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Classiques Garnier

Présentation du dossier L'économie des plateformes, entre rente et communs

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2019 – 2, n° 8
    . Les plateformes
  • Auteurs : Cormerais (Franck), Béraud (Philippe)
  • Résumé : Le propos d’Antonio Casilli s’inscrit dans la perspective tracée par Deleuze et Guattari, avec la conjonction de l’asservissement et de l’assujettissement dans une sujétion algorithmique. Pour en rendre compte, nous privilégions le concept central de plateformisation, à partir duquel se déroule l’ensemble des processus liés au digital labor, à la captation de valeur et à la tâcheronnisation.
  • Pages : 15 à 26
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406104971
  • ISBN : 978-2-406-10497-1
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10497-1.p.0015
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 15/06/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Plateformisation, tâcheronnisation, digital labor, données, réglementations
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Présentation du dossier

Léconomie des plateformes, entre rente et communs

Des marchés bifaces aux plateformes multifaces

La dynamique des plateformes suscite une littérature abondante, aussi bien sur le plan factuel quanalytique, associant les multiples aspects du développement des grandes entreprises du numérique et le décryptage des modèles économiques et managériaux sur lesquels repose leur expansion. De nombreuses contributions cherchent à définir la nature des plateformes, leurs fonctions, les types dinnovations quelles mettent en œuvre, leurs relations avec le marché et le hors-marché, ou encore, les effets induits par leur déploiement sur le travail et lorganisation sociale1. Mais la caractéristique commune, identifiée de manière plurielle dans les ouvrages et les articles de spécialité qui leur sont consacrés, réside bien dans la capacité des différentes plateformes numériques à sappuyer sur des « mécanismes multifaces de coordination algorithmique » (Casilli), permettant dextraire et de traiter des données pour les valoriser dans des écosystèmes très larges et organisés comme des places de marché. Le modèle des plateformes multifaces générant de la valeur à partir de lexploitation des données relaie ainsi le modèle des industries extractives de lénergie et des matières premières et celui de la grande industrie érigée sur la mise en valeur du travail, comme moteur du développement du capitalisme du xxie siècle2.

Les taxinomies font apparaître différents types de plateformes numériques et de modèles économiques, depuis les moteurs de recherche dont la valorisation sopère à travers des dispositifs de référencement, comme 16Google et Yahoo, les plateformes spécialisées dans le-commerce, telles Amazon et Alibaba, ou la distribution de contenus audiovisuels, à limage de Deezer, YouTube et Netflix3. Les réseaux sociaux généralistes ou spécialisés y occupent également une place prépondérante, offrant des supports multidimensionnels dexpression et de communication, comme Facebook, Twitter et LinkedIn, de même que les plateformes dites collaboratives, telles Uber et AirBnB, qui se définissent par leurs fonctions dintermédiation, de courtage, en mettant en relation, contre commission, des clients et des fournisseurs de biens ou services dans une logique de transactions entre pairs4. Sy ajoutent les plateformes de financement participatif (crowdfunding) par le don ou par le prêt (crowdlending), à lexemple de Kickstarter ou KissKissBankBank, ou encore, les plateformes dinnovation, comme Innocentive, assurant à partir du crowdsourcing larticulation entre les besoins des entreprises et lexpertise des internautes5.

Des organisations-entreprises
aux organisations-marchés

Léconomie des plateformes fait émerger de nombreux questionnements sur les problèmes dorganisation et de régulation des activités, sur la nature des marchés et le pouvoir de contrôle des plateformes, sur la constitution de nouvelles relations sociales dont les diverses formes du digital labor saffirment comme la référence6, ou encore, sur la propension de ces plateformes collaboratives à vouloir échapper à la contribution fiscale et aux cadres réglementaires en général. Ces évolutions apparaissent dautant plus prédatrices que les externalités 17de réseau, la capacité dinvestissement et la croissance externe assurent à ces plateformes une position dominante sur des marchés où « le gagnant prend tout », battant en brèche les régulations que les institutions nationales ou supranationales tentent dimposer. Les plateformes collaboratives apparaissent ainsi comme des organisations-marchés qui, dans le domaine de la coordination des transactions comme dans celui de laménagement du travail, tournent le dos aux principes de la coopération et de léconomie contributive7.

