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Classiques Garnier

Le Grand Entretien avec Jason W. Moore Trajectoires du Capitalocène : des origines au digital

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2020 – 1, n° 9
    . Capitalocène et plateformes. Hommage à Bernard Stiegler
  • Pages : 21 à 40
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406115212
  • ISBN : 978-2-406-11521-2
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11521-2.p.0021
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 26/05/2021
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Le GRAND ENTRETIEN
AVEC JASON W. MOORE

Trajectoire du Capitalocène : des origines au digital

Jason W. Moore est professeur de sociologie à lUniversité de Binghamton aux États-Unis. Son travail porte sur la géohistoire du capitalisme et son développement à travers le monde, du long xve siècle à nos jours, dans une perspective pluridisciplinaire. Il est membre du Fernand Braudel Center, fondé par Immanuel Wallerstein, et coordinateur du Réseau de recherche sur lécologie-monde (World-Ecology Research Network)1. En 2015, il publie Capitalism in the Web of Life2, où il invite à considérer au prisme de la longue durée le capitalisme comme une manière dorganiser tout autant la société, la nature, que la technique : une « écologie-monde » selon ses propres termes. Ce qui lui vaudra, lannée daprès, un prix de lAssociation américaine de sociologie dans la section « Économie politique du système-monde ». En 2016, il fait également paraître un ouvrage collectif, Anthropocène or Capitalocène3 ?, qui ouvre le débat sur cette nouvelle époque géologique qui serait dominée par les activités humaines selon certains scientifiques, lAnthropocène4, 22appelé aussi l« âge de lhomme », en arguant du fait quil sagirait bien plutôt de celle du capital, le Capitalocène, autrement dit l« âge du capital ». Depuis, il est régulièrement invité dans différentes universités du monde pour discuter de ses travaux : Berlin, Londres, Paris, Moscou, Pékin, Sydney, etc. Sa réflexion permet de dépasser de nombreux clivages disciplinaires entre les sciences de la nature et les sciences humaines et sociales, lhistoire de lenvironnement et celle des techniques, de même quentre les enjeux écologiques et la pensée marxiste, par exemple.

Pour Études digitales, il a accepté de faire paraître la traduction dun ses derniers essais sur le Capitalocène, mais aussi de répondre à quelques questions concernant les origines de ce concept, ainsi que son actualité en lien avec les technologies digitales.

Lentretien sest déroulé le mardi 9 juillet 2019 via Skype. Du point de vue de la forme, il peut se diviser en deux parties : une première partie consacrée à la généalogie du concept de Capitalocène, et le dialogue critique quil invite à mener avec lAnthropocène, la pensée écologique, et le travail dAndreas Malm ; une seconde partie consacrée aux mutations actuelles du capitalisme, au travail de Nick Srnicek, et à lavenir du débat concernant le Capitalocène à lheure des plateformes.

Lentretien a été mené, retranscrit, et traduit par Fabien Colombo, en veillant à conserver lesprit de la conversation.

Fabien Colombo : Dans Anthropocène or Capitalocène5 ?, vous expliquez que le concept de Capitalocène est né dune conversation entre Andreas Malm6 et vous en Suède, au printemps 2009. Cependant, ce nest quen avril 2013, que vous utilisez pour la première fois le terme sur votre blog de recherche. Pouvez-vous revenir sur la généalogie de ce concept, et les liens critiques quil entretien avec celui-ci dAnthropocène ?

Jason W. Moore : Eh bien, en 2009, lorsquAndreas Malm ma dit : « Ce nest pas lAnthropocène. Cest le Capitalocène ». Ce nétait quune 23formule. Il ma fallu un certain temps pour la comprendre, car même en 2009, lAnthropocène nétait pas encore lAnthropocène, la version populaire de lAnthropocène que nous connaissons aujourdhui. Il était à peine discuté au sein des sciences humaines et sociales. Nous nétions donc pas encore très familiers avec les implications plus globales de lAnthropocène en 2009. Puis… 2010… 2011… 2012… sont passées, et il est devenu une lingua franca, un peu comme le mot de « mondialisation », il y a quelques années. Il est devenu lun de ces mots qui arrive à connecter des débats plus larges, au sujet notamment du réseau de la vie7, de léconomie politique, de lhistoire environnementale, de la justice, et de la durabilité. Donc, pour ce qui me concerne, en 2013, lorsque jai voulu « défier » lAnthropocène, cétait dune manière très particulière8. LAnthropocène était essentiellement une nouvelle version, dun vieil argument. En anglais, nous avons une expression pour cela : « Mettre du vieux vin dans une nouvelle bouteille ». Cétait bien le même vin… mais pas dans la même bouteille… Et ce vin était essentiellement le retour de largumentation consistant à opposer l« Homme » et la « Nature9 », les technologies et lutilisation des ressources, au sein de ce que lon appelle « La Révolution industrielle ». Il sagit là de choses que 24je conteste depuis maintenant une quinzaine dannées, à savoir lidée selon laquelle les origines de la crise planétaire commenceraient avec lindustrialisation en Grande Bretagne… Ce qui nest pas seulement problématique du point de vue empirique… Mais relève aussi dune façon de penser la crise environnementale qui sape une politique radicale… Car, si le problème est celui des centrales à charbon, il faut les fermer ; si le problème se compose des relations de pouvoir, de production, de reproduction, et des moyens dorganiser le réseau de la vie, il faut alors nous en affranchir. Il y a ainsi deux types de politique qui sen dégagent… Donc, à la base, le Capitalocène était précisément un moyen de « défier » lAnthropocène dans son interprétation historique. Mais la plus grande confusion qui en découle est de croire que le Capitalocène serait léquivalent dune nouvelle époque géologique. LAnthropocène en tant quunité de périodisation de lhistoire géologique est tout à fait acceptable. Le véritable problème est ce que jappelle l« Anthropocène populaire » : cette version popularisée de lAnthropocène qui fait la une du magazine The Economist, les gros titres du Guardian, et dun certain nombre de grands colloques universitaires. LAnthropocène populaire est un moyen de court-circuiter une critique radicale de la manière dont le capitalisme organise la nature. En fait, lune des caractéristiques déterminantes de lAnthropocène populaire est son refus de nommer le système – de nommer les entreprises, les capitalistes, les banques et les bailleurs de fonds qui sont directement responsables du changement climatique. Pour prendre un exemple : cent entreprises dans le monde sont responsables de soixante-dix pour cent des émissions de dioxyde carbone. Nous savons donc qui est à lorigine du changement climatique, mais lAnthropocène dit : « Oh, il sagit de tous les humains. Nous sommes tous responsables ». Comme il sagit une manière profondément frauduleuse de comprendre la réalité : elle produit, du même coup, une politique tout aussi frauduleuse en matière de justice.

