![Études digitales. 2020 – 1, n° 9. Capitalocène et plateformes. Hommage à Bernard Stiegler - Le Grand Entretien avec Jason W. Moore](https://classiques-garnier.com/images/Vignette/EdgMS09b.png)
Le Grand Entretien avec Jason W. Moore Trajectoires du Capitalocène : des origines au digital
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2020 – 1, n° 9. Capitalocène et plateformes. Hommage à Bernard Stiegler - Pages : 21 à 40
- Revue : Études digitales
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- EAN : 9782406115212
- ISBN : 978-2-406-11521-2
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11521-2.p.0021
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/05/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Le GRAND ENTRETIEN
AVEC JASON W. MOORE
Trajectoire du Capitalocène : des origines au digital
Jason W. Moore est professeur de sociologie à l’Université de Binghamton aux États-Unis. Son travail porte sur la géohistoire du capitalisme et son développement à travers le monde, du long xve siècle à nos jours, dans une perspective pluridisciplinaire. Il est membre du Fernand Braudel Center, fondé par Immanuel Wallerstein, et coordinateur du Réseau de recherche sur l’écologie-monde (World-Ecology Research Network)1. En 2015, il publie Capitalism in the Web of Life2, où il invite à considérer au prisme de la longue durée le capitalisme comme une manière d’organiser tout autant la société, la nature, que la technique : une « écologie-monde » selon ses propres termes. Ce qui lui vaudra, l’année d’après, un prix de l’Association américaine de sociologie dans la section « Économie politique du système-monde ». En 2016, il fait également paraître un ouvrage collectif, Anthropocène or Capitalocène3 ?, qui ouvre le débat sur cette nouvelle époque géologique qui serait dominée par les activités humaines selon certains scientifiques, l’Anthropocène4, 22appelé aussi l’« âge de l’homme », en arguant du fait qu’il s’agirait bien plutôt de celle du capital, le Capitalocène, autrement dit l’« âge du capital ». Depuis, il est régulièrement invité dans différentes universités du monde pour discuter de ses travaux : Berlin, Londres, Paris, Moscou, Pékin, Sydney, etc. Sa réflexion permet de dépasser de nombreux clivages disciplinaires entre les sciences de la nature et les sciences humaines et sociales, l’histoire de l’environnement et celle des techniques, de même qu’entre les enjeux écologiques et la pensée marxiste, par exemple.
Pour Études digitales, il a accepté de faire paraître la traduction d’un ses derniers essais sur le Capitalocène, mais aussi de répondre à quelques questions concernant les origines de ce concept, ainsi que son actualité en lien avec les technologies digitales.
L’entretien s’est déroulé le mardi 9 juillet 2019 via Skype. Du point de vue de la forme, il peut se diviser en deux parties : une première partie consacrée à la généalogie du concept de Capitalocène, et le dialogue critique qu’il invite à mener avec l’Anthropocène, la pensée écologique, et le travail d’Andreas Malm ; une seconde partie consacrée aux mutations actuelles du capitalisme, au travail de Nick Srnicek, et à l’avenir du débat concernant le Capitalocène à l’heure des plateformes.
L’entretien a été mené, retranscrit, et traduit par Fabien Colombo, en veillant à conserver l’esprit de la conversation.
Fabien Colombo : Dans Anthropocène or Capitalocène5 ?, vous expliquez que le concept de Capitalocène est né d’une conversation entre Andreas Malm6 et vous en Suède, au printemps 2009. Cependant, ce n’est qu’en avril 2013, que vous utilisez pour la première fois le terme sur votre blog de recherche. Pouvez-vous revenir sur la généalogie de ce concept, et les liens critiques qu’il entretien avec celui-ci d’Anthropocène ?
Jason W. Moore : Eh bien, en 2009, lorsqu’Andreas Malm m’a dit : « Ce n’est pas l’Anthropocène. C’est le Capitalocène ». Ce n’était qu’une 23formule. Il m’a fallu un certain temps pour la comprendre, car même en 2009, l’Anthropocène n’était pas encore l’Anthropocène, la version populaire de l’Anthropocène que nous connaissons aujourd’hui. Il était à peine discuté au sein des sciences humaines et sociales. Nous n’étions donc pas encore très familiers avec les implications plus globales de l’Anthropocène en 2009. Puis… 2010… 2011… 2012… sont passées, et il est devenu une lingua franca, un peu comme le mot de « mondialisation », il y a quelques années. Il est devenu l’un de ces mots qui arrive à connecter des débats plus larges, au sujet notamment du réseau de la vie7, de l’économie politique, de l’histoire environnementale, de la justice, et de la durabilité. Donc, pour ce qui me concerne, en 2013, lorsque j’ai voulu « défier » l’Anthropocène, c’était d’une manière très particulière8. L’Anthropocène était essentiellement une nouvelle version, d’un vieil argument. En anglais, nous avons une expression pour cela : « Mettre du vieux vin dans une nouvelle bouteille ». C’était bien le même vin… mais pas dans la même bouteille… Et ce vin était essentiellement le retour de l’argumentation consistant à opposer l’« Homme » et la « Nature9 », les technologies et l’utilisation des ressources, au sein de ce que l’on appelle « La Révolution industrielle ». Il s’agit là de choses que 24je conteste depuis maintenant une quinzaine d’années, à savoir l’idée selon laquelle les origines de la crise planétaire commenceraient avec l’industrialisation en Grande Bretagne… Ce qui n’est pas seulement problématique du point de vue empirique… Mais relève aussi d’une façon de penser la crise environnementale qui sape une politique radicale… Car, si le problème est celui des centrales à charbon, il faut les fermer ; si le problème se compose des relations de pouvoir, de production, de reproduction, et des moyens d’organiser le réseau de la vie, il faut alors nous en affranchir. Il y a ainsi deux types de politique qui s’en dégagent… Donc, à la base, le Capitalocène était précisément un moyen de « défier » l’Anthropocène dans son interprétation historique. Mais la plus grande confusion qui en découle est de croire que le Capitalocène serait l’équivalent d’une nouvelle époque géologique. L’Anthropocène en tant qu’unité de périodisation de l’histoire géologique est tout à fait acceptable. Le véritable problème est ce que j’appelle l’« Anthropocène populaire » : cette version popularisée de l’Anthropocène qui fait la une du magazine The Economist, les gros titres du Guardian, et d’un certain nombre de grands colloques universitaires. L’Anthropocène populaire est un moyen de court-circuiter une critique radicale de la manière dont le capitalisme organise la nature. En fait, l’une des caractéristiques déterminantes de l’Anthropocène populaire est son refus de nommer le système – de nommer les entreprises, les capitalistes, les banques et les bailleurs de fonds qui sont directement responsables du changement climatique. Pour prendre un exemple : cent entreprises dans le monde sont responsables de soixante-dix pour cent des émissions de dioxyde carbone. Nous savons donc qui est à l’origine du changement climatique, mais l’Anthropocène dit : « Oh, il s’agit de tous les humains. Nous sommes tous responsables ». Comme il s’agit une manière profondément frauduleuse de comprendre la réalité : elle produit, du même coup, une politique tout aussi frauduleuse en matière de justice.
