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Classiques Garnier

Vers un Capitalocène de plateforme ? Éléments pour une articulation théorique

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2020 – 1, n° 9
    . Capitalocène et plateformes. Hommage à Bernard Stiegler
  • Auteur : Colombo (Fabien)
  • Résumé : Lorsque Srnicek définit le capitalisme de plateforme comme l’appropriation d’une nouvelle matière première, les données, celui-ci explique qu’« un rapprochement utile pourrait sans doute être établi avec le concept d’intrants bon marché de Moore, bien que cela dépasse le cadre de la présente étude ». L’ambition de cet article est d’explorer un tel rapprochement, en vue de proposer une articulation théorique entre le travail des deux auteurs, grâce au concept de « Capitalocène de plateforme ».
  • Pages : 67 à 88
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406115212
  • ISBN : 978-2-406-11521-2
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11521-2.p.0067
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 26/05/2021
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Capitalocène, capitalisme de plateforme, technologie, appropriation, marxisme
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Vers un Capitalocène de plateforme ?

Éléments pour une articulation théorique

Introduction : « un rapprochement utile »

Depuis la chute du mur de Berlin, laggravation de la crise écologique, la restructuration du capitalisme autour des technologies digitales, et la difficulté à inventer un autre modèle économique, sannoncent comme les trois évènements majeurs du début du xxie siècle. Penser de façon synthétique ces éléments relève dune nécessité de lesprit des temps présents. À bien des égards, Platform Capitalism de Nick Srnicek, paru en 2016, et surtout le débat quil permet douvrir, contribue à aller dans un tel sens.

Nick Srnicek est philosophe de formation et enseigne léconomie digitale au Kings College de Londres en Angleterre. Dans ce livre, lauteur se penche sur le nouveau modèle économique que des entreprises de haute technologie (Google, Amazon, Facebook, Uber, etc.) sont en train de construire grâce aux « plateformes », lesquelles se définissent comme des « infrastructures digitales » en ligne permettant à des groupes d« interagir » entre eux, en en devenant les « intermédiaires » principaux1. Suivant leurs activités, cinq types de plateformes peuvent être identifiés : (1) Les « plateformes publicitaires » qui récoltent des informations de leurs usagers pour les vendre à des publicitaires (Google, Facebook) ; (2) Les « plateformes de nuages » qui reposent sur la location de technologies dont elles sont propriétaires (Amazon Web Service, Salesforce) ; (3) Les « plateformes industrielles » qui transforment des biens en services en ligne à moindres coûts (General Electric, Siemens) ; (4) Les « plateformes de produits » qui ajoutent des services 68à des marchandises pour collecter des frais de location supplémentaires (Rolls-Royce, Spotify) ; (5) Les « plateformes allégées » qui baissent leurs coûts de fonctionnement au maximum pour dégager un profit optimisé (Uber, Airbnb)2. Cette typologie – bien quimportante, puisquelle permet didentifier la spécificité des plateformes à partir dexemples concrets – peut faire oublier ce quelles ont en commun. Tout dabord, elles participent toutes à la mutation actuelle du capitalisme autour des infrastructures digitales, les plateformes, raison pour laquelle il est question de « capitalisme de plateforme ». Ensuite, elles reposent toutes sur la collecte de données, ce qui augurait un nouveau régime daccumulation du capital, particulièrement récent. En ce sens, Nick Srnicek affirme « quaux premières heures du xxie siècle, on ne percevait pas encore à quel point les données deviendraient la matière première qui allait cependant amorcer un changement majeur au sein du capitalisme3 ». À ce sujet, il explique en note qu« un rapprochement utile pourrait sans doute être établi avec le concept dintrants bon marché (cheap inputs) de Jason [W.] Moore, bien que cela dépasse le cadre de la présente étude ; voir chap. 2, Moore, 20154 ».

Ce rapprochement a pourtant de quoi surprendre. En effet, Jason W. Moore est géographe de formation et enseigne au département de sociologie de lUniversité de Binghamton aux États-Unis. Il est lauteur de Capitalism in the Web of Life que cite Srnicek. Un livre qui, contrairement à ce que cette mise en relation pourrait laisser penser, ne porte pas sur le World Wild Web, mais sur lhistoire environnementale du capitalisme depuis le long xvie siècle. Dans cet ouvrage, les « intrants bon marché » renvoient à lintroduction déléments dans la sphère du marché, nécessitant peu ou pas de compensation monétaire pour ce faire. Ils sont donc indispensables au maintien du taux de profit et requièrent des techniques particulières pour les capter. Ils concernent principalement des éléments de la nature – mais, bien entendu, pas encore les données. Surtout, ce recours aux « intrants bon marché » a été tellement important dans lhistoire du capitalisme, quil aurait complètement transformé la surface de la Terre et les rapports au sein des sociétés. À ce sujet, Moore 69écrit : « Non seulement le capital sest maintenu sur la base dintrants bon marché, mais il a aussi révolutionné les relations socio-écologiques de la production à léchelle du système5 ». Il sagit là de lhypothèse la plus importante de lauteur, à savoir qu« à lère du capitalisme historique, la transformation de lenvironnement a atteint une telle ampleur, quen découlerait une nouvelle ère géologique. Cest ce que lon appelle généralement lAnthropocène (lâge de lhomme), mais plus exactement le Capitalocène (lâge du capital). Il ne fait aucun doute que le xxie siècle est un moment de [ce] changement global extraordinaire6 ».

On peut ainsi se demander : pourquoi donc Srnicek fait-il référence à Moore, en particulier aux intrants bon marché qui sont à la base du concept de Capitalocène, pour définir la logique qui se trouve au cœur du régime daccumulation du capitalisme de plateforme ? Dans quelle mesure un dialogue entre le capitalisme de plateforme et le Capitalocène est-il possible ? Et enfin, une articulation théorique entre les deux concepts est-elle à terme envisageable ?

Un premier élément de réponse relève du fait que le livre précédent de Srnicek, Inventing the Future7, et Capitalism in the Web of Life de Moore, partagent le même éditeur : Verso Books. Une maison dédition qui a été fondée en 1970 par des membres de la New Left Review, dont lobjectif était de revisiter la théorie marxiste et de promouvoir de nouvelles formes de pensées radicales8. Les auteurs sinscriraient dans cette même lignée.