FC : Depuis le concept dAnthropocène a beaucoup évolué, et dautres propositions de périodisation ont été avancées par les géologues et les scientifiques du système Terre. En quoi vos arguments en faveur du Capitalocène restent-ils pertinents face à celles-ci ?

JWM : Lorsque la discussion sur lAnthropocène a commencé, il y avait deux candidats majeurs : lun était 1945, plus précisément la période 25entre 1945 et 1960, autrement dit la « Grande Accélération10 » ; lautre était la « Révolution industrielle », autour de 1784, suivant la proposition de Paul J. Crutzen11. Et puis, il y a quelques années, Simon L. Lewis et Mark A. Maslin ont proposé 1610, l« Orbis spike12 » ou la collision des mondes, pour désigner le génocide des populations du Nouveau Monde et la réduction du dioxyde de carbone dans latmosphère qui en découla suite à la régénération des forêts. Mais, mise à part pour cette dernière proposition, le problème reste le même. Pourquoi ces scientifiques ne nomment-ils pas le système ? Après, je comprends bien que la géologie, en tant que forme spécialisée de connaissance, a sa propre dynamique didentification, comme par exemple les « GSSP » pour désigner les points stratotypiques mondiaux13. De façon générale, la périodisation géologique tourne autour de lidentification des clous dor14, dans les couches géologiques. Sils veulent identifier les clous dor cruciaux avec les résidus nucléaires provenant des bombardements et des essais atomiques, ou les plastiques et les os de poulet… Je pense que cest bien, cela semble raisonnable… Mais jaimerais demander à ces scientifiques : pourquoi ne suivez-vous pas lexemple de personnes comme Lewis et Maslin qui disent : « Oui, cest le capitalisme qui dirige ce processus » ? Cest donc là un point qui alimente certaines des hypothèses de mon travail, mais aussi le débat au sein du réseau de lécologie-monde, car il semble y avoir une séparation de la part de ces géologues entre la pratique dêtre un géologue et la responsabilité éthique dêtre un 26intellectuel. Or, la responsabilité de lintellectuel est de sattaquer aux problèmes les plus difficiles de notre époque. Cela impose, dune certaine manière, de faire la différence entre la « totalité » et une « part » sur cette question. Les géologues identifient donc une partie cruciale du problème, mais la plupart dentre eux – et cela vaut aussi pour presque tous les scientifiques du système Terre – refusent de nommer le système, en se cachant derrière le voile de la science. Je pense que nous devons nous demander pourquoi ; cela ne les excuse pas. La responsabilité de lhistorien, de lanthropologue, du biologiste, cest de dire la vérité, cest de dire la vérité sur les grands enjeux de notre temps. Et, cest tout à leur honneur, quun certain nombre de scientifiques du système Terre, de biologistes, aient pris la parole, au péril de leur carrière. En tant que penseurs radicaux, nous devons continuer à bâtir des communautés et des auditoires qui insistent pour que nous nommions le système, les causes, les agencements, les moteurs et les subjectivités qui alimentent la crise planétaire. Cest ma réponse.

FC : Si le Capitalocène entretient un rapport critique avec lAnthropocène, il en va de même avec ce que vous appelez la « pensée écologique15 ». Pouvez-vous expliquer pourquoi ?

JWM : La première chose que nous devons nous rappeler lorsque nous utilisons des généralisations si vastes, cest que nous sommes confrontés à des réalités complexes que nous simplifions. Quand nous parlons de « pensée écologique », cela inclut à la fois les tendances et les thématiques dominantes de la pensée écologique qui sont fondées sur lopposition entre lHomme et la Nature, le déterminisme technologique, et qui privilégient les solutions technologiques aux problèmes du capitalisme. Mais cela inclut aussi des contre-tendances, dans ce grand corpus que représente la pensée écologique, et notamment des penseurs radicaux qui ont identifié dès le départ que le problème était le capitalisme. Je pense, par exemple, à André Gorz, Murray Bookchin, Carolyn Merchant, Donna Haraway et bien dautres. Les tendances, et les contre-tendances, 27dominantes se contrebalancent. Cest une des grandes leçons intellectuelles de Marx qui nous dit : les tendances et les contre-tendances ne sont pas séparées ; elles sont dialectiquement intriquées les unes aux autres. Lorsque nous critiquons quelque chose comme la « pensée écologique », je pense quil est crucial de se rappeler quil y a toujours eu cette minorité de penseurs radicaux qui insistait sur le fait que le problème ne relève pas de lopposition entre lHomme et la Nature, mais dun processus plus complexe où, dune part, le capitalisme organise le réseau de la vie et, dautre part, fait face à une série de défis environnementaux en tout genre qui sont par nature incontrôlables. Le capitalisme ne produit pas seulement la nature, il est aussi produit par des réseaux de vie incontrôlables et tumultueux. Ainsi, la « pensée écologique » nest quune formule commode pour désigner, de façon abrégée, une manière abstraite de penser lopposition entre lHomme et la Nature, dans le domaine des sciences humaines et sociales, mais aussi des sciences naturelles, quand il sagit parler de lhistoire de lhumanité. Par exemple, si nous ouvrons un chapitre dhistoire environnementale, il y a de fortes chances que les thèmes dominants soient lHomme, la Nature, et lopposition entre lHomme et la Nature. Ce que je voudrais souligner ici, cest que la cosmologie, le cadre intellectuel de lopposition entre lHomme et la Nature, est profondément enracinée dans le capitalisme et dans les processus concrets de conquête, de racialisation, de patriarcat, et de dépossession, dès ses origines les plus lointaines. À chaque moment de purification ethnique de lhistoire moderne – et nous pouvons penser à linvasion des Amériques en 1492, mais aussi à linvasion nazie de lUnion soviétique, et à la purification ethnique contre le peuple sous-humain slave –, lidéologie est toujours lidéologie de lopposition entre lHomme et la Nature. En sorte que cette opposition nest pas seulement un problème intellectuel : elle est liée aux pratiques dominantes, à la praxis, du capitalisme et des empires.

