Présentation du dossier
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2020 – 2, n° 10. Cartographie et visualisation - Auteur : Guichard (Éric)
- Pages : 15 à 20
- Revue : Études digitales
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- EAN : 9782406127222
- ISBN : 978-2-406-12722-2
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12722-2.p.0015
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/02/2022
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Présentation du dossier
Ce numéro spécial d’Études Digitales fait suite à trois éditions de l’École d’été de cartographie et de visualisation qui se sont tenues à Lyon (2017, 2018, 2019)1, la quatrième ayant été reportée pour cause de Covid-19.
Il s’agissait de réunir des experts2 de la cartographie et de la visualisation, de les écouter témoigner de leurs savoirs, de leurs découvertes et de la façon dont leurs expériences et productions alimentaient leur réflexion épistémologique.
Les rencontres étaient d’autant plus fécondes que nous avions choisi de faire dialoguer les représentants des sciences dites « exactes et expérimentales » et des sciences dites sociales – et humaines, désignées par la suite sous le sigle SHS3 : nous avions remarqué que la visualisation était plutôt affaire des premiers, la cartographie des seconds, que les uns et les autres se posaient des questions analogues sans que chaque groupe n’ait profité des avancées de l’autre. Ces écoles d’été furent donc l’occasion d’une fertilisation croisée.
Ce numéro a été façonné en deux parties, séparées par un intermède composé d’entretiens. L’hypothèse qui constitue la colonne vertébrale du dossier est que le monde, tel que nous l’évoquons au quotidien, est inaccessible. Le travail des savants consiste à explorer au moins une facette du monde ; puis à tenter de faire correspondre ces fragments de connaissance pour constituer un ensemble plus vaste. Il s’ensuit que le monde tel que nous l’entendons est surtout écrit (et modélisé) par nos savoirs – sans préjugé postmoderniste ni relativiste – mais que cette somme ne permet jamais de livrer ni de retrouver un « tout ». Il est alors fécond de raisonner en termes de “mondes multiples” : notre faiblesse 16étant que nous ne pouvons nous abstraire de notre position propre et savons mal faire correspondre ces multiplicités.
La première partie concentre les questions théoriques qu’alimentent l’histoire, les statuts de la cartographie et de la visualisation, leurs fonctions intellectuelles, les débats qu’elles induisent chez les savants d’aujourd’hui : que sont le monde, la culture, le savoir ? Il serait prétentieux d’espérer répondre à ces questions. Mais nous espérons montrer à quel point cartographie et visualisation nous mènent directement à de telles questions, tout en ayant l’obligeance de transporter les garde-fous qui nous permettent de les aborder sereinement.
Boris Beaude ouvre ce numéro en précisant la spécificité des SHS, qui se focalisent sur les sujets : les humains, le regard qu’ils portent sur eux-mêmes et leur implication rétroactive. À l’inverse des sciences des objets, les SHS sont condamnées à la réflexivité, puisque les sujets infléchissent leurs pratiques et leurs représentations en fonction des discours et analyses qui les concernent. Beaude rappelle que les notions de vérité et de réalité sont devenues au fil du temps plus locales, plus sensibles aux hypothèses et aux données qui permettent d’y accéder, souvent sous l’impulsion des SHS. Le caractère inachevé de ce rapport au réel vaut aussi pour les sciences dites exactes, même si les sciences sociales sont plus sensibles au fait que ce réel est construit. Il insiste sur la fragmentation du monde, sur la fragilité des prévisions et nous invite à déployer notre pensée critique, en (ré)apprenant à lire et à écrire avec cette nouvelle écriture qu’est le numérique, en incluant dans ce processus l’herméneutique.
Patrick Flandrin poursuit en posant une question dérangeante dans ce numéro dédié au visuel : comment représenter ce que nous ne pouvons voir ? Par exemple un son ? Il détaille l’instrumentation que nous avons déployée pour y répondre, de la sinusoïde à la transformée de Fourier, et prolonge l’analyse de Beaude sur la multiplicité des points de vue en nous invitant à préciser ce qu’est le monde. Il met en « regard » les cartes que nous consultons sur nos téléphones avec les anciennes perspectives et les approches artistiques. Comme Beaude, il débat des apports et limites de l’intelligence artificielle. Dans ces quêtes d’intelligibilité qui alimentent spontanément la réflexivité, nous retrouvons la raison d’être des SHS – nous dit Beaude –, qui se confond avec celle de toute science – nous dit Flandrin.