FC : Depuis le concept d’Anthropocène a beaucoup évolué, et d’autres propositions de périodisation ont été avancées par les géologues et les scientifiques du système Terre. En quoi vos arguments en faveur du Capitalocène restent-ils pertinents face à celles-ci ?
JWM : Lorsque la discussion sur l’Anthropocène a commencé, il y avait deux candidats majeurs : l’un était 1945, plus précisément la période 25entre 1945 et 1960, autrement dit la « Grande Accélération10 » ; l’autre était la « Révolution industrielle », autour de 1784, suivant la proposition de Paul J. Crutzen11. Et puis, il y a quelques années, Simon L. Lewis et Mark A. Maslin ont proposé 1610, l’« Orbis spike12 » ou la collision des mondes, pour désigner le génocide des populations du Nouveau Monde et la réduction du dioxyde de carbone dans l’atmosphère qui en découla suite à la régénération des forêts. Mais, mise à part pour cette dernière proposition, le problème reste le même. Pourquoi ces scientifiques ne nomment-ils pas le système ? Après, je comprends bien que la géologie, en tant que forme spécialisée de connaissance, a sa propre dynamique d’identification, comme par exemple les « GSSP » pour désigner les points stratotypiques mondiaux13. De façon générale, la périodisation géologique tourne autour de l’identification des clous d’or14, dans les couches géologiques. S’ils veulent identifier les clous d’or cruciaux avec les résidus nucléaires provenant des bombardements et des essais atomiques, ou les plastiques et les os de poulet… Je pense que c’est bien, cela semble raisonnable… Mais j’aimerais demander à ces scientifiques : pourquoi ne suivez-vous pas l’exemple de personnes comme Lewis et Maslin qui disent : « Oui, c’est le capitalisme qui dirige ce processus » ? C’est donc là un point qui alimente certaines des hypothèses de mon travail, mais aussi le débat au sein du réseau de l’écologie-monde, car il semble y avoir une séparation de la part de ces géologues entre la pratique d’être un géologue et la responsabilité éthique d’être un 26intellectuel. Or, la responsabilité de l’intellectuel est de s’attaquer aux problèmes les plus difficiles de notre époque. Cela impose, d’une certaine manière, de faire la différence entre la « totalité » et une « part » sur cette question. Les géologues identifient donc une partie cruciale du problème, mais la plupart d’entre eux – et cela vaut aussi pour presque tous les scientifiques du système Terre – refusent de nommer le système, en se cachant derrière le voile de la science. Je pense que nous devons nous demander pourquoi ; cela ne les excuse pas. La responsabilité de l’historien, de l’anthropologue, du biologiste, c’est de dire la vérité, c’est de dire la vérité sur les grands enjeux de notre temps. Et, c’est tout à leur honneur, qu’un certain nombre de scientifiques du système Terre, de biologistes, aient pris la parole, au péril de leur carrière. En tant que penseurs radicaux, nous devons continuer à bâtir des communautés et des auditoires qui insistent pour que nous nommions le système, les causes, les agencements, les moteurs et les subjectivités qui alimentent la crise planétaire. C’est ma réponse.
FC : Si le Capitalocène entretient un rapport critique avec l’Anthropocène, il en va de même avec ce que vous appelez la « pensée écologique15 ». Pouvez-vous expliquer pourquoi ?
JWM : La première chose que nous devons nous rappeler lorsque nous utilisons des généralisations si vastes, c’est que nous sommes confrontés à des réalités complexes que nous simplifions. Quand nous parlons de « pensée écologique », cela inclut à la fois les tendances et les thématiques dominantes de la pensée écologique qui sont fondées sur l’opposition entre l’Homme et la Nature, le déterminisme technologique, et qui privilégient les solutions technologiques aux problèmes du capitalisme. Mais cela inclut aussi des contre-tendances, dans ce grand corpus que représente la pensée écologique, et notamment des penseurs radicaux qui ont identifié dès le départ que le problème était le capitalisme. Je pense, par exemple, à André Gorz, Murray Bookchin, Carolyn Merchant, Donna Haraway et bien d’autres. Les tendances, et les contre-tendances, 27dominantes se contrebalancent. C’est une des grandes leçons intellectuelles de Marx qui nous dit : les tendances et les contre-tendances ne sont pas séparées ; elles sont dialectiquement intriquées les unes aux autres. Lorsque nous critiquons quelque chose comme la « pensée écologique », je pense qu’il est crucial de se rappeler qu’il y a toujours eu cette minorité de penseurs radicaux qui insistait sur le fait que le problème ne relève pas de l’opposition entre l’Homme et la Nature, mais d’un processus plus complexe où, d’une part, le capitalisme organise le réseau de la vie et, d’autre part, fait face à une série de défis environnementaux en tout genre qui sont par nature incontrôlables. Le capitalisme ne produit pas seulement la nature, il est aussi produit par des réseaux de vie incontrôlables et tumultueux. Ainsi, la « pensée écologique » n’est qu’une formule commode pour désigner, de façon abrégée, une manière abstraite de penser l’opposition entre l’Homme et la Nature, dans le domaine des sciences humaines et sociales, mais aussi des sciences naturelles, quand il s’agit parler de l’histoire de l’humanité. Par exemple, si nous ouvrons un chapitre d’histoire environnementale, il y a de fortes chances que les thèmes dominants soient l’Homme, la Nature, et l’opposition entre l’Homme et la Nature. Ce que je voudrais souligner ici, c’est que la cosmologie, le cadre intellectuel de l’opposition entre l’Homme et la Nature, est profondément enracinée dans le capitalisme et dans les processus concrets de conquête, de racialisation, de patriarcat, et de dépossession, dès ses origines les plus lointaines. À chaque moment de purification ethnique de l’histoire moderne – et nous pouvons penser à l’invasion des Amériques en 1492, mais aussi à l’invasion nazie de l’Union soviétique, et à la purification ethnique contre le peuple sous-humain slave –, l’idéologie est toujours l’idéologie de l’opposition entre l’Homme et la Nature. En sorte que cette opposition n’est pas seulement un problème intellectuel : elle est liée aux pratiques dominantes, à la praxis, du capitalisme et des empires.