Lambition de cet article sera dès lors dexplorer ce « rapprochement utile » et souhaité par Nick Srnicek, entre son travail et celui de Jason W. Moore. Plus fondamentalement, il conviendra de sinterroger sur les éléments précis en mesure dopérer ce rapprochement, en vue de proposer une articulation possible entre les concepts de « capitalisme de plateforme » et de « Capitalocène », à partir de celui d« intrants bon marché ».

La thèse défendue ici sera la suivante : la réflexion marxiste sur les rapports entre technique, valeur, et appropriation, qui est commune aux deux auteurs, paraît en mesure de servir de fil directeur entre les 70concepts de capitalisme de plateforme et de Capitalocène, tout autant quentre les régimes daccumulation quils étudient.

Pour démontrer cela, notre propos se divisera en trois temps. Tout dabord, nous reviendrons sur la centralité que Srnicek accorde à lextraction des données dans Platform Capitalism. Ensuite, nous établirons le rapprochement que propose Srnicek avec la notion dintrants bon marché de Jason W. Moore dans Capitalism in the Web of Life. Enfin, nous avancerons lidée selon laquelle lélargissement des techniques dappropriation dans une perspective marxiste peut servir de point darticulation entre les deux théories et leur objet détude. En conclusion, nous esquisserons lopérabilité du concept de « Capitalocène de plateforme » et certaines de ses difficultés.

Lextraction des données

Lorsque Nick Srnicek caractérise le capitalisme de plateforme par lextraction des données, il a tout dabord retracé les évolutions du capitalisme depuis les années 1970, et explique que « nous pouvons apprendre beaucoup sur les entreprises de haute technologie si on les considère comme des actrices économiques au sein dun mode de production capitaliste9 ». Son cadre de réflexion est celui de léconomie politique, plus précisément de sa critique, puisquil sappuiera en ce sens sur Le Capital de Karl Marx, avant de citer louvrage de Jason W. Moore.

Le capitalisme de plateforme lui paraît découler dune série de mutations en trois actes. Premièrement, les années 1970 marquent le début dune longue récession dans les pays de lOCDE, ainsi que dune nouvelle stratégie du capital pour renouer avec le profit, à travers les entreprises allégées et les marchés financiers. Deuxièmement, lapparition du World Wide Web dans les années 1990 a suscité beaucoup despoir auprès de ces marchés financiers et certains acteurs politiques, notamment aux États-Unis, afin de relancer le processus de croissance grâce aux nouvelles technologies : ce qui se traduisit par des investissements massifs en infrastructures, mais qui se solda par la crise de la bulle Internet. 71Troisièmement, des taux dintérêt particulièrement bas sont apparus après cette crise, ouvrant une nouvelle possibilité dinvestissement pour les marchés financiers vers des produits dérivés, notamment liés au domaine de limmobilier : ce qui entraîna une nouvelle bulle et son éclatement en 2008.

Lun des grands mérites de Srnicek est de montrer linterpénétration de ces phénomènes, dont hérite le capitalisme de plateforme, tout en accélérant la logique qui y préside. En effet, le capitalisme de plateforme bénéficie des investissements effectués en infrastructure autour du Web et des nouvelles technologies durant les 1990-2000 ; il est un exemple de lentreprise allégée, promue depuis les années 1970, puisquil dégage de très grands profits avec très peu demployés par rapport aux autres secteurs ; enfin, il suscite tout lengouement des marchés financiers qui recherchent activement de nouveaux investissements depuis 2008, en bénéficiant notamment de taux dintérêt particulièrement bas, voire négatifs. Ce dernier point est primordial, car il souligne limportance des marchés financiers dans lévolution de léconomie depuis les cinquante dernières années, mais surtout une perméabilité de plus en plus forte entre les deux secteurs. En 2016, la part additionnée de capitalisation boursière des grandes entreprises de haute technologie, telles que : Apple, Alphabet, Microsoft, Amazon, et Facebook, atteignait 2883 milliards de dollars, contre 94, 6 milliards de dollars de bénéfices nets après taxation10. Le capitalisme de plateforme augure de plus en plus clairement la stratégie par laquelle le capitalisme de la fin du xxe siècle entend se projeter dans le nouveau millénaire avec lespoir de sy réinventer au contact des nouvelles technologies. La notion despoir mérite bel et bien dêtre convoquée ici, car la garantie de succès à long terme est loin dêtre effective. En sorte que le capitalisme de plateforme sert surtout de plateforme au capitalisme de demain.

En ce sens, la crise de 2008 est clairement identifiée comme la phase de restructuration du capital qui alimente lémergence des plateformes. Nick Srnicek affirme ainsi qu« au xxie siècle, le capitalisme avancé sest centré sur lextraction et lutilisation dun type particulier de 72matière première : les données11 ». Un nouveau régime daccumulation serait donc en train de naître, avec laccumulation des données. Pour en comprendre la logique, il conviendrait dès lors den comprendre la matière première : les données. À cet égard, une distinction importante est faite entre « les données » et la « connaissance12 ». Les données sont des informations sur loccurrence dun événement, tandis que la connaissance relève des informations sur les causes de son apparition. Dun point de vue philosophique, les données sont purement phénoménales, au sens où elles indiquent simplement la manifestation dun phénomène, tandis que la connaissance sapparente à une activité synthétique, au sens où elle dépasse les éléments compris dans ce phénomène pour en expliquer la manifestation. En somme, les données sont de lordre du constat, de la saisie des faits, tandis que la connaissance est de lordre de lexplication, de la détermination des causes. Dans le prolongement, Srnicek ajoute que « les données peuvent impliquer de la connaissance, mais ce nest pas une condition nécessaire13 ». Le point nest pas anodin, car il permet de décorréler lirrésistible ascension de léconomie des données, de celle de la connaissance14. Le critère est évidemment la finalité assignée à ce recours aux données.