FC : En 2015, votre ouvrage Capitalisme in the Web of Life a été publié chez Verso Books, qui est la maison dédition historique de la Nouvelle gauche anglophone. Lannée daprès, Andreas Malm faisait paraître Fossil Capital chez ce même éditeur. Dans ces ouvrages, vous parlez tous deux de « Capitalocène ». Mais, depuis votre conversation de 2009, vous semblez tous les deux entendre chacun quelque chose de différent 28à travers ce concept, voire être de plus en plus en désaccord ouvert à ce sujet. Pouvez-vous revenir sur ce point, et expliquer de quelle manière vos travaux sont aujourdhui en débat ?

JWM : Pour Andreas Malm, qui est un brillant universitaire et un brillant penseur, le Capitalocène se rapporte au capitalisme en tant que système économique. Selon lui, les origines du capitalisme se trouvent en Angleterre, entre le xviiie et le xixe siècle. Il nest dailleurs pas très clair là-dessus. La conception du Capitalocène que je propose, pour ma part, invite à considérer le capitalisme comme une « écologie-monde » traversée par le capital, les formes de pouvoir et le réseau de la vie, à lintérieure de laquelle chacun de ces éléments se communique aux autres et les façonne. Il sagit dune totalité dialectique. Mais aussi, dune totalité émergente : ce qui signifie que la manière dont la dynamique du pouvoir – de même, que celle de la production et de laccumulation du capital – sinsère dans le réseau de la vie, transforme les propriétés de chacun des éléments à mesure quévolue lhistoire. Ainsi, limpérialisme du xviie siècle est différent de limpérialisme du xixe siècle ou du xxie siècle. Nous pouvons dire la même chose de la financiarisation, de lindustrialisation et de la formation des classes, ainsi que de beaucoup dautres dynamiques du monde moderne. Il y a un processus de révolution constante à travers la longue histoire du capitalisme. Aujourdhui, lun des problèmes qui se posent est que les gens pensent que nous devrions choisir entre la version de lhistoire quen donne Malm… et la mienne. Je pense que cest trompeur, parce que nous savons – comme Marx et Engels, nous invitaient dailleurs à le considérer – quune transition dun mode de production à un autre, ou dune phase du capital à une autre, ressemble davantage à la superposition des époques géologiques, quà leur exclusion. Ainsi, la couche historique ou géohistorique du capitalisme primitif et linvasion des Amériques coexistent avec la couche de ce que Malm appelle : le « capitalisme fossile ». Lun des dangers en ce moment est le sectarisme, qui est une manière de réifier notre analyse, notre politique, et de choisir dune façon profondément cartésienne, autrement dit binaire. Ainsi, untel dit : « Eh bien, ma position est avec Malm… et contre Moore » ou « Ma vision est avec Moore, lécologie-monde… et contre Malm ». Mais, en fait, ce dont nous avons besoin : cest dadopter une sensibilité dialectique pour comprendre, pour poser des questions, qui puisse combiner le « et », 29mais aussi le « à la fois ». Nous devons donc nous demander comment ces positions apparemment divergentes se façonnent, sinforment mutuellement et pourraient sarticuler ensemble. Après, peut-être que certains éléments le peuvent, mais que dautres ne le peuvent pas. Le danger est, surtout à gauche, que nous nous engagions dans un dangereux type de réification, où nous créons des positions analytiques et politiques de toutes pièces afin de nous positionner « pour » ou « contre ». Ce procédé a une très longue et dangereuse histoire à gauche… Donc, quand Malm dit quelque chose comme : « Oh, Moore est un Latourien » ou « Moins de Latour, plus de Lénine16 ! ». Nous devons nous demander à quel point ce genre de discours sectaire est productif, sil génère quelque chose. Nous devons aussi nous demander si cela est exact… Parce que, bien sûr, tous ceux qui regardent une conférence de Latour, se demanderont : « Où est le capitalisme ? Où est limpérialisme ? Où est la lutte des classes ? ». Or, il suffit découter une de mes conférences : je parle de limpérialisme, du capitalisme et de la lutte des classes… Je pense donc que nous devons pratiquer une éthique radicale du pluralisme, un pluralisme engagé, où nous comprenons quaucun individu, aucune perspective, na toutes les réponses. À cet égard, une partie de lesprit de « lécologie-monde » vient des pratiques féministes, et se traduit par un engagement envers une pratique radicalement démocratique. Ce qui veut dire que nous devons toujours chercher des occasions de nous réunir, de nous unir. Après, il y a des différences que nous ne pouvons pas choisir dignorer, et auxquelles nous ne pouvons pas nous rallier. Cependant, quand je regarde létat des discussions entre écosocialiste, je plaide en faveur dun tel débat : sil vous plaît, cherchons les points dentente entre nous. Quand des gens comme John Bellamy Foster disent : « Lécologie-monde est anti-marxiste17 ». Et quAndreas Malm dit la même chose… Je pense, encore une fois, que lon devrait se demander si cela est vrai. Mais, je pense surtout que lon devrait se demander : quels sont les points communs entre nous ? Nous 30sommes tous daccord sur la nécessité du socialisme. Nous convenons ainsi tous, quune certaine forme de planification démocratique est nécessaire pour faire face à la crise climatique. Et puis, nous sommes tous daccord pour dire que le capitalisme est le moteur de la crise climatique. Il y a des différences importantes, mais si nous ne pouvons pas nous reconnaître comme des camarades et comme des gens qui sont dans une conversation fraternelle et, espérons-le, constructive, alors… nous sommes tous perdus… Je le redis : si nous ne pouvons pas nous écouter et apprendre les uns des autres en tant que camarades, alors… abandonnons tout… parce que nous ne sommes plus dans les années vingt ou les années trente, où lon pouvait se dénoncer entre nous comme les « ennemis du peuple ». À ce sujet, je me souviens dune anecdote quun de mes étudiants ma rapportée sur ce que Lénine avait écrit concernant Rosa Luxembourg. Elle venait de publier lAccumulation du capital18 qui, à mon avis, est le texte marxiste le plus important écrit au xxe siècle. Et Lénine écrivait, dune façon très méprisante : « Ce nest pas un texte marxiste ». On na plus besoin de faire ça. Ce nest pas une politique porteuse despoir. Ce nest pas une approche analytique ou intellectuelle productive. Désormais, en tant que socialistes, anarchistes et penseurs radicaux de toutes sortes, nous navons pas besoin de nous dénoncer les uns les autres comme « ennemis du peuple ». Dailleurs, je pense que les médias sociaux numériques, que nous utilisons quotidiennement, renforcent à la fois cette tendance à se dénoncer mutuellement, mais ouvre aussi la possibilité davoir des conversations conviviales et amicales. Alors, si je devais plaider en faveur de quelque chose, cela serait ceci : sil vous plaît, cherchons un terrain dentente. On peut être en désaccord avec tout ce que lon veut. Mais trouvons un moyen de construire un véritable front populaire contre la crise écologique provoquée par le capitalisme.