Dun point de vue micro ou méso-économique, la dynamique des plateformes peut se lire comme une disruption des formes dorganisation de lentreprise, de la branche et des métiers, combinant désintermédiation et réintermédiation à leur profit des processus déchange et de production. Mais le phénomène de plateformisation ne renvoie pas seulement aux modèles daffaires des pure players de léconomie numérique. Il saffirme comme une forme dorganisation des chaînes de valeur dont le déploiement simpose de manière irrésistible dans le reste des entreprises et de léconomie, et qui concerne aussi linternationalisation des activités. La plateformisation devient ainsi synonyme dune véritable « économie mondiale de plateforme » (Global Platform Economy) qui contribue à modifier les termes de la division internationale du travail8.

En adoptant cette perspective et en se plaçant cette fois dun point de vue macroéconomique, le phénomène de plateformisation se présente comme la dernière mutation en date du capitalisme tardif9, lequel se divise entre une période de croissance importante dans les pays de lOCDE à partir de 1945, et une période de ralentissement, ponctuée de crises, depuis 1973, et marquée sur le plan systémique par la financiarisation croissante de lactivité économique comme le principal moyen doffrir de nouvelles opportunités de profit aux investisseurs. À linstar de la bulle Internet du début des années 2000, léconomie des plateformes prolonge lesprit du néolibéralisme au domaine du numérique, dans lintention de voir souvrir un nouveau cycle daccumulation. Bien plus, elle projette, à travers lautomatisation croissante des activités humaines 18et la valorisation de marchandises essentiellement immatérielles, de saffranchir des deux principales contradictions qui font de plus en plus obstacle à lextension du capital : le travail et la nature10.

Primat de la valeur actionnariale
et déconstruction de lentreprise managériale

Cette évolution se manifeste sur le plan formel, par une déconstruction du modèle de lentreprise traditionnelle. Les plateformes numériques apparaissent comme des organisations hybrides entre marchés et entreprises, remettant en cause les catégories instituées de la théorie économique. Elles saffirment à la fois en rupture avec le modèle de lentreprise du capitalisme managérial, caractérisé par sa fonction dintégration productive, et avec le modèle du marché comme système de régulation par les prix et dallocation des ressources. Elles se confrontent également à la théorie néoinstitutionnaliste, où la fonction discriminante de la firme à la Coase-Williamson11 conditionne la diminution des coûts de transaction. La contractualisation généralisée des échanges propre à léconomie de plateforme remet en cause lutilité fonctionnelle de lentreprise en tant quorganisation, où la création de valeur résulte des combinaisons internes de facteurs de production et des effets conjugués de linvestissement et de linnovation.

Si lon place en perspective ces phénomènes avec les évolutions du capitalisme tardif, la remise en cause des fonctions respectives de lentreprise et du marché par léconomie de plateforme ne fait quétendre les processus de fragmentation et dexternalisation des chaînes de valeur qui ont marqué lactivité économique depuis lessoufflement du régime de croissance des décennies daprès-guerre, la fin du compromis fordiste et la recherche davantages compétitifs par linternationalisation. Mais le facteur principal de déconstruction de lentreprise comme combinaison 19dactifs productifs demeure la domination de léconomie financière sur léconomie réelle, avec pour incitation permanente la capacité à créer de la valeur actionnariale. Comme le soulignent Segrestin et Hatchuel, la dynamique de lactivité économique passe ainsi dune « dune politique de retain & invest exigée par les technologies innovantes », symbole de la gestion dentreprise à lère de la production, à « une stratégie de downsize & distribute pour assurer des rentabilités suffisantes aux actionnaires12 ».