En loccurrence, il sagit prioritairement dextraction des données au sens de traces laissées sur les infrastructures digitales en ligne afin daugmenter lefficacité et la prédictibilité du mode de production capitaliste qui, jusque-là, nen disposait pas dautant. La question de la légalité ou de lillégalité dun tel procédé, pourtant cruciale, est peu abordée par Srnicek, car celui-ci considère que « cette tendance implique daller constamment à lencontre des limites de ce qui est socialement et juridiquement acceptable en termes de collecte de données15 ». Bien plus, on comprend que cette tendance peut aller au-delà des infrastructures digitales, car « les plateformes peuvent exister sous des formes non digitales16 », comme par exemple les centres commerciaux, mais quil est pour lheure plus facile de récolter les données par le biais dactivités en ligne. Ce qui explique, à bien des égards, leffervescence 73grandissante autour de ce nouveau régime daccumulation, puisquil offre de multiples possibilités dexpansion du capital et reproduit parfaitement sa logique comptable à lensemble du monde, autrement dit un rapport exclusivement quantitatif et non qualitatif. Cependant, et de façon invariable, lextraction des données ne se fait pas toute seule : elle nécessite la collecte, le traitement, et le stockage de celles-ci. De sorte que cette activité est loin dêtre entièrement « automatisée » et « immatérielle17 ». Elle requiert, en réalité, de nouvelles formes de travail, ainsi que de prélèvements sur la nature18.

Lextraction des données est dès lors placée dans un cadre plus large, celui de la mutation des rapports de production contemporains qui touchent tout autant aux domaines du travail que la nature. Srnicek écrit ainsi :

Pour le dire simplement, nous devrions considérer les données comme la matière première qui doit être extraite et les activités des utilisateurs comme la source naturelle de cette matière première. Tout comme le pétrole, les données sont une matière à extraire, à raffiner et à utiliser de diverses façons19.

Lauteur sappuie ici sur la définition de la « matière première » de Karl Marx, issue du Capital, quil donnera en note20. Cette définition intervient au moment où Marx entend caractériser le « procès de travail » en trois éléments simples qui le composent : (1) lactivité finalisée de lhomme, ou à proprement parler le travail ; (2) lobjet sur lequel intervient le travail, à savoir les objets de la nature eux-mêmes ou transformés en matière première ; (3) le moyen par lequel le travail va seffectuer par-delà le corps, dans un prolongement, la technique. La « matière première » est ainsi considérée comme la base sur laquelle le procès de travail se construit à partir de la captation des objets offerts par la « grâce de la nature », comme par exemple « la terre », l« eau », ou le « bois ». En sorte que la matière première est toujours la résultante dune médiation première avec la nature qui est rendue possible par une certaine quantité de travail, dont le reste du procès va dépendre : « Lobjet filtré par un travail antérieur, par exemple le minerai 74lavé, sappelle matière première21 ». Marx précisera également que « la production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale quen épuisant en même temps les deux sources doù jaillit toute richesse : La terre et le travailleur22 ».

Rapportée à la question des données, cette définition de la « matière première » permet de mettre en lumière plusieurs points. Tout dabord, elle indique que les activités des utilisateurs, en tant que source des données, sont devenues la matière première que le capitalisme entend extraire pour se valoriser. De la même manière que la matière première chez Marx dépendait dune forme de captation gratuite des objets offerts par la nature, le capitalisme de plateforme sapproprie gratuitement les données des utilisateurs. Ensuite, elle souligne une tendance à la superposition des formes dextraction, bien plus quun simple parallélisme. Désormais, lextraction des données viendrait compléter celle du pétrole qui relève précisément de lextraction des sources naturelles. Sans pétrole, ni données, le capitalisme ne pourrait fonctionner. Enfin, la vie privée, à linstar de la nature, subirait aujourdhui les assauts de plus en plus grands et répétés de la logique extractiviste du capitalisme. Comprendre par quels moyens, et pour quelles raisons, le capitalisme mobilise des éléments en dehors du marché pour en tirer profit devient alors essentiel.

Cest pourquoi Nick Srnicek ferra alors appel au travail de Jason W. Moore concernant les « intrants bon marché ».

Les intrants bon marché

Dans Capitalism in the Web of Life, Jason W. Moore invite à considérer le développement du capitalisme comme une « écologie-monde23 », 75autrement dit une manière particulière dorganiser tout autant la nature que le travail afin dassurer le projet daccumulation infinie du capital. Son ambition est de montrer que le capitalisme sest développé depuis le long xvie siècle à la manière dun réseau, au sein dun réseau plus vaste, celui de la vie, qui inclut à la fois les êtres humains, les autres espèces, ainsi que leurs relations au milieu. La transformation du réseau de la vie par le capitalisme serait telle, quelle aurait provoqué une nouvelle époque géologique qui mériterait de sappeler « Capitalocène24 », lâge du capital, bien plutôt qu« Anthropocène », lâge de lhomme25.

A priori, on comprend mal pourquoi Srnicek se réfère à la notion d« intrants bon marché » de cet auteur, tant les sujets paraissent différents. Pourtant, cela permet détablir un rapprochement entre la manière dont le capitalisme sest répandu en saccaparant au fil de lhistoire lespace naturel, et aujourdhui lespace digital. En effet, lorsque Moore fait intervenir cette notion, il se place lui aussi en discussion avec les notions de « procès de travail » et de « matière première » de Karl Marx, qui serviront à Srnicek pour définir le rapport du capitalisme de plateforme aux données.

Les intrants bon marché sont donc essentiels chez Moore pour comprendre la manière dont la dynamique daccumulation du capital fonctionne depuis cinq siècles. Pour lui, certains points de lœuvre de Marx permettent den rendre compte, tandis que dautres méritent dêtre revisités26. À cet égard, Moore saccorde avec lidée de Marx selon laquelle la dynamique daccumulation du capital consiste à faire, à partir de largent, toujours plus dargent, notamment dans le cadre de lexploitation de la force de travail. Cette exploitation reposerait sur le fait que la somme dargent obtenue après la vente des marchandises, serait supérieure à la somme dargent nécessaire à lentretien de la force de travail qui les a produites, et que cette différence serait systématiquement captée et maintenue par les propriétaires des moyens de production, dans le but daccroître leur capital. Ainsi, plus le propriétaire des moyens de production fera travailler la force de travail au-delà de ce seuil, en allongeant le temps de travail ou en intensifiant sa productivité : plus celui-ci 76bénéficiera dune forme de surtravail, de plus-value, considérant que le travail est à lorigine de la valeur. Il sagit là de lexplication classique donnée dans le livre I du Capital, concernant lexploitation de la force de travail et la production de la plus-value27. Cette explication, Moore ne la remet pas en cause, mais invite simplement à mettre celle-ci en perspective au regard dautres parties de lœuvre de Marx. Le retour aux éléments constitutifs du « procès de travail » permet daller justement dans un tel sens. En effet, et comme indiqué plus haut, les objets sur lesquels le travail intervient selon Marx sont les objets de la nature eux-mêmes, ou le résultat de leur captation, les matières premières au sens large. Le « procès de travail » est ainsi alimenté par ce qui dépasse le travail humain et la sphère marchande : ce qui existe « par la grâce de la nature28 », les « dons gratuits de la nature29 ». Suivant cette perspective, plus le capitalisme en viendrait à dominer le « procès de travail », plus celui-ci aurait besoin de sapproprier de ces « dons gratuits de la nature » ou de leurs captations à moindres coûts, afin de dégager du surtravail, de la plus-value.