FC : Aujourdhui, le capitalisme semble justement en profonde mutation, en raison de la révolution digitale et surtout de lapparition du World Wide Web. Ainsi, Nick Srnicek a proposé de parler de « capitalisme de plateforme19 » pour désigner cette nouvelle phase du capitalisme, ouverte avec lapparition dentreprises comme Google, Amazon, Facebook ou 31Uber, dont le modèle économique est principalement basé sur la gestion de données sur des plateformes en ligne. Pour beaucoup, il sagit en réalité dune rupture, notamment dans la manière dont le marché devient de plus en plus apte à modéliser lensemble des échanges à léchelle du monde. Que diriez-vous de cette assertion ? Et dans quelle mesure le capitalisme de plateforme sintègre-t-il à vos yeux dans la longue histoire des évolutions technologiques, économiques et culturelles du Capitalocène ?

JWM : La première chose que je dirais, cest que nombreux aspects du capitalisme de plateforme sont nouveaux. Mais, quà bien des égards, son origine remonte au long xvie siècle. Il remonte à la révolution du capitalisme dimprimerie, cest-à-dire à linvention de la presse mécanique, et à la révolution cartésienne, au sens de la philosophie de Descartes et plus largement dune certaine vision du monde. La révolution cartésienne nétait pas seulement une question de philosophie ; elle est une pratique qui relève de ce que Donna Haraway appelle : « La supercherie de Dieu20 ». Que veut-elle dire par là ? Admettons que vous vous teniez au-dessus dune carte du monde ou dune de ses régions : vous vous démarquerez alors comme si vous étiez un Dieu cartésien. Il sagit là dune pratique vraiment fondamentale du capitalisme et du capital. Le capital simagine comme le cerveau du monde. Et tout ce qui nest pas lui, tout ce qui lui est extérieur ou étranger, est transformé en un fragment dêtre humain, en une main ou en un corps ; mais certainement pas en un cerveau. Cest donc la logique fondamentale, la logique intellectuelle et culturelle du monde moderne. Ainsi, les femmes au début de lépoque moderne en Europe et aux Amériques ont été transformées en corps sans cervelle21 : elles étaient irrationnelles ; elles faisaient partie de la « Nature » et non pas de la « Civilisation ». Donc, choisir la date de 1492 pour point de départ du Capitalocène : ce nest pas dire que tout à changer en 1492… Cest une façon de se rappeler quil y a eu une convergence radicale de processus sociaux, économiques, environnementaux, culturels qui ont eu lieu au cours du long xvie, comme lindiquent les travaux de Fernand 32Braudel22. Ceci est nécessaire pour corriger deux erreurs dinterprétation fondamentales en histoire des techniques et de léconomie. La première consiste à se concentrer sur la machinerie lourde, comme la machine à vapeur, la fabrication de lacier, ou les grosses machines de nimporte quelle sorte. Il est toujours frappant pour moi que les gens et les chercheurs saccordent pour dire que la machine à vapeur a changé le monde, alors que la carte moderne a été beaucoup plus importante si nous regardons lhistoire. La projection Mercator est une technologie beaucoup plus révolutionnaire que la machine à vapeur, et comme le souligne par ailleurs Andreas Malm : le moulin à eau était tout aussi productif que la machine à vapeur. Ainsi, le capitalisme aurait très bien pu survivre sans la machine à vapeur. En revanche, il naurait sans doute pas pu survivre sans la carte moderne et les éléments bon marché23. La seconde erreur consiste à dire que lindustrie capitaliste relève exclusivement de la sphère économique. Or, sil est vrai que le capitalisme est déterminé par une logique économique perverse qui se niche au cœur même du projet daccumulation infinie du capital : lhistoire du capitalisme, du xvie siècle à aujourdhui, démontre justement que le processus daccumulation du capital est quant à lui permis, restructuré, et légitimé culturellement, par dénormes et vastes forces issues de régimes politiques et impériaux. Dès le début du capitalisme, ce sont les grands empires qui ont obtenu des terres, des natures bon marché de toute sorte, surtout des Amériques, grâce à la constitution de vastes armées que les banquiers de lépoque ont contribué à financer. Ainsi, lhistoire du capitalisme est aussi lhistoire de ce que lon appelle « laccumulation primitive » ou « la révolution militaire » du capitalisme précoce. Les processus économiques du capitalisme sont vitaux, mais ils 33ne fonctionnent quen raison dun recours massif au pouvoir territorial, militaire, culturel, scientifique, ainsi quà la connaissance.

FC : Vous évoquez ainsi souvent le capitalisme comme un réseau composé de manière hybride de processus économiques, technologiques, et politiques depuis sa naissance. Lidée de « web » – de réseau, de toile, de maillage – est centrale dans vos travaux, à linstar de Capitalism in the Web of Life, où le capitalisme est un réseau déchanges pris dans un réseau plus large, celui de la vie24. Dans le prolongement de cette idée, de quelle manière le World Wide Web, Internet, et les technologies de linformation et de la communication, transforment-ils le réseau mondial que constitue aujourdhui le capitalisme ? Quel serait lécologie-monde du Web actuel ?