La plateformisation généralisée, déployant son modèle dorganisations-places de marché au détriment de lentreprise intégrée, a donc pour origine et moteur les facteurs dune financiarisation sans limites, tels la libération du compte de capital, la titrisation des actifs sous de multiples formes, les opérations de croissance externe fondées sur les effets de levier et la profitabilité à court terme, ainsi que le renforcement du pouvoir actionnarial dans la distribution salaires-profits. À cet égard, la théorie de lagence rend bien compte de la nature et des formes dorganisation des plateformes, en formalisant lapproche financière de lentreprise. Comme le montrent Jensen et Meckling dans leur article fondateur, lentreprise nest plus une organisation hiérarchisée orientée vers lactivité productive, elle apparaît comme un ensemble de relations contractuelles, un « nœud de contrats », la réduisant ainsi à une « fiction légale » dont lobjectif principal consiste à générer de la valeur pour les actionnaires13. Dans le prolongement de cette interprétation, le marché remplace linstitution dans léconomie de plateforme, substituant contractualisation, externalisation et contrôle à distance à lentreprise qui internalise et combine les facteurs de production, avec un conflit de responsabilité vis-à-vis du travail, intégré dans un cas, et placé en dehors des normes de lorganisation et tâcheronnisé dans lautre14.

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Des dispositifs de capture
de linnovation ouverte

Les plateformes mettent en œuvre des stratégies qui peuvent différer sur des points importants : recherche de compétitivité ou de profitabilité, choix de marchés et cibles visées, nature des activités intermédiées, ampleur des externalités dont elles bénéficient15. Mais leur caractéristique commune consiste à saffirmer comme un appareil de capture de la valeur et de linnovation. La capacité des plateformes à coordonner leurs activités se traduit par la juxtaposition de différentes catégories dacteurs, usagers, développeurs et entreprises, qui forment des écosystèmes à lintérieur desquels les plateformes peuvent déléguer à des réseaux articulés autour delles la production de valeur et la création/diffusion de linnovation.

En sappuyant sur les effets de réseau pour étendre, à coût marginal faible ou nul, le nombre de leurs contractants de toute nature, les plateformes mettent à profit les nœuds de contrats de leurs écosystèmes pour extraire la valeur des données, prélever des rentes de marché, tout en maintenant un rythme soutenu dinnovation.

Non seulement il ny a pas ici de contradiction entre la capture de rente et linnovation, mais celle-ci nourrit celle-là et réciproquement, précisément parce que linnovation est en grande partie à lorigine des externalités de réseau qui alimentent la croissance des revenus des plateformes, et parce que la contractualisation et les effets de réseau dont elles bénéficient constituent des sources illimitées dinnovation ouverte16, à lintérieur décosystèmes dont le développement apparaît lui-même sans limites. Si les contraintes technologiques, financières ou commerciales propres aux différentes plateformes constituent bien des barrières à lentrée pour des concurrents potentiels, elles ne ralentissent pas linnovation au sein même de leurs écosystèmes qui continuent à sétendre à la mesure de lattractivité que chacun deux exerce sur les communautés dinternautes, de développeurs et autres catégories dexperts.

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Position dominante et économie de rente

Pour autant, la valorisation des données, les diverses formes de digital labor et le pouvoir de marché des plateformes en font des organisations au caractère ambivalent. En contrepartie des services toujours plus innovants et plus attractifs et additifs quelles fournissent, les plateformes prélèvent un véritable tribut sur le reste de léconomie : les utilisateurs et les consommateurs qui fournissent leurs données, les entreprises qui affichent leur publicité ou celles qui font partie de leurs places de marché, les différentes catégories de travailleurs externalisés, ou encore, les États par lintermédiaire des stratégies de défection fiscale que les plateformes semploient à déployer.

La position dominante des grandes plateformes numériques, à lorigine de cette économie tributaire, est déterminée non seulement par leur capacité à étendre leurs écosystèmes, par linnovation, les effets de réseau et la contractualisation généralisée, mais également par la concentration des activités qui résulte de la dynamique des externalités. Cette concentration peut prendre plusieurs formes : technologique (Google, Apple, AWS), commerciale (Amazon, Alibaba), territorialisée (Uber) ou déterritorialisée (Facebook), et bien entendu financière. Sur des marchés où « le gagnant prend tout », des plateformes comme Google ou Facebook en viennent à ériger des positions de monopole qui apparaissent discriminantes aussi bien pour les utilisateurs, les entreprises et les pouvoirs publics.