Par extension, ces réflexions de Moore permettent de discuter la « loi de la valeur30 » que Marx place au cœur du capitalisme et de ses contradictions, ainsi que des relations qui la sous-tendent. Dans ce mode de production, la valeur déchange dune marchandise est déterminée par le temps de travail socialement nécessaire pour la produire. La valeur diminue ou augmente en fonction de la productivité du travail ; et cette valeur est exprimée en argent, lequel sert déquivalent général aux marchandises31. Quel lien avec ce qui vient dêtre dit précédemment ? Primo : tout ce qui rentre dans la sphère du marché, y compris même ce qui nest pas issu du travail humain, comme le bois, leau, la terre, etc., tombe sous le coup de cette loi et devient immédiatement 77échangeable contre de largent, comme si le travail humain pouvait le remplacer. Il sagit bien évidemment dune contradiction que Marx avait remarquée32, mais aussi Karl Polanyi avec ses marchandises fictives33, et que Moore reprend en quelque sorte en élaborant la notion dintrants bon marché. Secundo : la productivité du travail au sein du capitalisme, donc de la production de valeur, dépend dune productivité accrue dans la maîtrise ou la captation de la nature issue des sciences et des techniques. Le capitalisme nest pas exclusivement un système économique, il est un mode dorganisation général du monde. Tertio : la valeur au sens capitaliste du terme est entièrement conditionnée par des relations qui lui échappent. Lapplication de loi de la valeur se nie en pratique.

Ces mises au point concernant la question de la valeur permettent à Moore de dégager un modèle daccumulation du capital reposant sur deux piliers : lexploitation et lappropriation. Lexploitation seffectuerait dans la sphère marchande, sur le travail rémunéré, tandis que lappropriation sopérerait à la marge de celle-ci ou en dehors, sur le travail non rémunéré et la nature. Moore écrit ainsi : « Tout acte dexploitation (de la force de travail marchandisée) dépend donc dun acte dappropriation encore plus grand (du travail non rémunéré/énergie)34 ». Dès lors, pour que le projet daccumulation infinie du capital puisse continuer, il est absolument indispensable quil fasse sans cesse rentrer à moindres coûts ou gratuitement des éléments qui échappent à la sphère du marché et sa définition de la valeur – tel est le rôle des intrants bon marché.

Les intrants bon marché sont dits « bon marché » dans un sens bien précis car ils peuvent être appropriés ou achetés à bas prix avec de largent, alors même quils dépassent très largement le cadre de léquivalence pouvant être établie entre les marchandises à partir du temps de travail humain. Loin dêtre de simples aubaines que le capitalisme rencontrerait dans sa course, ils en sont constitutifs. Les intrants bon marché sont une stratégie du capital afin dorganiser le monde dans son ensemble et suivant son propre intérêt. Dailleurs, Moore fera de la notion de « bon marché » (cheap), lune des clés de voûte de son travail, en expliquant quau sein de 78lhistoire du capitalisme : ce qui est à « bas coûts » au sein des considérations économiques, dépend de ce qui est placé au « bas de léchelle » dans les considérations morales, afin de mieux en tirer profit35. Les intrants bon marché désignent ainsi prioritairement la nourriture, lénergie, les matières premières, et surtout la force de travail sans laquelle les autres éléments ne pourraient être mis en mouvement. Derrière, on retrouve évidemment la stratégie du capital afin de dominer intégralement « le procès de travail », à travers la nourriture pour que la force de travail puisse se reproduire, les matières premières pour quelle puisse travailler, et enfin lénergie pour quelle puisse faire fonctionner les moyens dont elle dispose. De façon plus large, les intrants bon marché font partie du grand réseau de la vie – qui lie tous les cycles biogéochimiques, en passant par leau, le ciel, la terre, et le vivant – à lintérieur duquel le capitalisme se développe. Ce qui explique que le capitalisme se soit très tôt constitué, à partir de 1492, comme un réseau mondial afin de les capter. Moore écrit : « Non seulement le capital sest maintenu sur la base dintrants bon marché [] mais il a aussi révolutionné les relations socio-écologiques de production36 ».

En dautres termes, la stratégie des intrants bon marché est à la base du Capitalocène et de la crise écologique actuelle, car la nature a été lélément bon marché par excellence qui a alimenté gratuitement ou à moindres coûts lessor du capitalisme :

La Nature bon marché est « bon marché » dans un sens historiquement déterminé, conditionné par la réduction périodique et radicale du temps de travail socialement nécessaire de ces quatre grands intrants : la nourriture, la force de travail, lénergie et les matières premières. La Nature bon marché, comme stratégie daccumulation, fonctionne en réduisant la composition en valeur [puisquelle fait rentrer des éléments au sein de léconomie capitaliste qui ne relèvent pas du travail humain issu de la sphère marchande, lequel sert de métrique à la valeur] – mais en augmentant la composition technique du capital dans son ensemble. [] Dans tout cela, les frontières marchandes – les frontières dappropriation – sont centrales37.

Cette synthèse de la pensée de Moore se trouve précisément dans le deuxième chapitre de Capitalism in the Web Of Life, auquel Srnicek fait 79référence. La technique jouerait ainsi un rôle clé dans lélargissement des « frontières marchandes », entendues comme des « frontières dappropriation ». Ainsi, et à mesure que le capitalisme se développerait, celui-ci ferait de plus en plus appel à la technologie afin de maintenir sa dynamique daccumulation. Il convient dès lors de se demander si une articulation plus large est possible entre Srnicek et Moore concernant ces questions. Le propos est ici fécond, car il permettrait de conclure à une continuité entre lusage des techniques au sein du capitalisme des plateformes et une logique plus ancienne à lœuvre au sein du Capitalocène.