17Toute science et tout savoir ? Hélas non, et ici encore l’artificialité de nos représentations sur le monde se manifeste. Jean Dhombres s’étonne du rejet des mathématiques par de nombreux chercheurs en SHS dès qu’ils évoquent la cartographie. Les progrès associés à la révolution scientifique du xviie siècle apparaissent comme mineurs face au développement de l’imprimerie après Gutenberg. Il en va de même concernant les questions de projection, quand elles ne sont pas « coupables » de porter trace d’un savoir mathématique incompatible avec la culture. Il enquête sur ces dénis fort répandus, ce qui le mène à Kant, qui à la fois valorisait l’autonomie des mathématiques et les singularisait à l’excès du fait qu’elles étaient rétives à sa volonté de les inféoder à la métaphysique. Pour Jean Dhombres, cette première césure explique l’actuelle, qui oppose mathématiques et culture. Jean Dhombres donne divers exemples qui témoignent de la place des maths dans notre culture et de la façon dont elles nous aident à concevoir la mise en contact des mondes : comme celui de Kant, ils sont souvent fruits de nos virtualisations – fait que nous osons rarement nous avouer.
Comment écrire ce monde, ces mondes de la façon la plus juste (à tous les sens du terme) et la plus contemporaine, nous demandent Jean-Luc Pinol et Olaf Avenati ? Le premier répond en s’appuyant sur les aspects les plus lugubres de l’histoire récente : les wagons de la déportation des Juifs entre 1942 et 1944. Ses cartes et visualisations nous plongent au cœur des faits, nous font comprendre comment l’industrie de la mort a autant touché les personnes installées à Paris depuis des siècles que les émigrés politiques qui avaient fui l’Allemagne en 1933. Il nous montre comment la cartographie et la visualisation explicitent ce qu’est le métier d’historien.
Olaf Avenati, dans le droit fil des articles précédents, nous invite à « oser voir » et nous donne de multiples exemples qui rendent la chose possible, et accessible. Il précise les deux pôles de la data-visualisation (outiller et informer), rappelle ses effets pervers et montre que ce besoin de voir alimente le goût de la théorie et la réflexivité. Il détaille les productions de ses étudiants, d’une qualité et d’une exigence exceptionnelles. Surtout, il montre comment le design épaule la recherche en informatique.
Après ce panorama conceptuel et concret de nos difficultés d’appréhension du monde, de l’outillage que nous avons développé pour 18y remédier et des effets retour de nos outils sur nos pensées et représentations4, viennent deux interviews d’experts qui vivent la cartographie au jour le jour. L’espoir est que nos lecteurs se sentent au plus près de la production cartographique, des doutes et des espoirs de ceux qui la font.
La première est de Patrice Abry, qui utilise beaucoup les cartes animées pour affiner ses modèles du taux de reproduction de la Covid-19. Auparavant, son rapport aux cartes était très culturel, pourrions-nous dire en référence à Jean Dhombres : elles le faisaient rêver quand il était enfant. Désormais, il théorise les apports heuristiques de la cartographie : logiques spatiales et temporelles, analyse multi-échelle, capacités de l’animation, etc. Sa conclusion fait écho à la réflexivité et au lien entre matérialité et spiritualité qui traverse tout ce dossier.
La seconde est de Pierre Dubreuil, qui déploie pour l’Arcep et donc tous nos concitoyens des formes industrielles de la cartographie. Les cartes réduisent l’asymétrie d’information entre l’Arcep et les opérateurs ; elles aident les utilisateurs à se focaliser sur la qualité de leurs échanges et consultations téléphoniques. Cette dynamique, impulsée par Sébastien Soriano quand il est arrivé en 2016 à la tête de l’Arcep, s’est traduite par la création en interne d’une équipe ad hoc, composée de 5 personnes. Pierre Dubreuil nous décrit par le menu cette usine à cartes, avec ses calculs qui prennent des journées entières, ses serveurs, ses protocoles, ses chaînes de traitement, ses dialogues permanents avec les opérateurs de l’Hexagone et d’outre-mer, et ses dizaines de millions de points qui décrivent des routes, des immeubles, des départements, des antennes, des points d’accès à la fibre. Ici encore, les apports heuristiques de la cartographie et de la visualisation et le lien entre design, ergonomie et psyché s’expriment pleinement.
La seconde partie illustre la première en répondant à la question « quels voyages, quelles navigations nous permettent les cartes et visualisations actuelles » ?