JWM : Eh bien, je pense que nous devons examiner ce que lInternet et les technologies de linformation et de la communication du xxe siècle ont accompli… et ce quelles nont pas accompli. Tout dabord, il est ainsi clair que nous devons relier les technologies de linformation et de la communication entre elles, mais aussi avec celles qui relèvent des infrastructures de transport et de logistique du capital. On peut ainsi dire que le World Wide Web est la technologie clé des quarante dernières années… mais aussi, quil sagit, en réalité… du porte-conteneur. En effet, Amazon nexisterait pas sans le porte-conteneur, ni les énormes investissements dans le secteur de la distribution et de lentreposage. Il sagit des deux côtés dune même pièce. Ainsi, la révolution des technologies de pointe a surtout accéléré le temps de rotation du capital. Elle a pu créer un nouveau produit à partir de tous ceux qui utilisent Facebook, ou Internet pour acheter des vêtements, un billet davion, ou quoi que ce soit dautre – autrement dit, à partir de vous et moi. En un mot, le capitalisme de plateforme a pu faire un bond en avant incommensurable dans ce que Paul Sweezy et Paul Baran appellent « les efforts de vente25 ». Ce qui nest pas rien, bien au contraire, puisquil sagit de la production des consommateurs potentiels et de leur imaginaire. À ce sujet, il paraît opportun de faire un lien avec la crise climatique. Si vous ou moi, allons 34parler à un public de travailleurs ou détudiants de la responsabilité de la crise climatique, il est quasiment certain que les gens nous diront : « Eh bien, je suis responsable, parce que je conduis une voiture », ou « parce que je voyage en avion », ou « parce que jachète un ordinateur ». En dautres termes, ils disent : « Je suis responsable parce que jachète, je consomme quelque chose ». Or, ce quils tendent à ignorer, cest que le consommateur est justement produit par des agencements capitalistes : le consommateur nest pas une créature indépendante. Ainsi, le capitalisme de plateforme et les technologies de pointe qui développent les formes radicales de leffort de vente, produisent la subjectivité qui apprend aux individus à se comprendre eux-mêmes comme consommateurs et comme indépendants, et donc comme responsables de la crise planétaire. Cest une illusion extrêmement dangereuse, et lune des tâches de la critique radicale est de la combattre, en exposant précisément les rapports de productions qui produisent le consommateur. Cest la première partie de ma réponse… Venons-en maintenant à la seconde, qui concerne ce que les technologies de pointe nont pas réussi à accomplir. À la fin des années quatre-vingt, Robert Solow, un célèbre économiste néoclassique, disait : « On voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité26 ». Parce que, dans les années soixante-dix, tout le monde sattendait à ce que lavenir apporte lusine robotisée et que tout soit informatisé. On disait alors que cela libérerait un fantastique gain de productivité dans le domaine du travail. Et, encore aujourdhui, nous avons sans cesse de nouveaux rapports qui annoncent : « Demain, tout sera automatisé ». Pourtant, et en particulier dans ce monde : tout ne peut pas être automatisé. Certaines choses, peuvent lêtre, mais certainement pas tout. Depuis peu, le capitalisme de haute technologie a fait son apparition au cours des quarante dernières années… Et, quobserve-t-on ? La croissance de la productivité du travail continue de ralentir… de ralentir… de ralentir… et… de ralentir… Donc, tout cela est très paradoxal, mais nous continuons à supposer que la haute technologie va résoudre les contradictions du capitalisme et quelle commence déjà à le faire. Or, ce nest absolument pas le cas. Le capitalisme existe depuis 35environ cinq siècles, mais il na jamais su augmenter la productivité du travail au-delà dun certain seuil, en dépit des révolutions scientifiques et technologiques. Hier, on nous a promis lusine de robots… et, au lieu de cela… nous avons aujourdhui dimmenses ateliers de misère à léchelle du globe.

FC : Cet avenir radieux de lusine de robots semble pourtant se retrouver dans Inventing the Future27 de Nick Srnicek et Alex Williams qui partagent également le même éditeur que vous. Bien plus, Nick Srnicek cite votre travail dans Platform Capitalism28 et explique quun rapprochement avec le sien serait intéressant, notamment concernant les stratégies dappropriation des intrants bon marché, mais que cela déborde son objet détude. Quen pensez-vous ? Et quels liens feriez-vous avec le sien ?

JWM : Pour commencer, je pense que le livre de Srnicek nous permet de voir très clairement que le capitalisme tardif dépend, plus que jamais, de linformation bon marché. Linformation bon marché nest pas la même chose que la nourriture, la main-dœuvre, lénergie et les matières premières bon marché29. Mais linformation bon marché est vitale. Elle est particulièrement vitale pour ce dont nous venons de parler : les efforts de vente, la production des consommateurs, et celle des sujets consommateurs qui sont aussi, et par définition, des sujets passifs. On donne au consommateur lillusion du choix, lillusion de lautonomie, mais pas de la réalité. Quand quelquun dit : « Oh, je ne vais pas prendre lavion, parce que je ne veux pas brûler davantage de dioxyde de carbone ». Cest lillusion du choix, dans un sens pleinement néolibéral. Les avions décollent, et les avions atterrissent, que vous soyez à bord ou que je sois à bord. À cet égard, cest un signe de la perversité ambiante de lécologie néolibérale que tant de gens continuent dassumer la responsabilité individuelle dune crise climatique qui est pleinement le produit des 1 % les plus riches du monde et de leurs grands empires, ainsi que des prédicateurs de lidéologie bourgeoise. Ainsi, 36le mérite principal du livre de Srnicek est de nous ouvrir les yeux sur les moyens par lesquels le capitalisme a pu survivre grâce à de linformation bon marché. Il démontre également que si la technologie de pointe est devenue lindustrie motrice du capitalisme tardif, celle-ci contraste avec les industries qui la précèdent, comme par exemple lindustrie automobile du xxe siècle. Ce nest pas une industrie productive au sens plein et ancien du terme. Elle produit des consommateurs, mais exclusivement en termes économiques. Elle tire sa richesse du reste du monde, y compris dautres capitalistes. Les capitalistes de plateforme, comme Facebook, ne sont pas les seuls extracteurs. En effet, leurs activités sont profondément mêlées au capital financier, et au capitalisme algorithmique que les institutions financières ont développé depuis près de quinze ans. Sur ce point, Cathy ONeil a justement travaillé la question dans Weapons of Math Destruction30. Bref, nous avons donc le capitalisme de plateforme… et le capitalisme financier… que nous devons faire tenir ensemble dun seul bloc, car tous deux partagent une même logique extractiviste et fonctionnent grâce à linformation bon marché. Bien plus, ils sont lun comme lautre très attachés à prendre au reste du monde, au lieu de faire quelque chose dutile pour lui. À ce stade, nous pouvons tous avoir des objections, en particulier sur le fait que lautomobile soit le moyen de transport idéal : ce qui est mon cas. Mais on peut dire que la production dune automobile ou dun réfrigérateur est quelque chose dutile. Or, on ne peut pas dire la même chose de Facebook, ou de Goldman Sachs… ou alors seulement en des termes très, très, très différents. Au final, je pense que lorsque nous regardons le capitalisme de plateforme et le capitalisme financier de ces trente dernières années, nous voyons que ni lun ni lautre ne sont liés à de grands projets pour restaurer la dynamique industrielle du capitalisme… ou pour faire face au changement climatique, afin que le capitalisme continue comme avant. Ils sont, dune certaine manière, profondément nihilistes… Ils se fichent que le reste du monde brûle… Ainsi, il ny a pas de bourgeoisie éclairée ou de classe capitaliste éclairée dans le secteur de la finance ou des plateformes.