Les techniques dappropriation

Un premier élément nous permet détablir une articulation entre technique et appropriation. Dans le même passage où Srnicek renvoie en note à Moore, celui-ci fait justement un lien entre la notion de « bon marché », lextraction des données, les nouvelles technologies, et les périodes antérieures du capitalisme :

Au xxie siècle [] la technologie (technology) nécessaire pour transformer des activités simples en données enregistrées est devenue de plus en plus bon marché (cheap), et le passage aux communications numériques a rendu lenregistrement extrêmement simple. De grandes étendues de données potentielles ont été ouvertes et de nouvelles industries sont apparues pour extraire ces données et les utiliser afin doptimiser les processus de production [] de contrôler les travailleurs, de fournir la base de nouveaux produits et services (par exemple, Google Maps, les voitures autonomes, Siri) [] Tout cela avait des précédents historiques dans les périodes antérieures du capitalisme (earlier periods of capitalism)38.

Un second élément permet dapprofondir ce rapprochement. En effet, Moore écrit dans le chapitre cité par Srnicek39 :

Le capitalisme précoce (early capitalism) excellait dans ce domaine : développer des technologies (technologies) et des connaissances particulièrement bien 80adaptées à lidentification, au codage et à la rationalisation des éléments de la nature bon marché (cheap) [afin de se les approprier]. Ici, la nouvelle façon de voir le monde – inaugurée par lémergence de la perspective de la Renaissance – a conditionné de manière décisive une nouvelle technique dorganisation de lécologie-monde capitaliste, qui se manifeste dans la révolution à la fois cartographique et navale du début de la modernité, des cartes marines aux caravelles, en passant par les globes de Mercator et les galions, et bien plus encore40.

Entre les deux textes, on retrouve mot pour mot : technologie, bon marché, et capitalisme. Bien plus, les technologies en question concernent dune certaine manière lenregistrement, le codage, les moyens de communication, et la cartographie. Laccent est ainsi mis sur les « technologies de lintellect41 » : ce qui permet à lintelligence humaine de mieux se représenter le monde, dagir dessus, et de se communiquer de proche en proche, à linstar de lécriture ou de la cartographie.

Cette focale est particulièrement intéressante, puisque la base du rapprochement entre les deux auteurs a été permise par une relecture de Marx, notamment du procès de travail, où les moyens avec lesquels le travail intervient, la technique donc, est un des trois éléments clés. Cependant, la question de la technologie chez Marx est complexe42. De façon résumée, disons que celle-ci apparaît dans la quatrième section du Capital concernant la production de la plus-value relative, en particulier le chapitre sur le machinisme et la grande industrie. Dans ce chapitre, il se penche sur le rôle que le capital fait jouer aux machines afin daugmenter la productivité de la force de travail et de perfectionner lextraction de la plus-value. Son analyse se concentre sur les machines à filer, à tisser, à vapeur, etc., en somme sur la Révolution industrielle dont il est témoin. Il remarque surtout que « la technologie » mise au service du capital remplace les « forces musculaires » et les « aptitudes manuelles » de lhomme par « le jeu des puissances mécaniques » découvertes par « la science43 ». 81Il se situe, pour ainsi dire, au niveau de « lextériorisation du muscle44 » dans la sphère de la production capitaliste. De plus, lorganisation même du Capital laisse penser que cette rencontre idyllique au xixe siècle entre le capital, la technologie, et la science, marque véritablement lacte de naissance du premier. Or, Marx dira à la fin de louvrage, dans le chapitre sur « laccumulation primitive », que « lère capitaliste ne date que du xvie siècle45 », sans pour autant revenir sur ces rapports essentiels. Explorer cette piste permettrait ainsi délargir la conception que lon retient communément de Marx sur ces questions.

Moore et Srnicek, chacun à leur manière, ouvrent une telle perspective, avec une connaissance certaine de ces passages de Marx46.

Le point de départ de la réflexion de Moore sur le capitalisme est justement le long xvie siècle, et il sinscrit dans le cadre de la longue durée de Fernand Braudel et de lanalyse des systèmes-monde dImmanuel Wallerstein47. En matière de sciences et techniques, Moore sappuie évidemment sur Marx, mais aussi de façon complémentaire sur Lewis Mumford et Daniel R. Headrick. Le premier lincite à parler de « technique » (technics) au sens où « pour comprendre le rôle joué par les techniques (technics) dans la civilisation moderne [] il faut expliquer la culture qui était prête à les utiliser et à en tirer autant profit48 ». Le second, linvite à prendre davantage en considération la circulation et la communication, car « les systèmes dinformation ont été créés pour compléter les fonctions mentales de la pensée, de la mémoire, et la parole49 ». Moore écrira ainsi : « Le modèle marxiste habituel tourne autour de la relation entre les machines et la force de travail [] De nombreuses pistes ont été ajoutées à ce modèle : linnovation 82organisationnelle, la rationalisation du procès de travail, limpact des transports, des technologies de linformation et de la communication50 ».

À partir de ces éléments, Moore défend lidée selon laquelle le capitalisme se développe avec le marché mondial depuis le long xvie siècle, au sein de la planète, comme un immense réseau hybride composé de rapports sociaux, de pouvoir, de capital, de nature, de sciences, et de techniques. Les sciences et les techniques y jouent dailleurs un très grand rôle, puisquelles permettent détendre les « frontières marchandes51 » qui marquent les limites de la sphère du marché à un moment donné, entre la zone dexploitation qui seffectue sur le travail rémunéré, soit lintérieur du marché, et la zone dappropriation qui sopère sur la nature, les activités peu ou pas rémunérées, soit lextérieur du marché. En outre, les deux zones sont perméables et mobiles, mais surtout lélargissement de « la zone dappropriation doit [toujours] se faire plus vite que la zone dexploitation52 » afin que le projet daccumulation infinie du capital puisse se poursuivre. Dans le cadre de cette analyse, les « techniques de contrôle à longue distance53 » sont donc indispensables, car elles servent avant tout à coordonner le marché mondial et à organiser ce maillage complexe et évolutif. Sans elles, il aurait été impossible de transférer les premiers esclaves venus dAfrique vers les premières plantations sucrières de Madère, puis de les déplacer à São Tomé, pour enfin les installer sur les îles de la Caraïbe ; dalimenter la production navale par la déforestation en Suède et en Norvège ; de remplacer les apports en minerais de lEurope centrale, par ceux venus de Potosí en Bolivie ; de révolutionner la production agricole dans les Pays-Bas, en Angleterre, ou en Pologne ; dimporter les épices dAsie ; pour ne citer que quelques exemples54. Derrière ce modèle se dégage ainsi une géographie, une géographie à géométrie variable, dans le sens où elle ne recouvre pas des pays en tant que tels, mais bien plutôt des rapports sociaux hiérarchisés dans lespace selon les impératifs fluctuant du capital. Il sagit là dune reprise de lanalyse des systèmes-monde, où les périphéries, les semi-périphéries, et les centres, sont tout autant définis par rapport au volume du capital que par rapport à lappropriation 83nécessaire pour accroître ce volume : la périphérie est ainsi ce qui est dépourvu de capital, mais qui est pourtant central pour en accroître le volume ; et, réciproquement, le centre reflète la forte concentration du capital, mais pas lorigine de sa constitution.