FC : En 2015, votre ouvrage Capitalisme in the Web of Life a été publié chez Verso Books, qui est la maison d’édition historique de la Nouvelle gauche anglophone. L’année d’après, Andreas Malm faisait paraître Fossil Capital chez ce même éditeur. Dans ces ouvrages, vous parlez tous deux de « Capitalocène ». Mais, depuis votre conversation de 2009, vous semblez tous les deux entendre chacun quelque chose de différent 28à travers ce concept, voire être de plus en plus en désaccord ouvert à ce sujet. Pouvez-vous revenir sur ce point, et expliquer de quelle manière vos travaux sont aujourd’hui en débat ?
JWM : Pour Andreas Malm, qui est un brillant universitaire et un brillant penseur, le Capitalocène se rapporte au capitalisme en tant que système économique. Selon lui, les origines du capitalisme se trouvent en Angleterre, entre le xviiie et le xixe siècle. Il n’est d’ailleurs pas très clair là-dessus. La conception du Capitalocène que je propose, pour ma part, invite à considérer le capitalisme comme une « écologie-monde » traversée par le capital, les formes de pouvoir et le réseau de la vie, à l’intérieure de laquelle chacun de ces éléments se communique aux autres et les façonne. Il s’agit d’une totalité dialectique. Mais aussi, d’une totalité émergente : ce qui signifie que la manière dont la dynamique du pouvoir – de même, que celle de la production et de l’accumulation du capital – s’insère dans le réseau de la vie, transforme les propriétés de chacun des éléments à mesure qu’évolue l’histoire. Ainsi, l’impérialisme du xviie siècle est différent de l’impérialisme du xixe siècle ou du xxie siècle. Nous pouvons dire la même chose de la financiarisation, de l’industrialisation et de la formation des classes, ainsi que de beaucoup d’autres dynamiques du monde moderne. Il y a un processus de révolution constante à travers la longue histoire du capitalisme. Aujourd’hui, l’un des problèmes qui se posent est que les gens pensent que nous devrions choisir entre la version de l’histoire qu’en donne Malm… et la mienne. Je pense que c’est trompeur, parce que nous savons – comme Marx et Engels, nous invitaient d’ailleurs à le considérer – qu’une transition d’un mode de production à un autre, ou d’une phase du capital à une autre, ressemble davantage à la superposition des époques géologiques, qu’à leur exclusion. Ainsi, la couche historique ou géohistorique du capitalisme primitif et l’invasion des Amériques coexistent avec la couche de ce que Malm appelle : le « capitalisme fossile ». L’un des dangers en ce moment est le sectarisme, qui est une manière de réifier notre analyse, notre politique, et de choisir d’une façon profondément cartésienne, autrement dit binaire. Ainsi, untel dit : « Eh bien, ma position est avec Malm… et contre Moore » ou « Ma vision est avec Moore, l’écologie-monde… et contre Malm ». Mais, en fait, ce dont nous avons besoin : c’est d’adopter une sensibilité dialectique pour comprendre, pour poser des questions, qui puisse combiner le « et », 29mais aussi le « à la fois ». Nous devons donc nous demander comment ces positions apparemment divergentes se façonnent, s’informent mutuellement et pourraient s’articuler ensemble. Après, peut-être que certains éléments le peuvent, mais que d’autres ne le peuvent pas. Le danger est, surtout à gauche, que nous nous engagions dans un dangereux type de réification, où nous créons des positions analytiques et politiques de toutes pièces afin de nous positionner « pour » ou « contre ». Ce procédé a une très longue et dangereuse histoire à gauche… Donc, quand Malm dit quelque chose comme : « Oh, Moore est un Latourien » ou « Moins de Latour, plus de Lénine16 ! ». Nous devons nous demander à quel point ce genre de discours sectaire est productif, s’il génère quelque chose. Nous devons aussi nous demander si cela est exact… Parce que, bien sûr, tous ceux qui regardent une conférence de Latour, se demanderont : « Où est le capitalisme ? Où est l’impérialisme ? Où est la lutte des classes ? ». Or, il suffit d’écouter une de mes conférences : je parle de l’impérialisme, du capitalisme et de la lutte des classes… Je pense donc que nous devons pratiquer une éthique radicale du pluralisme, un pluralisme engagé, où nous comprenons qu’aucun individu, aucune perspective, n’a toutes les réponses. À cet égard, une partie de l’esprit de « l’écologie-monde » vient des pratiques féministes, et se traduit par un engagement envers une pratique radicalement démocratique. Ce qui veut dire que nous devons toujours chercher des occasions de nous réunir, de nous unir. Après, il y a des différences que nous ne pouvons pas choisir d’ignorer, et auxquelles nous ne pouvons pas nous rallier. Cependant, quand je regarde l’état des discussions entre écosocialiste, je plaide en faveur d’un tel débat : s’il vous plaît, cherchons les points d’entente entre nous. Quand des gens comme John Bellamy Foster disent : « L’écologie-monde est anti-marxiste17 ». Et qu’Andreas Malm dit la même chose… Je pense, encore une fois, que l’on devrait se demander si cela est vrai. Mais, je pense surtout que l’on devrait se demander : quels sont les points communs entre nous ? Nous 30sommes tous d’accord sur la nécessité du socialisme. Nous convenons ainsi tous, qu’une certaine forme de planification démocratique est nécessaire pour faire face à la crise climatique. Et puis, nous sommes tous d’accord pour dire que le capitalisme est le moteur de la crise climatique. Il y a des différences importantes, mais si nous ne pouvons pas nous reconnaître comme des camarades et comme des gens qui sont dans une conversation fraternelle et, espérons-le, constructive, alors… nous sommes tous perdus… Je le redis : si nous ne pouvons pas nous écouter et apprendre les uns des autres en tant que camarades, alors… abandonnons tout… parce que nous ne sommes plus dans les années vingt ou les années trente, où l’on pouvait se dénoncer entre nous comme les « ennemis du peuple ». À ce sujet, je me souviens d’une anecdote qu’un de mes étudiants m’a rapportée sur ce que Lénine avait écrit concernant Rosa Luxembourg. Elle venait de publier l’Accumulation du capital18 qui, à mon avis, est le texte marxiste le plus important écrit au xxe siècle. Et Lénine écrivait, d’une façon très méprisante : « Ce n’est pas un texte marxiste ». On n’a plus besoin de faire ça. Ce n’est pas une politique porteuse d’espoir. Ce n’est pas une approche analytique ou intellectuelle productive. Désormais, en tant que socialistes, anarchistes et penseurs radicaux de toutes sortes, nous n’avons pas besoin de nous dénoncer les uns les autres comme « ennemis du peuple ». D’ailleurs, je pense que les médias sociaux numériques, que nous utilisons quotidiennement, renforcent à la fois cette tendance à se dénoncer mutuellement, mais ouvre aussi la possibilité d’avoir des conversations conviviales et amicales. Alors, si je devais plaider en faveur de quelque chose, cela serait ceci : s’il vous plaît, cherchons un terrain d’entente. On peut être en désaccord avec tout ce que l’on veut. Mais trouvons un moyen de construire un véritable front populaire contre la crise écologique provoquée par le capitalisme.