FC : Récemment, plusieurs journalistes ont révélé que certains milliardaires de la Silicon Valley se prépareraient à une forme deffondrement 37écologique et sociale, en achetant notamment des lieux de refuge dans des endroits reculés de la côte ouest des États-Unis ou en Nouvelle Zélande31. Dans la Silicon Valley, il y aurait ainsi plusieurs ingénieurs qui prépareraient ce quils considèrent être le meilleur des mondes pour demain, comme par exemple les projets transhumanistes et géo-ingénieriste, tandis que dautres se préparent tout simplement à la fin du monde chaque week-end. Quen diriez-vous de cette contradiction ? Et que révèle-t-elle à vos yeux ?

JWM : Eh bien, je pense que la grande illusion de la high-tech et de la géo-ingénierie est de croire que la biosphère est une machine. Si lon est ingénieur et que lon regarde un avion ou une automobile : on verra tout dabord une série de problèmes, puis, ensuite, une série de solutions. Il sagit là dune logique mécaniste, fondamentale. Bien entendu, il y a toujours de limprévisibilité avec les systèmes, et tout cela. Mais lingénierie considère cela comme un problème, toujours réductible dun point de vue mécanique et physique. Or, la biosphère ne fonctionne pas comme une machine, ou du moins… la biosphère fonctionne comme une machine, autant quun cerveau fonctionne comme un ordinateur… Cest dire ! Ainsi, je pense que ces milliardaires de la Silicon Valley qui cherchent à trouver refuge en Nouvelle-Zélande, sont le parfait symptôme de la crise fondamentale de limagination de la bourgeoisie qui règne à la fin du capitalisme. Au lieu de chercher un moyen de résoudre les grands problèmes de ce monde afin de continuer à accumuler plus de capital, ils se préparent à aller dans un camp militaire – afin quils puissent survivre. Cest extrêmement pathologique, car si nous considérons les possibilités que pourraient offrir les technologies de linformation en termes de coordination et de socialisation de la vie de la planète et de la production du globe, nous pourrions ainsi imaginer un monde dans lequel le génie de ces systèmes technologiques dinformation, à linstar dUber, seraient en mesure de minimiser les émissions de dioxyde carbone, mais aussi dinitier tout un ensemble de dynamiques de coopération mutuelle et de planification démocratique. Lun des constats fait sur les anciens systèmes de planification dÉtat est quils 38nétaient pas assez souples, quils navaient pas assez dinformation qui circulait dun bout à lautre. En outre, il pouvait y avoir une limite à la participation démocratique en raison des grandes échelles visées par la planification. Aujourdhui, ce nest plus le cas. Je me demande donc si largument que développent certains, comme par exemple Srnicek, en faveur de lautomatisation et tout ce qui en découle, pourrait être redéployé afin de réfléchir à la manière dont les systèmes dinformation pourraient servir à une planification démocratique de la vie à grande échelle sur cette planète… Cest sans doute ce dont nous avons le plus besoin aujourdhui ! Sans doute aussi navons-nous pas besoin de tout automatiser… parce que beaucoup de choses ne pourront pas être automatisées et que dautres encore ne devraient pas lêtre… En revanche, ce qui est absolument certain : cest que nous avons très clairement besoin de systèmes de circulation de linformation qui soient profondément et radicalement démocratiques et qui permettent de libérer limagination humaine pour explorer et mettre en œuvre de nouvelles expériences ; et enfin, que ces systèmes permettent aussi, et pas seulement, de libérer la vie humaine, mais la vie dans son ensemble.

FC : Depuis une dizaine dannées, de nombreux mouvements sociaux se sont mobilisés grâce aux réseaux sociaux numériques, y compris concernant les questions écologiques, à linstar dExtinction Rebellion qui semble être le dernier en date. Vous-mêmes, vous utilisez ces outils ; vous diffusez en libre accès vos travaux ; et vous coordonnez le Réseau de recherche sur lécologie-monde à travers son site web. Face au capitalisme des plateformes, dans quelle mesure une convergence entre science ouverte et mobilisation sociale vous paraît-elle possible à léchelle internationale ? Et comment les technologies digitales peuvent-elles servir à nous affranchir de nombreux clivages et ouvrir de nouvelles brèches historiques ?