Dès sa naissance, le capitalisme sest ainsi construit grâce à lenrôlement des sciences et des techniques permettant de réduire la diversité du monde à un catalogue de données quantifiables et géolocalisables :

Les techniques (technics) du capitalisme précoce – en tant que cristallisation doutils et de pouvoir, de savoir et de production – ont été spécifiquement organisées pour appréhender lappropriation de lespace global comme la base de laccumulation de la richesse sous sa forme spécifiquement moderne : le capital55.

Historiquement, cette appropriation du capitalisme sest maintenue grâce à lélargissement des frontières marchandes de lEurope occidentale au reste du monde, autrement dit lextension du réseau que forme le capitalisme aux quatre coins du globe. Cependant, cette dynamique se complique à mesure que la zone dappropriation possible se réduit par rapport à celle dexploitation, nécessitant louverture de nouvelles frontières afin de relancer la dynamique daccumulation. Dans le cadre de ces phases de crise ou de stagnation, « les expansions financières inaugurent de nouvelles ères daccumulation primitive56 ».

On comprend dès lors pourquoi Srnicek peut saccorder avec Moore concernant les rapports entre technologie et appropriation. En effet, lorsque celui-ci explique que « de grandes étendues de données potentielles ont été ouvertes » grâce à des « technologies » devenues « bon marché », mais surtout quil fait référence aux « périodes antérieures du capitalisme » pour expliquer la logique dappropriation du capitalisme de plateforme : il fait peu de doutes que ce dernier songe à ce quil a lu dans Capitalism in the Web of Life. En outre, Srnicek dira : « Dun aspect périphérique des entreprises, les données sont devenues de plus en plus une ressource centrale57 ». Une remarque qui, en reprenant la terminologie même de Moore et de lanalyse des systèmes-monde, sapplique bien entendu aux déplacements de la logique dappropriation du capital au fil de son histoire.

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Les « plateformes » – et à travers elles « lespace digital58 » – seraient ainsi devenues la nouvelle frontière marchande du capitalisme et de ses techniques dappropriation, dautant que les « quantités de données » pouvant « maintenant être utilisées59 » ne font que croître de façon exponentielle, et que leur essor est principalement soutenu par les marchés financiers. Raison pour laquelle Srnicek dira que « plutôt que dexploiter de la main-dœuvre gratuite [] dans un cadre marxiste classique [] les plateformes [] sapproprient les données comme matière première60 », non plus seulement à partir du grand réseau de la vie, mais aussi à partir du World Wide Web.

Ainsi, et à travers leurs réflexions, Moore et Srnicek permettent délargir le cadre des réflexions que lon retient communément de Marx sur la technologie. Plus précisément, Srnicek trouve chez Moore un modèle où la technologie nest pas seulement associée à lexploitation de la force de travail, mais aussi à lappropriation de tout ce qui se trouve au-delà. Un modèle où le codage de la réalité, les moyens de communication, le contrôle de linformation à distance, et le marché mondial, sont déjà mis en avant pour caractériser la logique même du capitalisme qui se déroule en cascade depuis cinq siècles, et qui sied particulièrement au capitalisme de plateforme. Ces éléments, loin dêtre absents de lœuvre de Marx, sont ainsi remis en pleine lumière, car celui-ci remarquait déjà que « plus le capital est développé [] plus il tend, parallèlement, à une expansion spatiale croissante du marché et à une abolition croissante de lespace au moyen du temps61 ». En sorte que la constitution de plus en plus dense du capitalisme en réseau mondial, mais surtout lévolution de plus en plus rapide des techniques pour le piloter et abaisser son temps de reproduction élargie à zéro, sont autant détapes qui ont accéléré lentrée dans lépoque du Capitalocène.

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Conclusion : dun web lautre ?

Ici, nous aimerions avancer le concept de « Capitalocène de plateforme » pour rendre compte de larticulation théorique possible entre les concepts de « Capitalocène » et de « capitalisme de plateforme ». À cet égard, nous avons montré que Nick Srnicek dans Platform Capitalism se réfère à louvrage de Jason W. Moore, Capitalism in the Web of Life. Plus précisément, celui-ci propose en note détablir « un rapprochement utile » entre ses considérations sur lextraction des données au sein du capitalisme de plateforme et la notion d« intrants bon marché » qui se trouve à la base du Capitalocène chez Moore. Ce rapprochement est dautant plus intéressant que la réflexion des deux auteurs se fait sur une base théorique commune, à savoir une relecture du « procès de travail » de Karl Marx, notamment des objets de travail, à linstar des matières premières, et des moyens de travail, comme la technique. Bien plus, les deux auteurs abordent la question de la technique comme un moyen par lequel le capitalisme se met en mesure de sapproprier des éléments indispensables à sa dynamique daccumulation qui lui étaient auparavant extérieurs.

Pour toutes ces raisons, il paraît dès lors opportun de sonder lopérabilité du concept de Capitalocène de plateforme.

Tout dabord, le capitalisme de plateforme peut être considéré comme la phase la plus contemporaine de la longue histoire du Capitalocène, méritant cependant une attention particulière, considérant quelle reproduit à une échelle plus large sa logique dappropriation. Une telle articulation ne semblait pas a priori possible entre les deux concepts. En effet, le travail de Srnicek porte sur le capitalisme et lappropriation des données au xxie siècle, tandis que celui de Moore sur le capitalisme et lappropriation de la nature au xvie. Pourtant, cette différence de sujet permet bien plutôt de tracer un continuum historique entre les deux théories et leur objet détude, quune rupture. Srnicek est dailleurs le premier à suggérer cette continuité, en reprenant presque mot pour mot un passage de Moore concernant lévolution des techniques dappropriation du capitalisme, afin de souligner que ce qui est nouveau avec le 86capitalisme de plateforme, ce nest pas sa logique, mais la masse des éléments que celui-ci peut désormais sapproprier.