Les institutions chargées dadministrer le droit de la concurrence cherchent à réguler de différentes manières les abus de position dominante des grandes plateformes numériques, mais ces réponses paraissent insuffisantes. Dune part, les moyens financiers de ces plateformes leur garantissent une couverture quasi illimitée contre les décisions de nature pécuniaire prises à leur encontre. Dautre part, et cest certainement le facteur le plus déterminant, lattractivité des services fournis par les plateformes et le caractère de plus en plus insubstituable de leurs usages constituent vraisemblablement leur meilleure garantie contre les conséquences des dispositions réglementaires et des poursuites auxquelles elles sexposent.

Cette position dominante représente, du point de vue même de la théorie économique libérale, une entrave majeure au fonctionnement 22des marchés et à lallocation des ressources, érigeant des barrières insurmontables pour de nouveaux entrants potentiels. La capacité des grandes plateformes de bénéficier dexternalités alimentées de manière continue par les effets de réseau tend à rendre ce processus de domination cumulatif et auto-entretenu. La position hégémonique de Google dans les moteurs de recherche constitue, de ce point de vue, une situation exemplaire dexclusion de toute véritable alternative. Reste la menace ultime du démantèlement de lorganisation, à limage des cas de la Standard Oil et dATT au début et à la fin du xxe siècle. Mais le découpage du périmètre des plateformes numériques, en raison de la nature intégrée et mondialisée de leurs activités, saffirme beaucoup plus complexe que dans les deux cas précédents, mais aussi plus sensible sur le plan politique et institutionnel.

Les plateformes numériques devraient donc continuer à prélever leur tribut sur le reste de léconomie. En ce sens, léconomie des plateformes, sous les traits des technologies numériques et de lhypercapitalisme, nous ramène paradoxalement à des régimes de production bien antérieurs. À limage des États hydrauliciens de lAntiquité, les plateformes fournissent linfrastructure et les services sur lesquels elles disposent dun monopole de fait, en contrepartie des prélèvements effectués sur le travail et les ressources des communautés, constituées aujourdhui par les utilisateurs, les entreprises et les États. Régime de production tributaire, mais aussi proto-industrialisation et économie informelle du Digital labor ou du Domestic system, tâcheronnisation, pouvoir féodal ou régalien de battre monnaie (le Libra de Facebook), telles semblent être les formes précapitalistes de lhypercapitalisme numérique.

Les alternatives aux modèles économiques
des plateformes : communs et contribution

À limage dun certain nombre de contributions regroupées dans ce numéro de la revue (voir le sommaire infra), Il importe de sinterroger sur les alternatives crédibles opposables à léconomie des plateformes et au pouvoir de marché discrétionnaire déployé par les plus importantes 23dentre elles. À cet égard, les travaux dauteurs comme Michel Bauwens17 et Trebor Scholz18, recoupant en partie la recension critique effectuée par Antonio Casilli dans son dernier ouvrage19, complétée par la postface de Dominique Meda, ainsi que certaines des conclusions de Thomas Piketty20, apportent des éclairages intéressants sur les voies démancipation à explorer. Trois orientations principales peuvent être posées, concernant lapplication des dispositions sociales jusque-là occultées par les entreprises du numérique, lapproche du platform cooperativism qui transgresse les fondements néolibéraux à lorigine de léconomie des plateformes et, proche de cette proposition, linstauration de principes contributifs et de la propriété commune des plateformes, des innovations et des instruments de léconomie numérique.

Dans la première proposition, laccent est mis sur limportance des luttes sociales pour la reconnaissance des droits de toutes les catégories de travailleurs qui se trouvent placés dans une situation de dépendance ou de contrôle vis-à-vis des grandes plateformes numériques, à travers la requalification des relations contractuelles en salariat, la revalorisation des rémunérations et lamélioration des conditions de travail. La seconde proposition privilégie la constitution dun « coopérativisme de plateforme », en appliquant les principes du mouvement associatif et coopératif, favorisant ainsi la mutualisation du travail et la socialisation des actifs productifs issus de lengagement des travailleurs du numérique et des usagers des plateformes. La troisième proposition sinspire de lorganisation des communs et de léconomie de la contribution, avec pour référence le travail fondateur dElinor Ostrom. Cette proposition met en relief la transformation des acteurs de léconomie numérique en commoners, protégés par des faisceaux de droits liés au mode de gestion participative des plateformes, avec un partage des ressources informationnelles, une gouvernance collective et une administration concertée du bien commun constitué par les données.