FC : Aujourd’hui, le capitalisme semble justement en profonde mutation, en raison de la révolution digitale et surtout de l’apparition du World Wide Web. Ainsi, Nick Srnicek a proposé de parler de « capitalisme de plateforme19 » pour désigner cette nouvelle phase du capitalisme, ouverte avec l’apparition d’entreprises comme Google, Amazon, Facebook ou 31Uber, dont le modèle économique est principalement basé sur la gestion de données sur des plateformes en ligne. Pour beaucoup, il s’agit en réalité d’une rupture, notamment dans la manière dont le marché devient de plus en plus apte à modéliser l’ensemble des échanges à l’échelle du monde. Que diriez-vous de cette assertion ? Et dans quelle mesure le capitalisme de plateforme s’intègre-t-il à vos yeux dans la longue histoire des évolutions technologiques, économiques et culturelles du Capitalocène ?
JWM : La première chose que je dirais, c’est que nombreux aspects du capitalisme de plateforme sont nouveaux. Mais, qu’à bien des égards, son origine remonte au long xvie siècle. Il remonte à la révolution du capitalisme d’imprimerie, c’est-à-dire à l’invention de la presse mécanique, et à la révolution cartésienne, au sens de la philosophie de Descartes et plus largement d’une certaine vision du monde. La révolution cartésienne n’était pas seulement une question de philosophie ; elle est une pratique qui relève de ce que Donna Haraway appelle : « La supercherie de Dieu20 ». Que veut-elle dire par là ? Admettons que vous vous teniez au-dessus d’une carte du monde ou d’une de ses régions : vous vous démarquerez alors comme si vous étiez un Dieu cartésien. Il s’agit là d’une pratique vraiment fondamentale du capitalisme et du capital. Le capital s’imagine comme le cerveau du monde. Et tout ce qui n’est pas lui, tout ce qui lui est extérieur ou étranger, est transformé en un fragment d’être humain, en une main ou en un corps ; mais certainement pas en un cerveau. C’est donc la logique fondamentale, la logique intellectuelle et culturelle du monde moderne. Ainsi, les femmes au début de l’époque moderne en Europe et aux Amériques ont été transformées en corps sans cervelle21 : elles étaient irrationnelles ; elles faisaient partie de la « Nature » et non pas de la « Civilisation ». Donc, choisir la date de 1492 pour point de départ du Capitalocène : ce n’est pas dire que tout à changer en 1492… C’est une façon de se rappeler qu’il y a eu une convergence radicale de processus sociaux, économiques, environnementaux, culturels qui ont eu lieu au cours du long xvie, comme l’indiquent les travaux de Fernand 32Braudel22. Ceci est nécessaire pour corriger deux erreurs d’interprétation fondamentales en histoire des techniques et de l’économie. La première consiste à se concentrer sur la machinerie lourde, comme la machine à vapeur, la fabrication de l’acier, ou les grosses machines de n’importe quelle sorte. Il est toujours frappant pour moi que les gens et les chercheurs s’accordent pour dire que la machine à vapeur a changé le monde, alors que la carte moderne a été beaucoup plus importante si nous regardons l’histoire. La projection Mercator est une technologie beaucoup plus révolutionnaire que la machine à vapeur, et comme le souligne par ailleurs Andreas Malm : le moulin à eau était tout aussi productif que la machine à vapeur. Ainsi, le capitalisme aurait très bien pu survivre sans la machine à vapeur. En revanche, il n’aurait sans doute pas pu survivre sans la carte moderne et les éléments bon marché23. La seconde erreur consiste à dire que l’industrie capitaliste relève exclusivement de la sphère économique. Or, s’il est vrai que le capitalisme est déterminé par une logique économique perverse qui se niche au cœur même du projet d’accumulation infinie du capital : l’histoire du capitalisme, du xvie siècle à aujourd’hui, démontre justement que le processus d’accumulation du capital est quant à lui permis, restructuré, et légitimé culturellement, par d’énormes et vastes forces issues de régimes politiques et impériaux. Dès le début du capitalisme, ce sont les grands empires qui ont obtenu des terres, des natures bon marché de toute sorte, surtout des Amériques, grâce à la constitution de vastes armées que les banquiers de l’époque ont contribué à financer. Ainsi, l’histoire du capitalisme est aussi l’histoire de ce que l’on appelle « l’accumulation primitive » ou « la révolution militaire » du capitalisme précoce. Les processus économiques du capitalisme sont vitaux, mais ils 33ne fonctionnent qu’en raison d’un recours massif au pouvoir territorial, militaire, culturel, scientifique, ainsi qu’à la connaissance.
FC : Vous évoquez ainsi souvent le capitalisme comme un réseau composé de manière hybride de processus économiques, technologiques, et politiques depuis sa naissance. L’idée de « web » – de réseau, de toile, de maillage – est centrale dans vos travaux, à l’instar de Capitalism in the Web of Life, où le capitalisme est un réseau d’échanges pris dans un réseau plus large, celui de la vie24. Dans le prolongement de cette idée, de quelle manière le World Wide Web, Internet, et les technologies de l’information et de la communication, transforment-ils le réseau mondial que constitue aujourd’hui le capitalisme ? Quel serait l’écologie-monde du Web actuel ?