Ensuite, limportance de la restructuration du capitalisme autour des technologies digitales et laggravation de la crise écologique peuvent dêtre réunies et interrogées à travers ce concept. En effet, la pérennité du capitalisme fossile62 est de plus en plus remise en cause avec le réchauffement climatique. À linverse, le modèle du capitalisme de plateforme est de plus en plus promu comme écologiquement et économiquement soutenable. Les doutes de Srnicek à ce sujet sont grands, tout simplement parce que ce modèle est avant tout soutenu par les marchés financiers et quil demande de plus en plus dénergies pour pouvoir se développer. Lauteur rappelle ainsi que désormais « Internet dans son ensemble est responsable denviron 9, 2 % de la consommation mondiale délectricité63 ».

Enfin, ce concept permettrait de caractériser la nouvelle « écologie-monde » qui se dessine aujourdhui, mais aussi ses contradictions. En effet, si lavenir du modèle des plateformes ne semble pas garanti à long terme pour Srnicek, car le danger dune crise financière ou de mesures contre les monopoles impacterait très négativement ce secteur64, le nouveau régime daccumulation quil fait peu à peu éclore à partir de lextraction massive de données, se profile pour devoir lui survivre et dépasser le simple cadre du marché. Lidée de voir la traçabilité du Web recouvrir lentièreté de la société et du grand réseau de la vie trouve une résonance accrue au-delà du capitalisme de plateforme, avec les projets dInternet des objets, de gouvernementalité par les algorithmes, et de géo-ingénierie. En dautres termes, le capitalisme de plateforme ne serait que laccélérateur dune réorganisation complète du monde par la technique, en germe depuis plusieurs siècles au cours de la modernité.

Ce dernier point est ce qui pose le plus de problèmes dans lopérabilité de ce concept, car Srnicek et Moore ne semblent pas partager le même avis.

Si la question de lappropriation par la technique au sein du capitalisme les réunissait, celle de la réappropriation de la technique par-delà le capitalisme paraît les diviser, pour des raisons écologiques. En effet, 87Srnicek sest fait connaître en 2013 avec le Manifeste accélérationniste, où il écrivait, avec son coauteur : « Nous déclarons que seule une politique prométhéenne de maîtrise maximale de la société et de son environnement est capable de faire face aux problèmes mondiaux ou de remporter la victoire sur le capital [] Nous voulons [ainsi] accélérer le processus dévolution technologique65 ». Lidée de ce Manifeste était de considérer que le développement technologique ouvrait une brèche au sein du capitalisme pour le dépasser. Une position que les auteurs maintiendront en 2015, avec Inventing the Future, en affirmant : « Le plein développement de la liberté synthétique passe donc par une reconfiguration du monde matériel [] Il exige dêtre expérimenté avec des communautés et des technologies augmentées, et un esprit qui refuse daccepter toute barrière comme naturelle et inévitable. Les implants Cyborg, la vie artificielle, la biologie synthétique et la reproduction technologiquement assistée sont autant dexemples de cette réalisation66 ». Moore y répondra directement en 2017 : « Il y a actuellement un petit boom dans les manifestes en faveur de la fin du travail, fondé sur lidée que les robots géreraient à lavenir les tâches les plus pénibles, libérant ainsi les humains afin quils aient des loisirs presque illimités. Bien quil y ait un danger à oublier les relations intimes et violentes entre les machines capitalistes et la nature bon marché, nous sommes heureux quils fassent naître lespoir que les humains puissent trouver un sens et une dignité en dehors de la morale protestante de travail, laquelle constitue un héritage colonial pénible67 ». Surtout, il écrira dans le chapitre consacré à la question de lénergie au sein de cet ouvrage : « Les entreprises de technologies “vertes” autoproclamées (Apple, Google) étant les plus grands bénéficiaires [des allégements fiscaux]. Nous finirons tous par payer pour que le cours de leurs actions reste élevé68 ». Pour finir, Platform Capitalism69 sera justement cité, permettant ainsi de boucler la boucle des références croisées 88entre Srnicek et Moore, mais ouvrant encore plus grand le débat sur ce que le mode de production capitaliste laissera désormais derrière lui à lheure du Capitalocène de plateforme.

Fabien Colombo

MICA (EA 4426)

Université Bordeaux Montaigne

1 Nick Srnicek, Platform Capitalism, Cambridge, UK ; Malden, MA, Polity Press, 2016, 42 (epub).

2 Ibid., p. 47-86.

3 Ibid., p. 40.

4 Ibid., p. 92 (chap. 2, note 9). Nous mettons en italique. Le texte original est le suivant : « A useful relation could perhaps be drawn to Jason Moores concept of cheap inputs, although this lies outside the scope of this study ; see ch. 2 in Moore, 2015 ».

5 Jason W. Moore, Capitalism in the Web of Life : Ecology and the Accumulation of Capital, New York / London, Verso, 2015, p. 145 (epub).

6 Ibid., p. 77.

7 Nick Srnicek et Alex Williams, Inventing the Future : Postcapitalism and a World Without Work, New York / London, Verso, 2016.

8 https://www.versobooks.com/pg/about-verso.

9 N. Srnicek, Platform Capitalism, op. cit. p. 1.

10 Martin Moore and Damian Tambini, Digital Dominance : The Power of Google, Amazon, Facebook, and Apple, Oxford, Oxford University Press, 2018, p. 23. Voir aussi : https://www.valuewalk.com/2017/05/tech-giants-google-apple-facebook-amazon-microsoft/ ; https://www.visualcapitalist.com/how-tech-giants-make-billions/.

11 N. Srnicek, Platform Capitalism, op. cit., p. 37.

12 Ibid., p. 38.

13 Ibid., p. 39.

14 Roberto Mangabeira Unger, The Knowledge Economy, London / New York, Verso, 2019.

15 N. Srnicek, Platform Capitalism, op. cit., p. 100.

16 Ibid., p. 92 (chap. 2, note 12).

17 Ibid., p. 38.

18 Antonio A. Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Paris, Le Seuil, 2019 ; Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Paris, Liens qui libèrent, 2018.