Mathilde Labbé, accompagnée de Julie Aucagne, Pascale Kuntz, Florent Laroche et Vincent Raveneau nous fait découvrir les interactions entre les écrivains et politiques au 19e siècle. Les inaugurations de monuments et de statues dédiés aux pionniers des idées républicaines sont l’occasion de voir se côtoyer des écrivains, des préfets, des députés, des journalistes, des notables. Avec ces visualisations, nous repérons 19Lamartine, Balzac, Hugo et Rodin. Et les précisions érudites des auteurs nous aident à voir comment s’élabore la science du passé lettré et comment s’est forgée la culture dans laquelle nous baignons. Une culture sans figures de mathématiciens ni de physiciens, qui a sculpté nos représentations au sens propre du terme. Ici la visualisation n’écrit pas tant le monde qu’elle nous permet de comprendre comment il a été écrit.
Sébastien Biniek, avec Guillaume Touya et Gilles Rouffineau, s’intéresse à un problème que nous rencontrons tous les jours : pourquoi, quand nous zoomons sur une carte en ligne, certains de ses objets grossissent effectivement quand d’autres, comme les noms de lieux, conservent une taille microscopique ? La carte, supposée nous aider à nous repérer, nous perd avec les géoatlas grand-public. Et cela parce que la typographie, ce savoir au carrefour de l’intellect et de la matérialité, de la pensée et du plomb, de l’encre qui jaillit et de l’idée qui fuse, est mal prise en compte. Les auteurs montrent aussi que la cartographie numérique grand-public écrit le monde sous sa forme la plus banale, la plus commerciale.
Dario Rodighiero conjugue art et algorithmes pour fabriquer des visualisations démocratiques. Il reproche à la projection planaire d’un réseau d’interactions entre individus d’engendrer de l’inégalité ; certains sont au centre, bien visibles, d’autres sont repoussés à la périphérie, comme marginalisés. L’auteur se propose de dépasser « le postulat d’une planéarité des réseaux ». Ici intervient en filigrane Philippe Rivière, artiste auteur (et mathématicien) de projections terrestres audacieuses et aussi conceptuelles. Rivière va fabriquer, pour Rodighiero, des représentations des liens sociaux inspirées des projections de la terre sur le plan. Façon de montrer concrètement que les écritures du monde sont variées, que toutes nous apprennent quelque chose de ce monde, pourvu qu’un minimum de méthode et de rationalité reste à l’œuvre, comme l’ont rappelé les précédents auteurs.
Puisque la littérature et l’esthétique s’invitent si rapidement dans cet univers de la cartographie et de la visualisation souvent associé aux ingénieurs ou aux spécialistes des sciences « exactes », nous avons conclu ce numéro avec Patricia Loué, artiste dont l’œuvre s’inspire beaucoup de la cartographie.
Patricia Loué nous fait une proposition simple : écrire le monde. Elle « explore à travers [ses] œuvres les formes qui président à nos modes de 20penser ». Nous ne pourrons pas lui reprocher d’esquiver la thématique de ce numéro spécial. Comme Olaf Avenati, Patricia Loué veut « oser voir ». Comme lui, elle s’adresse au public le plus large possible. En même temps, elle aussi travaille aux confins de l’art et de la science : elle explore graphiquement les notions de frontière, d’altérité, de vérité. Et celle de territoire, chère aux géographes : unité mentale, repère aussi intime que conceptuel, ou miroir de l’altérité ? L’artiste nous embarque dans l’expédition Lapérouse, nous rappelle que la ligne de « l’équateur est elle-même une invention humaine ». Comme dans les articles précédents, l’érudition se confond avec les représentations mesurées du monde.
Nous comprenons alors que le propre de l’humain est de circuler entre l’actuel et le virtuel chers à Gilles Gaston Granger : entre les pensées les plus intimes, les montagnes les plus distantes, et les représentations des unes et des autres que nous nous fabriquons.
En cette fin de numéro, nous pouvons affirmer avec Patricia Loué et les autres auteurs que c’est maintenant que le voyage commence : c’est maintenant qu’il nous faut remettre en contact concepts et empirie, qu’il faut écouter la carte, qui est plus que jamais notre miroir.
Éric Guichard
Mai 2021
1 Pour le détail des interventions, cf. http://barthes.enssib.fr/ECV-2017, http://barthes.enssib.fr/ECV-2018 et http://barthes.enssib.fr/ECV-2019 (consultés le 01/05/2021).
2 Dans ce texte comme dans tout ce numéro de revue, le masculin est générique.
3 Des artistes, designers et praticiens étaient aussi présents.
4 Preuve supplémentaire de notre statut de sujets perméables aux objets que nous fabriquons.