JWM : De fait, nous vivons tous dans une époque où les contradictions du capitalisme saiguisent. Paul Mason a publié il y a quelques années un livre intitulé Why Its Kicking Off Everywhere. The New Global Revolutions32 qui soulignent le rôle des médias sociaux dans la mobilisation sociale, 39comme par exemple le printemps arabe, les manifestations contre laustérité en Grèce, ou le mouvement Occupy Wall Street aux États-Unis. Nous constatons ce phénomène partout dans le monde et tous les jours. Donc, pour moi, et en tant quintellectuel, je pense que ma responsabilité est de briser les divisions inutiles entre militants, universitaires, artistes, travailleurs et bien dautres… car, pour beaucoup dentre nous : nous sommes tout cela à la fois. Ainsi, au sein du Réseau de recherche sur lécologie-monde nous rassemblons des militants, des artistes, des universitaires et dautres personnes pour remettre en question les structures dominantes, existantes, du savoir. Au sein des universités, nous avons des disciplines : la sociologie, lhistoire, la géographie et tout le reste. Ces disciplines sont appelées « disciplines » pour de nombreuses raisons. Mais lune dentre elles est que les disciplines existent pour discipliner les intellectuels. Elles existent pour nous empêcher détablir des liens sur la façon dont le monde fonctionne en tant que système holistique et interconnecté. Donc, si vous êtes un sociologue : vous étudiez le domaine de la « classe » ou de « race ». Si vous êtes économiste : vous étudiez le « marché ». Si vous êtes politologue : vous étudiez « lÉtat ». Et les disciplines, nous disent que ce sont des formes dexpertise. Mais, en fait, ce sont des formes de lidéologie bourgeoise. Ce sont des formes de contrôle et de domination qui nous disent quun expert est un expert dans ces domaines prés carrés, lesquels sont prédéterminés et préconceptualisés, comme par exemple l« État » ou le « Marché ». De plus, et comme nous le savons, les prêcheurs laïques de léconomie néoclassique, nont absolument pas su prévoir la crise qui sannonçait en 2008. Je minspire ainsi des grands mouvements sociaux de désobéissance civile. On peut songer à la lutte pour les droits civiques des Afro-Américains aux États-Unis dans les années 1950 et 1960, ou à Gandhi en Inde, ou à bien dautres mouvements de désobéissance civile. Ces mouvements nous disent que nous devrions pratiquer la désobéissance intellectuelle au sein des universités. En ce sens, nous devons construire des réseaux de solidarité… Et cest là que les médias sociaux peuvent savérer indispensables ! Les médias sociaux pourraient aussi nous aider à briser létranglement exécré par les quelques grands noms qui dominent lédition universitaire mondiale. Ils sont complètement inutiles à la vie intellectuelle, notamment à lère des médias sociaux et du World Wild Web. Ils existent seulement pour affirmer un certain contrôle bourgeois 40sur leur propriété… du moins, sur ce quils revendiquent comme telle. Cest presque une constante, mais il y a toujours un lien contradictoire entre le libéralisme, la propriété, et lidéologie bourgeoise. Ainsi, certaines parties du capitalisme, certaines parties de la bourgeoisie, veulent bien que linformation circule librement… mais elles ne veulent surtout pas que les idées radicales circulent librement et gratuitement. Or, à une époque où le pouvoir des mouvements sociaux, des travailleurs, et des partis politiques radicaux reste et demeure encore limité : lune des sources de nouvelles idées, mais qui nest pas la seule, vient des intellectuels radicaux au sein des universités. Donc, à mon avis, nous avons la responsabilité de désobéir à lhégémonie bourgeoise et aux normes de propriété bourgeoises.

1 Le site officiel du Réseau de recherche sur lécologie-monde : https://worldecologynetwork.wordpress.com. La notion d« écologie-monde » (world-ecology) chez Jason W. Moore sappuie notamment sur les travaux dImmanuel Wallerstein concernant le « système-monde moderne » (modern world-system), mais aussi de Fernand Braudel sur l« économie-monde ». Pour plus de précisions à ce sujet, voir : Jason W. Moore, « Capitalism as World-Ecology : Braudel and Marx on Environmental History », Organization & Environment, 1 décembre 2003, vol. 16, no 4, p. 514-517 ; Jason W. Moore, « The Modern World-Systemas environmental history ? Ecology and the rise of capitalism », Theory and Society, 1 juin 2003, vol. 32, no 3, p. 307-377.

2 Jason W. Moore, Capitalism in the Web of Life : Ecology and the Accumulation of Capital, New York / London, Verso, 2015.

3 Jason W. Moore et al., Anthropocene or Capitalocene ? Nature, History, and the Crisis of Capitalism, Oakland, PM Press, 2016.

4 Paul.J. Crutzen et Eugene F. Stoermer, « The “Anthropocene” », Global Change Newsletter (IGBP), mai 2000, no 41, p. 17-18 ; Paul J. Crutzen, « Geology of Mankind », Nature, janvier 2002, vol. 415, no 6867, p. 23 ; Anthropocene Working Group, Media note : Anthropocene Working Group (AWG) — University of Leicester, https://www2.le.ac.uk/offices/press/press-releases/2016/august/media-note-anthropocene-working-group-awg, 29 août 2016, (consulté le 2 mai 2019).

5 J.W. Moore et al., Anthropocene or Capitalocene ?, op. cit. p. xi.

6 Andreas Malm, Fossil Capital : The Rise of Steam-Power in the British Cotton Industry, c. 1825-1848, and the Roots of Global Warming, thesis, Lund University, Lund, 2014 ; Andreas Malm, Fossil Capital : The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, New York / London, Verso, 2016 ; Andreas Malm, The Progress of This Storm : Nature and Society in a Warming World, London / New York, Verso, 2018.

7 Note du traducteur : le terme « the web of life » a été traduit par « réseau de la vie ». Il renvoie en particulier à louvrage de Fritjof Capra, The Web of life : A New Scientific Understanding of Living Systems (Anchor Books, 1996), qui a été traduit en français de la manière suivante : La toile de la vie : Une nouvelle interprétation scientifique des systèmes vivants (Éditions du Rocher, 2003). Comme Fritjof Capra et Jason W. Moore insistent sur lidée de connexions entre le vivant, de relations entre les entités, laspect réticulaire de la notion a été privilégié ici, mais laisse ouvert la compréhension de celle-ci comme « la toile du vivant », le « maillage de la vie », « le tissu du vivant », etc., par exemple.

8 Note du traducteur : le terme employé est « challenge », et la traduction « défier » plutôt que « contester » a été choisie pour restituer lidée dun enjeu important. La phrase originale est : « So, for me, I wanted to challenge the Anthropocene in 2013, in a very particular way ».

9 Note du traducteur : lauteur parle souvent de lopposition entre lHomme et la Nature (« Man and Nature »), voire de lHomme à la Nature (« Man versus Nature »), en recourant souvent à des majuscules, des italiques, ou des guillemets afin dindiquer quil sagit dabstractions historiquement construites – et, en particulier, à déconstruire. Dans ce cas précis, nous rajoutons les guillemets pour bien montrer le caractère abstrait de ces notions, sans reproduire cette typographie par la suite, suggérant que les majuscules souvent employées par lauteur seront suffisantes pour le rappeler. Pour plus de précisions, voir : Jason W. Moore, « The Capitalocene, Part I : on the nature and origins of our ecological crisis », The Journal of Peasant Studies, 4 mai 2017, vol. 44, no 3, p. 594-630 ; Jason W. Moore, « The Capitalocene Part II : accumulation by appropriation and the centrality of unpaid work/energy », The Journal of Peasant Studies, 23 février 2018, vol. 45, no 2, p. 237-279.