19 N. Srnicek, Platform Capitalism, op. cit., p. 38. Les mots sont en italique dans le texte.

20 Ibid., p. 92 (chap. 2, note 8). Texte original : « I draw here upon Marxs definition of raw material ».

21 Karl Marx, Le Capital (1867) (Livre I : Le développement de la production capitaliste), traduction par Joseph Roy, revue par Maximilien Rubel, dans Œuvres IÉconomie I (1963), édition établie, présentée, et annotée, par Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », en quatre tomes, 1963-1994, Troisième section, « Valeurs dusage et plus-value », VII, I, p. 728-729.

22 Ibid., Quatrième section, « Machinisme et grande industrie », XV, X, « La grande industrie et agriculture », p. 998-999.

23 J.W. Moore, Capitalism in the Web of Life, op. cit. p. 3, p. 21.

24 Ibid., chap. 7 « Anthropocene or Capitalocene ? », p. 170-192.

25 Paul.J. Crutzen and Eugene F. Stoermer, « The “Anthropocene” », Global Change Newsletter (IGBP), mai 2000, no 41, p. 17-18 ; Paul J. Crutzen, « Geology of Mankind », Nature, janvier 2002, vol. 415, no 6867, p. 23.

26 J.W. Moore, Capitalism in the Web of Life, op. cit., voir notamment : p. 15, 16, 46.

27 Karl Marx, Le Capital (1867), op. cit., voir notamment : Troisième section, chapitre vii, II, « Production de la plus-value », p. 737-750.

28 Ibid., Troisième section, « Valeurs dusage et plus-value », VII, I, p. 729.

29 Ibid., Septième section, « La transformation de la plus-value en capital », XXIV, IV, p. 1109-1110. Nous mettons au pluriel.

30 Karl Marx, Matériaux pour l« Économie » (1861-1865), traduction par Jean Malaquais et Maximilien Rubel, dans Œuvres IIÉconomie II (1968), édition établie, présentée, et annotée, par Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », en quatre tomes, 1963-1994, p. 382.

31 Karl Marx, Le Capital (1867), op. cit., voir notamment : Première section, « Marchandise et monnaie », p. 561-690.

32 Ibid., voir notamment : p. 931-932, p. 1109-1110.

33 Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps (1944), préface de Louis Dumont, traduction de Maurice Angeno et Catherine Malamoud, Paris, Gallimard, collection Tel, 2009. Voir notamment : Chap. 15, « Le marché et la nature », p. 253-268.

34 J.W. Moore, Capitalism in the Web of Life, op. cit., p. 54.

35 Raj Patel et Jason W. Moore, A History of the World in Seven Cheap Things : A Guide to Capitalism, Nature, and the Future of the Planet, Oakland, University of California Press, 2017, p. 3, p. 22.

36 J.W. Moore, Capitalism in the Web of Life, op. cit., p. 118.

37 Ibid., p. 54. Chap. 2 cité par Srnicek.

38 N. Srnicek, Platform Capitalism, op. cit., p. 41.

39 Ibid. p. 92 (chap. 2, note 9). Pour mémoire : « A useful relation could perhaps be drawn to Jason [W.] Moores concept of cheap inputs, although this lies outside the scope of this study ; see ch. 2 in Moore, 2015 [Capitalism in the Web Of Life] ».

40 J.W. Moore, Capitalism in the Web of Life, op. cit. p. 70-71. Chap. 2 cité par Srnicek.

41 Jack Goody, The Domestication of the Savage Mind, Cambridge, Cambridge University Press, 1977, p. 10. Nous mettons au pluriel.

42 David Harvey, « The Fetish of Technology : Causes and Consequences » in Ahmed I. Samatar and Margaret Beegle (eds.), Prometheuss Bequest : Technology and Change, Macalester International, Saint Paul, 2003, vol. 13, p. 3-30.

43 Karl Marx, Le Capital (1867), op. cit., Quatrième section, « Machinisme et grande industrie », XV, p. 990.

44 André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, en deux tomes, 1964, t. 2. « La mémoire et les rythmes », chap. viii, p. 49. Voir aussi : p. 35-62.

45 Karl Marx, Le Capital (1867), op. cit., Huitième section, « Laccumulation primitive », XXVI, p. 1170.

46 N. Srnicek and A. Williams, Inventing the Future, op. cit., p. 219 (note 43) ; J.W. Moore, Capitalism in the Web of Life, op. cit., p. 16.

47 Jason W. Moore, « Capitalism as World-Ecology : Braudel and Marx on Environmental History », Organization & Environment, 1 décembre 2003, vol. 16, no 4, p. 514-517 ; Jason W. Moore, « The Modern World-Systemas environmental history ? Ecology and the rise of capitalism », Theory and Society, 1 juin 2003, vol. 32, no 3, p. 307-377.

48 Lewis Mumford, Technics and Civilization, New York, Harcourt, Brace, 1934, p. 4.

49 Daniel R. Headrick, When Information Came of Age : Technologies of Knowledge in the Age of Reason and Revolution, 1700-1850, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 4.

50 J.W. Moore, Capitalism in the Web of Life, op. cit., p. 15.

51 Ibid., p. 54.

52 Ibid., p. 72. Nous mettons en italique.

53 Ibid., p. 215.

54 Ibid., p. 182-186.

55 Ibid., p. 190.

56 Ibid., p. 103.

57 N. Srnicek, Platform Capitalism, op. cit., p. 41.

58 Ibid., p. 48.

59 Ibid., p. 42.

60 Ibid., p. 55-56.

61 Karl Marx, Principes dune critique de léconomie politique (1857-1858) (Ébauche aussi connue sous le nom de Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse »), traduction par Jean Malaquais et Maximilien Rubel, dans Œuvres IIÉconomie II (1968), op. cit., p. 251. Nous mettons en italique.

62 Andreas Malm, Fossil Capital : The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, New York / London, Verso, 2016.

63 N. Srnicek, Platform Capitalism, op. cit., p. 40.

64 Ibid., p. 125.

65 Alex Williams and Nick Srnicek, #ACCELERATE MANIFESTO for an Accelerationist Politics, http://criticallegalthinking.com/2013/05/14/accelerate-manifesto-for-an-accelerationist-politics, 14 mai 2013, (consulté le 24 juillet 2019). Voir notamment : III, 21, III, 7.

66 N. Srnicek and A. Williams, Inventing the Future, op. cit., p. 81.

67 R. Patel and J.W. Moore, A History of the World in Seven Cheap Things, op. cit., p. 218. Les auteurs citeront également le livre de Williams et Srnicek, voir : Ibid., p. 246 (conclusion, note 23).

68 Ibid., p. 185.

69 Ibid., p. 243 (chap. 6., note 90).