JWM : Eh bien, je pense que nous devons examiner ce que l’Internet et les technologies de l’information et de la communication du xxe siècle ont accompli… et ce qu’elles n’ont pas accompli. Tout d’abord, il est ainsi clair que nous devons relier les technologies de l’information et de la communication entre elles, mais aussi avec celles qui relèvent des infrastructures de transport et de logistique du capital. On peut ainsi dire que le World Wide Web est la technologie clé des quarante dernières années… mais aussi, qu’il s’agit, en réalité… du porte-conteneur. En effet, Amazon n’existerait pas sans le porte-conteneur, ni les énormes investissements dans le secteur de la distribution et de l’entreposage. Il s’agit des deux côtés d’une même pièce. Ainsi, la révolution des technologies de pointe a surtout accéléré le temps de rotation du capital. Elle a pu créer un nouveau produit à partir de tous ceux qui utilisent Facebook, ou Internet pour acheter des vêtements, un billet d’avion, ou quoi que ce soit d’autre – autrement dit, à partir de vous et moi. En un mot, le capitalisme de plateforme a pu faire un bond en avant incommensurable dans ce que Paul Sweezy et Paul Baran appellent « les efforts de vente25 ». Ce qui n’est pas rien, bien au contraire, puisqu’il s’agit de la production des consommateurs potentiels et de leur imaginaire. À ce sujet, il paraît opportun de faire un lien avec la crise climatique. Si vous ou moi, allons 34parler à un public de travailleurs ou d’étudiants de la responsabilité de la crise climatique, il est quasiment certain que les gens nous diront : « Eh bien, je suis responsable, parce que je conduis une voiture », ou « parce que je voyage en avion », ou « parce que j’achète un ordinateur ». En d’autres termes, ils disent : « Je suis responsable parce que j’achète, je consomme quelque chose ». Or, ce qu’ils tendent à ignorer, c’est que le consommateur est justement produit par des agencements capitalistes : le consommateur n’est pas une créature indépendante. Ainsi, le capitalisme de plateforme et les technologies de pointe qui développent les formes radicales de l’effort de vente, produisent la subjectivité qui apprend aux individus à se comprendre eux-mêmes comme consommateurs et comme indépendants, et donc comme responsables de la crise planétaire. C’est une illusion extrêmement dangereuse, et l’une des tâches de la critique radicale est de la combattre, en exposant précisément les rapports de productions qui produisent le consommateur. C’est la première partie de ma réponse… Venons-en maintenant à la seconde, qui concerne ce que les technologies de pointe n’ont pas réussi à accomplir. À la fin des années quatre-vingt, Robert Solow, un célèbre économiste néoclassique, disait : « On voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité26 ». Parce que, dans les années soixante-dix, tout le monde s’attendait à ce que l’avenir apporte l’usine robotisée et que tout soit informatisé. On disait alors que cela libérerait un fantastique gain de productivité dans le domaine du travail. Et, encore aujourd’hui, nous avons sans cesse de nouveaux rapports qui annoncent : « Demain, tout sera automatisé ». Pourtant, et en particulier dans ce monde : tout ne peut pas être automatisé. Certaines choses, peuvent l’être, mais certainement pas tout. Depuis peu, le capitalisme de haute technologie a fait son apparition au cours des quarante dernières années… Et, qu’observe-t-on ? La croissance de la productivité du travail continue de ralentir… de ralentir… de ralentir… et… de ralentir… Donc, tout cela est très paradoxal, mais nous continuons à supposer que la haute technologie va résoudre les contradictions du capitalisme et qu’elle commence déjà à le faire. Or, ce n’est absolument pas le cas. Le capitalisme existe depuis 35environ cinq siècles, mais il n’a jamais su augmenter la productivité du travail au-delà d’un certain seuil, en dépit des révolutions scientifiques et technologiques. Hier, on nous a promis l’usine de robots… et, au lieu de cela… nous avons aujourd’hui d’immenses ateliers de misère à l’échelle du globe.
FC : Cet avenir radieux de l’usine de robots semble pourtant se retrouver dans Inventing the Future27 de Nick Srnicek et Alex Williams qui partagent également le même éditeur que vous. Bien plus, Nick Srnicek cite votre travail dans Platform Capitalism28 et explique qu’un rapprochement avec le sien serait intéressant, notamment concernant les stratégies d’appropriation des intrants bon marché, mais que cela déborde son objet d’étude. Qu’en pensez-vous ? Et quels liens feriez-vous avec le sien ?
JWM : Pour commencer, je pense que le livre de Srnicek nous permet de voir très clairement que le capitalisme tardif dépend, plus que jamais, de l’information bon marché. L’information bon marché n’est pas la même chose que la nourriture, la main-d’œuvre, l’énergie et les matières premières bon marché29. Mais l’information bon marché est vitale. Elle est particulièrement vitale pour ce dont nous venons de parler : les efforts de vente, la production des consommateurs, et celle des sujets consommateurs qui sont aussi, et par définition, des sujets passifs. On donne au consommateur l’illusion du choix, l’illusion de l’autonomie, mais pas de la réalité. Quand quelqu’un dit : « Oh, je ne vais pas prendre l’avion, parce que je ne veux pas brûler davantage de dioxyde de carbone ». C’est l’illusion du choix, dans un sens pleinement néolibéral. Les avions décollent, et les avions atterrissent, que vous soyez à bord ou que je sois à bord. À cet égard, c’est un signe de la perversité ambiante de l’écologie néolibérale que tant de gens continuent d’assumer la responsabilité individuelle d’une crise climatique qui est pleinement le produit des 1 % les plus riches du monde et de leurs grands empires, ainsi que des prédicateurs de l’idéologie bourgeoise. Ainsi, 36le mérite principal du livre de Srnicek est de nous ouvrir les yeux sur les moyens par lesquels le capitalisme a pu survivre grâce à de l’information bon marché. Il démontre également que si la technologie de pointe est devenue l’industrie motrice du capitalisme tardif, celle-ci contraste avec les industries qui la précèdent, comme par exemple l’industrie automobile du xxe siècle. Ce n’est pas une industrie productive au sens plein et ancien du terme. Elle produit des consommateurs, mais exclusivement en termes économiques. Elle tire sa richesse du reste du monde, y compris d’autres capitalistes. Les capitalistes de plateforme, comme Facebook, ne sont pas les seuls extracteurs. En effet, leurs activités sont profondément mêlées au capital financier, et au capitalisme algorithmique que les institutions financières ont développé depuis près de quinze ans. Sur ce point, Cathy O’Neil a justement travaillé la question dans Weapons of Math Destruction30. Bref, nous avons donc le capitalisme de plateforme… et le capitalisme financier… que nous devons faire tenir ensemble d’un seul bloc, car tous deux partagent une même logique extractiviste et fonctionnent grâce à l’information bon marché. Bien plus, ils sont l’un comme l’autre très attachés à prendre au reste du monde, au lieu de faire quelque chose d’utile pour lui. À ce stade, nous pouvons tous avoir des objections, en particulier sur le fait que l’automobile soit le moyen de transport idéal : ce qui est mon cas. Mais on peut dire que la production d’une automobile ou d’un réfrigérateur est quelque chose d’utile. Or, on ne peut pas dire la même chose de Facebook, ou de Goldman Sachs… ou alors seulement en des termes très, très, très différents. Au final, je pense que lorsque nous regardons le capitalisme de plateforme et le capitalisme financier de ces trente dernières années, nous voyons que ni l’un ni l’autre ne sont liés à de grands projets pour restaurer la dynamique industrielle du capitalisme… ou pour faire face au changement climatique, afin que le capitalisme continue comme avant. Ils sont, d’une certaine manière, profondément nihilistes… Ils se fichent que le reste du monde brûle… Ainsi, il n’y a pas de bourgeoisie éclairée ou de classe capitaliste éclairée dans le secteur de la finance ou des plateformes.