Bien entendu, lorthogonalité des dimensions globales et locales, bien intégrée par les grandes plateformes, implique que ces propositions 24puissent être déployées à léchelle internationale, pour établir de nouvelles régulations, à limage des travaux de lOCDE sur la fiscalité des firmes multinationales. Il importe, à ce niveau, de favoriser la compatibilité entre commerce et travail, de sopposer à la marchandisation des données et de refonder les relations de travail propres à léconomie numérique.

Le sommaire du numéro 8 dÉtudes digitales

Les articles du dossier sur « léconomie des plateformes numériques » sarticulent autour des différentes approches et questions que nous venons dévoquer, ainsi que dexpériences concrètes posées comme alternatives à lorientation néolibérale de la plateformisation. La contribution dAnnie Blandin et dElisabeth Lehagre, qui introduit le numéro, sattache à montrer les avancées et les limites du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD). Les plateformes ont recours à des algorithmes de traitement pour optimiser leur modèle basé sur lexploitation massive de données et la personnalisation des contenus. Larticle montre que, si le RGPD sattache à protéger les personnes faisant lobjet de décisions individuelles automatisées, lexercice des droits, compliqué et inégal, doit composer avec la régulation des plateformes sur le fondement des principes de loyauté et de transparence.

Larticle de Michel Renault sintéresse aux dimensions morales du fonctionnement de léconomie dominée par la plateformisation. Lauteur sapplique à étudier ces dimensions à partir des représentations dun « monde liquide » et dune argumentation sur les concepts de « foule » et de « public ». De leur côté, Athina Karatzogianni et Jacob Matthews se livrent à lanalyse de la production idéologique liée aux plateformes numériques, dans le champ de léconomie collaborative. Larticle distingue trois orientations idéologiques, la vision néolibérale, celle dun capitalisme réformiste, et lapproche plus radicale du coopérativisme et des communs.

La contribution de Clément Morlat sinscrit dans la perspective de léconomie contributive. Lauteur analyse larticulation entre une comptabilité microéconomique (CARE-TDL), qui sappuie sur la 25construction collective dune nouvelle relation entre le capital et la préservation des écosystèmes, et une plateforme multi-acteurs (ePLANETe.Blue) encourageant la participation autour des critères et méthodes dévaluation. Lauteur plaide pour lassociation de ces deux outils, susceptible de fournir une information économique pertinente favorisant la gouvernance des communs.

En partant des stratégies dinnovation ouverte, Isabelle Liotard et Valérie Revest proposent une comparaison des modèles daffaires de deux plateformes dinnovation, lune privée et lautre publique. Larticle montre que la plateforme privée sintéresse à la résolution rapide et à moindre coût des questions dinnovation des entreprises, alors que lintermédiation assurée par la plateforme publique a pour objectif de susciter des travaux sur de grandes questions technologiques et sociétales. Pour sa part, Antoine Henry analyse le passage vers une organisation plateformisée, mis en œuvre par une communauté virtuelle de pratique, dans le cadre du secteur de lénergie. Lauteur montre que cette forme dauto-organisation contribue à répondre à la fois aux changements intervenant dans le secteur et aux enjeux de la transition énergétique.

