, nous sommes tenus de dialoguer avec la technologie qui nous entoure ou nous submerge, choisir si elle participe de notre environnement ou si elle se substitue à notre présence, déterminer la part qui lui est réservée dans la formation de nos identités et réfléchir avec les auteurs aux enjeux éthiques et politiques quelle soulève.

Cette nécessité du dialogue contre toute prise de position unilatérale est soulignée par Laurent Bonnotte, qui en appelle à envisager, plutôt quune autopoïèse, une sympoïèse de lobjet technique, un faire corps avec, 193qui fait écho à la notion de jeu proposée dès le chapitre introductif : « Le jeu étant cet espace où le sujet joue et où il fait intervenir sa capacité dinvention, dimagination et de détournement, sans que lincorporation des données sinscrive dans des logiques de contrainte, de modulation ou encore de fragmentation11 ». Ainsi, louvrage ne semble pas chercher à trancher un débat sans fin relatif à notre condition numérique, mais bien à proposer un renouvellement du dialogue au sujet de la technologie et de la démocratisation de la mise en données, afin den appeler à une démystification progressive de lobjet connecté pour en éviter les dérives et en favoriser une approche encadrée et prescriptive, comme le propose Bernard Stiegler dans un dernier chapitre magistral12. Un enjeu sociétal, mais également dordre éthique, étant aujourdhui de définir une juste place des technologies de la mise en données dans nos représentations communes et de rappeler que le corps social a toujours besoin de pouvoir se réinventer, de saffirmer dans des espaces où la part sensible de lexistence se voit préservée, quitte à ce que lon redéfinisse, comme le propose Jacques Athanase Gilbert, la notion de « familiarité » au prisme des technologies de la mise en données13.

Johanne Vrain

Mastérante, ENS Ulm

1 Armen Khatchatourov, Olaf Avenati, Pierre-Antoine Chardel et Isabelle Queval (dir.), Corps connectés. Figures, fragments, discours, Paris, Presse des Mines, 2022. Sauf mention contraire, toutes les citations sont extraites de louvrage. Seuls les noms des auteurs et les titres des chapitres sont mentionnés.

2 Armen Khatchatourov, Olaf Avenati, Pierre-antoine Chardel et Isabelle Queval, « Lincorporation des données au prisme de la diversité disciplinaire », p. 7.

3 Concept forgé par Simondon et repris par Armen Khatchatourov, Olaf Avenati, Pierre-Antoine Chardel et Isabelle Queval, « Lincorporation des données au prisme de la diversité disciplinaire », p. 7.

4 Laurent Bonnotte, « Là où senchevêtrent lignes codées et lignes tracées », p. 79.

5 Olivain Porry, Samuel Bianchini et Florent Levillain, « COCOCOCO Faire œuvre avec des collectifs dobjets à comportements colocalisés et communicants », p. 30.

6 Ibid., p. 27.

7 Voir la présentation de la performance sur le site de la compagnie Shonen : http://www.shonen.info/lesson-of-moon

8 Voir lalternative posée par Serge Tisseron dans « De lexosomatisation à lendosomatisation de lobjet humanisé à lobjet humanisant »,p. 20.

9 Béa Arruabarrena, « Technologie numérique de quantification des corps à lépreuve du comportementalisme », p. 122.

10 Frank Cormerais, « Léconomie de lintention et le corps embarqué dans le flux des données ; introduction à un Hypercapitalisme intentionnel »,p. 93.

11 Armen Khatchatourov et al., « Lincorporation des données au prisme de la diversité disciplinaire », p. 7.

12 Bernard Stiegler, « Faire corps dans lexo-somatisation », p. 194.

13 Jacques Athanase Gilbert, « Mythologies ubiquitaires », p. 52-76.