FC : Récemment, plusieurs journalistes ont révélé que certains milliardaires de la Silicon Valley se prépareraient à une forme d’effondrement 37écologique et sociale, en achetant notamment des lieux de refuge dans des endroits reculés de la côte ouest des États-Unis ou en Nouvelle Zélande31. Dans la Silicon Valley, il y aurait ainsi plusieurs ingénieurs qui prépareraient ce qu’ils considèrent être le meilleur des mondes pour demain, comme par exemple les projets transhumanistes et géo-ingénieriste, tandis que d’autres se préparent tout simplement à la fin du monde chaque week-end. Qu’en diriez-vous de cette contradiction ? Et que révèle-t-elle à vos yeux ?
JWM : Eh bien, je pense que la grande illusion de la high-tech et de la géo-ingénierie est de croire que la biosphère est une machine. Si l’on est ingénieur et que l’on regarde un avion ou une automobile : on verra tout d’abord une série de problèmes, puis, ensuite, une série de solutions. Il s’agit là d’une logique mécaniste, fondamentale. Bien entendu, il y a toujours de l’imprévisibilité avec les systèmes, et tout cela. Mais l’ingénierie considère cela comme un problème, toujours réductible d’un point de vue mécanique et physique. Or, la biosphère ne fonctionne pas comme une machine, ou du moins… la biosphère fonctionne comme une machine, autant qu’un cerveau fonctionne comme un ordinateur… C’est dire ! Ainsi, je pense que ces milliardaires de la Silicon Valley qui cherchent à trouver refuge en Nouvelle-Zélande, sont le parfait symptôme de la crise fondamentale de l’imagination de la bourgeoisie qui règne à la fin du capitalisme. Au lieu de chercher un moyen de résoudre les grands problèmes de ce monde afin de continuer à accumuler plus de capital, ils se préparent à aller dans un camp militaire – afin qu’ils puissent survivre. C’est extrêmement pathologique, car si nous considérons les possibilités que pourraient offrir les technologies de l’information en termes de coordination et de socialisation de la vie de la planète et de la production du globe, nous pourrions ainsi imaginer un monde dans lequel le génie de ces systèmes technologiques d’information, à l’instar d’Uber, seraient en mesure de minimiser les émissions de dioxyde carbone, mais aussi d’initier tout un ensemble de dynamiques de coopération mutuelle et de planification démocratique. L’un des constats fait sur les anciens systèmes de planification d’État est qu’ils 38n’étaient pas assez souples, qu’ils n’avaient pas assez d’information qui circulait d’un bout à l’autre. En outre, il pouvait y avoir une limite à la participation démocratique en raison des grandes échelles visées par la planification. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Je me demande donc si l’argument que développent certains, comme par exemple Srnicek, en faveur de l’automatisation et tout ce qui en découle, pourrait être redéployé afin de réfléchir à la manière dont les systèmes d’information pourraient servir à une planification démocratique de la vie à grande échelle sur cette planète… C’est sans doute ce dont nous avons le plus besoin aujourd’hui ! Sans doute aussi n’avons-nous pas besoin de tout automatiser… parce que beaucoup de choses ne pourront pas être automatisées et que d’autres encore ne devraient pas l’être… En revanche, ce qui est absolument certain : c’est que nous avons très clairement besoin de systèmes de circulation de l’information qui soient profondément et radicalement démocratiques et qui permettent de libérer l’imagination humaine pour explorer et mettre en œuvre de nouvelles expériences ; et enfin, que ces systèmes permettent aussi, et pas seulement, de libérer la vie humaine, mais la vie dans son ensemble.
FC : Depuis une dizaine d’années, de nombreux mouvements sociaux se sont mobilisés grâce aux réseaux sociaux numériques, y compris concernant les questions écologiques, à l’instar d’Extinction Rebellion qui semble être le dernier en date. Vous-mêmes, vous utilisez ces outils ; vous diffusez en libre accès vos travaux ; et vous coordonnez le Réseau de recherche sur l’écologie-monde à travers son site web. Face au capitalisme des plateformes, dans quelle mesure une convergence entre science ouverte et mobilisation sociale vous paraît-elle possible à l’échelle internationale ? Et comment les technologies digitales peuvent-elles servir à nous affranchir de nombreux clivages et ouvrir de nouvelles brèches historiques ?