10 Will Steffen, Paul J Crutzen et John R McNeill, « The Anthropocene : Are Humans Now Overwhelming the Great Forces of Nature ? », Ambio, décembre 2007, vol. 36, no 8, p. 614-621 ; Will Steffen et al., « The trajectory of the Anthropocene : The Great Acceleration », The Anthropocene Review, 1 avril 2015, vol. 2, no 1, p. 81-98.

11 P. J. Crutzen et E.F. Stoermer, « The “Anthropocene” », art. cité ; P.J. Crutzen, « Geology of Mankind », art. cité.

12 Simon L. Lewis et Mark A. Maslin, « Defining the Anthropocene », Nature, mars 2015, vol. 519, no 7542, p. 171-180.

13 Note du traducteur : en anglais, labréviation « GSSP » signifie « Global Boundary Stratotype Section and Point » dans le domaine de la géologie. Elle se traduit par les « SMP », à savoir les « points stratotypiques mondiaux », qui indiquent les limites physiques entre deux couches géologiques, sans que celles-ci ne laissent de vide entre ou ne se chevauchent. Les GSSP désignent ainsi des démarcations précises dans les strates de la Terre. La dénomination anglaise se retrouve aussi dans le champ de la géologie de langue française.

14 Note du traducteur : quand les « GSSP » ou les « SMP » sont identifiés dans les strates à léchelle du monde par la communauté internationale des géologues, un « golden spike » – un « clou dor » en français, et en réalité une pique de métal cuivré – est alors planté à lendroit de la démarcation quil désigne.

15 Note du traducteur : Jason W. Moore utilise souvent la dénomination de « Green Thought » – littéralement la pensée verte, la pensée écologique –, pour désigner la matrice intellectuelle de lenvironnementalisme qui oppose généralement la catégorie d« Homme », à celle de « Nature ». Pour plus de précisions, voir : J.W. Moore, Capitalism in the Web of Life, op. cit., p. 1-30.

16 Au sujet de cette critique dAndreas Malm, notamment concernant la question du dépassement de lopposition entre les notions de « Nature » et de « Société », voir : A. Malm, The Progress of This Storm, op. cit.

17 Au sujet de cette critique de John Bellamy Foster, notamment concernant la question de la valeur au sens marxiste du terme et de la « rupture métabolique » (metabolic rift), voir : John Bellamy Foster, Paul Burkett, « Value Isnt Everything », Monthly Review, https://monthlyreview.org/2018/11/01/value-isnt-everything/, 1 novembre 2018, (consulté le 20 décembre 2019).

18 Rosa Luxemburg, LAccumulation du capital (1913), traduit par Irène Petit et Marcel Ollivier, Maspero, Paris, 1976, en deux volumes.

19 Nick Srnicek, Platform Capitalism, Cambridge, UK ; Malden, MA, Polity Press, 2016.

20 Note du traducteur : la formule utilisée en anglais est « the god trick ». Voir Donna Haraway, « Situated Knowledges : The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, 1988, vol. 14, no 3, p. 575-599.

21 Note du traducteur : la phrase exacte est « so, women in early modern Europe, and in the Americas, were transformed into bodies without brains ».

22 Braudel Fernand, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, xve-xviiie siècle, Paris, Armand Colin, en trois tomes, 1979.

23 Note du traducteur : le terme exact est « cheapening ». La notion de « cheap » est particulièrement importante dans le travail de Jason W. Moore. Elle renvoie tout autant à un rabaissement économique des coûts, quà un rabaissement des considérations morales pour ce faire. Elle concerne ainsi la valeur au sens économique et moral du terme, et fait coïncider ce qui est « bon marché » avec ce qui est au « bas de léchelle » de la reconnaissance dun groupe donné. Le sens du mot en anglais invite ainsi le lecteur à associer les idées de bon marché, de bas de gamme, de rabaissement, de dévalorisation, et dépréciation, etc., afin de pleinement le comprendre. Pour plus de précisions, voir : Raj Patel et Jason W. Moore, A History of the World in Seven Cheap Things : A Guide to Capitalism, Nature, and the Future of the Planet, Oakland, University of California Press, 2017.

24 Voir notamment : J.W. Moore, Capitalism in the Web of Life, op. cit., p. 33-48.

25 Note du traducteur : lexpression en anglais est « sale efforts ». Pour plus de précisions, voir : Paul A. Baran et Paul M. Sweezy, Monopoly Capital : An Essay on the American Economic and Social Order, Harmondsworth, Monthly Review Press, 1989.

26 Sur ce paradoxe de la productivité des technologies de linformation et le débat quil a suscité, voir : Erik Brynjolfsson, « The Productivity Paradox of Information Technology », Commun. ACM, décembre 1993, vol. 36, no 12, p. 66-77 ; Jack E. Triplett, « The Solow Productivity Paradox : What do Computers do to Productivity ? », The Canadian Journal of Economics / Revue canadienne dÉconomique, 1999, vol. 32, no 2, p. 309-334.

27 Nick Srnicek et Alex Williams, Inventing the Future : Postcapitalism and a World Without Work, New York / London, Verso, 2016.

28 Pour la citation exacte, voir : N. Srnicek, Platform Capitalism, op. cit. p. 92 : « A useful relation could perhaps be drawn to Jason Moores concept of cheap inputs, although this lies outside the scope of this study ; see ch. 2 in Moore, 2015 » (chap. 2, note 9).

29 Sur ces points, voir : R. Patel et J.W. Moore, A History of the World in Seven Cheap Things, op. cit.

30 Cathy ONeil, Weapons of Math Destruction : How Big Data Increases Inequality and Threatens Democracy, New York, Crown.

31 Evan Osnos, « Survival of the Richest », The New Yorker, 23 janvier 2017 ; Mark OConnell, « Why Silicon Valley billionaires are prepping for the apocalypse in New Zealand », The Guardian, 15 février 2018 ; Olivia Carville, « The Super Rich of Silicon Valley Have a Doomsday Escape Plan », Bloomberg.com, 5 septembre 2018.

32 Paul Mason, Why Its Kicking Off Everywhere : The New Global Revolutions, London / New York, Verso, 2012.