La contribution dOlivier Thuillas et Louis Wiart sintéresse aux réponses des libraires, en France, face à la domination dAmazon et de la Fnac dans la librairie en ligne. Les auteurs montrent que les propositions alternatives sont encore peu nombreuses et dispersées, combinant les sites de grosses librairies et une vingtaine de plateformes collectives. Larticle souligne cependant que ces initiatives ont pour mérite de transposer dans le champ du numérique les valeurs de la librairie indépendante. De leur côté, Kevin Poperl et les coauteurs de larticle présentent un cas concret de coopérative européenne de mutualisation (CoopCycle), dans le domaine de la livraison où opèrent des plateformes numériques fondées sur lintérêt privé et la tâcheronnisation. La contribution traite, dans un premier temps, du volet analytique de cette alternative, et dans un second temps, de la stratégie déployée par la plateforme coopérative pour exister face à ses concurrents. Lintention des auteurs consiste à souligner le caractère exemplaire de cette expérience, avec la volonté de favoriser des initiatives similaires dans le champ des Communs.

Notre « grand entretien » est consacré à Michel Bauwens, théoricien du pair à pair et fondateur de la Fondation P2P. Il sest fait connaître par de nombreux travaux, consacrés à lévaluation critique des technologies 26numériques, lanalyse des biens communs informationnels, lintérêt de mesurer et comptabiliser autrement les ressources partagées, ou encore, linterprétation du rôle du numérique dans les transitions économiques et sociétales.

Franck Cormerais

Philippe Béraud

1 Aurélien Acquier, « Retour vers le futur ? Le capitalisme de plateforme ou le retour du domestic system », Le Libellio dAEGIS, Vol. 13, no 1, Printemps 2017, p. 87-100.

2 Nick Srnicek, Platform Capitalism, Polity Press, Cambridge UK, 2017.

3 Jacob Matthews, Lindustrie musicale en France à laube du xxie siècle, LHarmattan, Paris, 2012.

4 Anne-Marie Nicot, « Le modèle économique des plateformes : économie collaborative ou réorganisation des chaînes de valeur ? », La Revue des conditions de travail, no 6, septembre 2017, p. 48-58.

5 Isabelle Liotard et Valérie Revest, « Innocentive. Un modèle hybride dinnovation basé sur lappel à la foule et lInnovation Ouverte », dans Benjamin Coriat, Le retour des communs : la crise de lidéologie propriétaire, Les Liens qui Libèrent, chap. 7, Paris, 2015.

6 Antonio A. Casilli, En attendant les robots, Seuil, Paris, 2019.

7 Eloi Laurent, Limpasse collaborative – Pour une véritable économie de la coopération, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2018.

8 Vili Lehdonvirta and alii, « The Global Platform Economy : A New Offshoring Institution Enabling Emerging-Economy Microproviders », Journal of Management, Vol. 45 No 2, February 2019, 567–599.

9 Srnicek, ibid., chap. 1.

10 James OConnor, « On capitalist accumulation and economic and ecological crisis », in James OConnor, Natural causes, Guilford, New York, 1998.

11 Ronald H. Coase, The nature of the Firm, Economica, Volume 4, Issue 16, November 1937. Oliver Williamson, The Economic Institutions of Capitalism, The Free Press, 1985.

12 Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, Refonder lentreprise, Seuil/La République des idées, Paris, 2012, p. 63. Cité par Casilli, ibid., p. 72-73.

13 Michael C. Jensen & William H. Meckling, « Theory of the Firm : Managerial Behavior, Agency Costs and Ownership Structure », Journal of Financial Economics, vol. 3, n o 4, 1976, p. 305-360.

14 Acquier, ibid., p. 93.

15 Cf. Feng Zhu & Marco Iansiti, « Why Some Platforms Thrive and Others Dont », Havard Business Review, January-February 2019, p. 118-125.

16 Le concept dinnovation ouverte a été introduit à lorigine par Henry Chesbrough dans sa contribution de 2003 : Henry William Chesbrough, Open innovation : the new imperative for creating and profiting from technology, Harvard Business School Press, 2003.

17 Concernant les interprétations de Michel Bauwens, on peut se référer à lentretien quil donne dans ce numéro de la revue Études digitales.

18 Voir notamment la présentation et lentretien consacrés à Trebor Scholz, dans le numéro 3 de la revue Études digitales.

19 Cf. Antonio A. Casilli, En attendant les robots, ibid., notamment le chapitre conclusif.

20 Cf. Thomas Piketty, Capital et idéologie, Seuil, Paris, 2019, notamment le chapitre 17.