JWM : De fait, nous vivons tous dans une époque où les contradictions du capitalisme s’aiguisent. Paul Mason a publié il y a quelques années un livre intitulé Why It’s Kicking Off Everywhere. The New Global Revolutions32 qui soulignent le rôle des médias sociaux dans la mobilisation sociale, 39comme par exemple le printemps arabe, les manifestations contre l’austérité en Grèce, ou le mouvement Occupy Wall Street aux États-Unis. Nous constatons ce phénomène partout dans le monde et tous les jours. Donc, pour moi, et en tant qu’intellectuel, je pense que ma responsabilité est de briser les divisions inutiles entre militants, universitaires, artistes, travailleurs et bien d’autres… car, pour beaucoup d’entre nous : nous sommes tout cela à la fois. Ainsi, au sein du Réseau de recherche sur l’écologie-monde nous rassemblons des militants, des artistes, des universitaires et d’autres personnes pour remettre en question les structures dominantes, existantes, du savoir. Au sein des universités, nous avons des disciplines : la sociologie, l’histoire, la géographie et tout le reste. Ces disciplines sont appelées « disciplines » pour de nombreuses raisons. Mais l’une d’entre elles est que les disciplines existent pour discipliner les intellectuels. Elles existent pour nous empêcher d’établir des liens sur la façon dont le monde fonctionne en tant que système holistique et interconnecté. Donc, si vous êtes un sociologue : vous étudiez le domaine de la « classe » ou de « race ». Si vous êtes économiste : vous étudiez le « marché ». Si vous êtes politologue : vous étudiez « l’État ». Et les disciplines, nous disent que ce sont des formes d’expertise. Mais, en fait, ce sont des formes de l’idéologie bourgeoise. Ce sont des formes de contrôle et de domination qui nous disent qu’un expert est un expert dans ces domaines prés carrés, lesquels sont prédéterminés et préconceptualisés, comme par exemple l’« État » ou le « Marché ». De plus, et comme nous le savons, les prêcheurs laïques de l’économie néoclassique, n’ont absolument pas su prévoir la crise qui s’annonçait en 2008. Je m’inspire ainsi des grands mouvements sociaux de désobéissance civile. On peut songer à la lutte pour les droits civiques des Afro-Américains aux États-Unis dans les années 1950 et 1960, ou à Gandhi en Inde, ou à bien d’autres mouvements de désobéissance civile. Ces mouvements nous disent que nous devrions pratiquer la désobéissance intellectuelle au sein des universités. En ce sens, nous devons construire des réseaux de solidarité… Et c’est là que les médias sociaux peuvent s’avérer indispensables ! Les médias sociaux pourraient aussi nous aider à briser l’étranglement exécré par les quelques grands noms qui dominent l’édition universitaire mondiale. Ils sont complètement inutiles à la vie intellectuelle, notamment à l’ère des médias sociaux et du World Wild Web. Ils existent seulement pour affirmer un certain contrôle bourgeois 40sur leur propriété… du moins, sur ce qu’ils revendiquent comme telle. C’est presque une constante, mais il y a toujours un lien contradictoire entre le libéralisme, la propriété, et l’idéologie bourgeoise. Ainsi, certaines parties du capitalisme, certaines parties de la bourgeoisie, veulent bien que l’information circule librement… mais elles ne veulent surtout pas que les idées radicales circulent librement et gratuitement. Or, à une époque où le pouvoir des mouvements sociaux, des travailleurs, et des partis politiques radicaux reste et demeure encore limité : l’une des sources de nouvelles idées, mais qui n’est pas la seule, vient des intellectuels radicaux au sein des universités. Donc, à mon avis, nous avons la responsabilité de désobéir à l’hégémonie bourgeoise et aux normes de propriété bourgeoises.
1 Le site officiel du Réseau de recherche sur l’écologie-monde : https://worldecologynetwork.wordpress.com. La notion d’« écologie-monde » (world-ecology) chez Jason W. Moore s’appuie notamment sur les travaux d’Immanuel Wallerstein concernant le « système-monde moderne » (modern world-system), mais aussi de Fernand Braudel sur l’« économie-monde ». Pour plus de précisions à ce sujet, voir : Jason W. Moore, « Capitalism as World-Ecology : Braudel and Marx on Environmental History », Organization & Environment, 1 décembre 2003, vol. 16, no 4, p. 514-517 ; Jason W. Moore, « The Modern World-Systemas environmental history ? Ecology and the rise of capitalism », Theory and Society, 1 juin 2003, vol. 32, no 3, p. 307-377.
2 Jason W. Moore, Capitalism in the Web of Life : Ecology and the Accumulation of Capital, New York / London, Verso, 2015.
3 Jason W. Moore et al., Anthropocene or Capitalocene ? Nature, History, and the Crisis of Capitalism, Oakland, PM Press, 2016.
4 Paul.J. Crutzen et Eugene F. Stoermer, « The “Anthropocene” », Global Change Newsletter (IGBP), mai 2000, no 41, p. 17-18 ; Paul J. Crutzen, « Geology of Mankind », Nature, janvier 2002, vol. 415, no 6867, p. 23 ; Anthropocene Working Group, Media note : Anthropocene Working Group (AWG) — University of Leicester, https://www2.le.ac.uk/offices/press/press-releases/2016/august/media-note-anthropocene-working-group-awg, 29 août 2016, (consulté le 2 mai 2019).
5 J.W. Moore et al., Anthropocene or Capitalocene ?, op. cit. p. xi.
6 Andreas Malm, Fossil Capital : The Rise of Steam-Power in the British Cotton Industry, c. 1825-1848, and the Roots of Global Warming, thesis, Lund University, Lund, 2014 ; Andreas Malm, Fossil Capital : The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, New York / London, Verso, 2016 ; Andreas Malm, The Progress of This Storm : Nature and Society in a Warming World, London / New York, Verso, 2018.
7 Note du traducteur : le terme « the web of life » a été traduit par « réseau de la vie ». Il renvoie en particulier à l’ouvrage de Fritjof Capra, The Web of life : A New Scientific Understanding of Living Systems (Anchor Books, 1996), qui a été traduit en français de la manière suivante : La toile de la vie : Une nouvelle interprétation scientifique des systèmes vivants (Éditions du Rocher, 2003). Comme Fritjof Capra et Jason W. Moore insistent sur l’idée de connexions entre le vivant, de relations entre les entités, l’aspect réticulaire de la notion a été privilégié ici, mais laisse ouvert la compréhension de celle-ci comme « la toile du vivant », le « maillage de la vie », « le tissu du vivant », etc., par exemple.
8 Note du traducteur : le terme employé est « challenge », et la traduction « défier » plutôt que « contester » a été choisie pour restituer l’idée d’un enjeu important. La phrase originale est : « So, for me, I wanted to challenge the Anthropocene in 2013, in a very particular way ».
9 Note du traducteur : l’auteur parle souvent de l’opposition entre l’Homme et la Nature (« Man and Nature »), voire de l’Homme à la Nature (« Man versus Nature »), en recourant souvent à des majuscules, des italiques, ou des guillemets afin d’indiquer qu’il s’agit d’abstractions historiquement construites – et, en particulier, à déconstruire. Dans ce cas précis, nous rajoutons les guillemets pour bien montrer le caractère abstrait de ces notions, sans reproduire cette typographie par la suite, suggérant que les majuscules souvent employées par l’auteur seront suffisantes pour le rappeler. Pour plus de précisions, voir : Jason W. Moore, « The Capitalocene, Part I : on the nature and origins of our ecological crisis », The Journal of Peasant Studies, 4 mai 2017, vol. 44, no 3, p. 594-630 ; Jason W. Moore, « The Capitalocene Part II : accumulation by appropriation and the centrality of unpaid work/energy », The Journal of Peasant Studies, 23 février 2018, vol. 45, no 2, p. 237-279.
10 Will Steffen, Paul J Crutzen et John R McNeill, « The Anthropocene : Are Humans Now Overwhelming the Great Forces of Nature ? », Ambio, décembre 2007, vol. 36, no 8, p. 614-621 ; Will Steffen et al., « The trajectory of the Anthropocene : The Great Acceleration », The Anthropocene Review, 1 avril 2015, vol. 2, no 1, p. 81-98.
11 P. J. Crutzen et E.F. Stoermer, « The “Anthropocene” », art. cité ; P.J. Crutzen, « Geology of Mankind », art. cité.
12 Simon L. Lewis et Mark A. Maslin, « Defining the Anthropocene », Nature, mars 2015, vol. 519, no 7542, p. 171-180.
13 Note du traducteur : en anglais, l’abréviation « GSSP » signifie « Global Boundary Stratotype Section and Point » dans le domaine de la géologie. Elle se traduit par les « SMP », à savoir les « points stratotypiques mondiaux », qui indiquent les limites physiques entre deux couches géologiques, sans que celles-ci ne laissent de vide entre ou ne se chevauchent. Les GSSP désignent ainsi des démarcations précises dans les strates de la Terre. La dénomination anglaise se retrouve aussi dans le champ de la géologie de langue française.
14 Note du traducteur : quand les « GSSP » ou les « SMP » sont identifiés dans les strates à l’échelle du monde par la communauté internationale des géologues, un « golden spike » – un « clou d’or » en français, et en réalité une pique de métal cuivré – est alors planté à l’endroit de la démarcation qu’il désigne.
15 Note du traducteur : Jason W. Moore utilise souvent la dénomination de « Green Thought » – littéralement la pensée verte, la pensée écologique –, pour désigner la matrice intellectuelle de l’environnementalisme qui oppose généralement la catégorie d’« Homme », à celle de « Nature ». Pour plus de précisions, voir : J.W. Moore, Capitalism in the Web of Life, op. cit., p. 1-30.
16 Au sujet de cette critique d’Andreas Malm, notamment concernant la question du dépassement de l’opposition entre les notions de « Nature » et de « Société », voir : A. Malm, The Progress of This Storm, op. cit.
17 Au sujet de cette critique de John Bellamy Foster, notamment concernant la question de la valeur au sens marxiste du terme et de la « rupture métabolique » (metabolic rift), voir : John Bellamy Foster, Paul Burkett, « Value Isn’t Everything », Monthly Review, https://monthlyreview.org/2018/11/01/value-isnt-everything/, 1 novembre 2018, (consulté le 20 décembre 2019).
18 Rosa Luxemburg, L’Accumulation du capital (1913), traduit par Irène Petit et Marcel Ollivier, Maspero, Paris, 1976, en deux volumes.
19 Nick Srnicek, Platform Capitalism, Cambridge, UK ; Malden, MA, Polity Press, 2016.
20 Note du traducteur : la formule utilisée en anglais est « the god trick ». Voir Donna Haraway, « Situated Knowledges : The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, 1988, vol. 14, no 3, p. 575-599.
21 Note du traducteur : la phrase exacte est « so, women in early modern Europe, and in the Americas, were transformed into bodies without brains ».
22 Braudel Fernand, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, xve-xviiie siècle, Paris, Armand Colin, en trois tomes, 1979.
23 Note du traducteur : le terme exact est « cheapening ». La notion de « cheap » est particulièrement importante dans le travail de Jason W. Moore. Elle renvoie tout autant à un rabaissement économique des coûts, qu’à un rabaissement des considérations morales pour ce faire. Elle concerne ainsi la valeur au sens économique et moral du terme, et fait coïncider ce qui est « bon marché » avec ce qui est au « bas de l’échelle » de la reconnaissance d’un groupe donné. Le sens du mot en anglais invite ainsi le lecteur à associer les idées de bon marché, de bas de gamme, de rabaissement, de dévalorisation, et dépréciation, etc., afin de pleinement le comprendre. Pour plus de précisions, voir : Raj Patel et Jason W. Moore, A History of the World in Seven Cheap Things : A Guide to Capitalism, Nature, and the Future of the Planet, Oakland, University of California Press, 2017.
24 Voir notamment : J.W. Moore, Capitalism in the Web of Life, op. cit., p. 33-48.
25 Note du traducteur : l’expression en anglais est « sale efforts ». Pour plus de précisions, voir : Paul A. Baran et Paul M. Sweezy, Monopoly Capital : An Essay on the American Economic and Social Order, Harmondsworth, Monthly Review Press, 1989.
26 Sur ce paradoxe de la productivité des technologies de l’information et le débat qu’il a suscité, voir : Erik Brynjolfsson, « The Productivity Paradox of Information Technology », Commun. ACM, décembre 1993, vol. 36, no 12, p. 66-77 ; Jack E. Triplett, « The Solow Productivity Paradox : What do Computers do to Productivity ? », The Canadian Journal of Economics / Revue canadienne d’Économique, 1999, vol. 32, no 2, p. 309-334.
27 Nick Srnicek et Alex Williams, Inventing the Future : Postcapitalism and a World Without Work, New York / London, Verso, 2016.
28 Pour la citation exacte, voir : N. Srnicek, Platform Capitalism, op. cit. p. 92 : « A useful relation could perhaps be drawn to Jason Moore’s concept of cheap inputs, although this lies outside the scope of this study ; see ch. 2 in Moore, 2015 » (chap. 2, note 9).
29 Sur ces points, voir : R. Patel et J.W. Moore, A History of the World in Seven Cheap Things, op. cit.
30 Cathy O’Neil, Weapons of Math Destruction : How Big Data Increases Inequality and Threatens Democracy, New York, Crown.
31 Evan Osnos, « Survival of the Richest », The New Yorker, 23 janvier 2017 ; Mark O’Connell, « Why Silicon Valley billionaires are prepping for the apocalypse in New Zealand », The Guardian, 15 février 2018 ; Olivia Carville, « The Super Rich of Silicon Valley Have a Doomsday Escape Plan », Bloomberg.com, 5 septembre 2018.
32 Paul Mason, Why It’s Kicking Off Everywhere : The New Global Revolutions, London / New York, Verso, 2012.