Postures
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2019 – 2, n° 8. Les plateformes - Auteur : Gilbert (Jacques Athanase)
- Pages : 199 à 206
- Revue : Études digitales
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- EAN : 9782406104971
- ISBN : 978-2-406-10497-1
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10497-1.p.0199
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/06/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Postures
L’avenir du présent
Daniel Cohen, « Il faut dire que les temps ont changé… », Chronique (fiévreuse) d’une mutation qui inquiète, Livre de poche 2018, 253 pages, isbn : 9782253257851.
Il est toujours intéressant de lire un économiste commenter notre temps. L’intitulé du dernier livre de Daniel Cohen, « Il faut dire que les temps ont changé », sous-titré « chronique (fiévreuse) d’une mutation inquiète », pourrait tout aussi bien permuter les adjectifs pour « chronique inquiète » d’une « mutation fiévreuse » tant l’argumentaire paraît marqué par un certain pessimisme envers les transformations du monde actuel. Cette inquiétude n’est pas particulière à l’auteur à un moment où les appréhensions touchant l’avenir écologique et économique n’alarment pas uniquement les collapsologues. Le sentiment largement partagé d’un changement d’époque inspire un bilan et suscite quelques directions prospectives sur les temps à venir.
Le livre appartient au genre de l’essai à tonalité historique : il dresse le bilan des dernières décennies en examinant les évolutions idéologiques et sociales à la lueur des mutations du capitalisme. L’analyse économique se trouve ainsi articulée à des considérations sociales et sociétales, à commencer par celles véhiculées par la pensée de soixante-huit. C’est tout le thème de la première partie qui part des « mythologies modernes » jusqu’à envisager la « révolution conservatrice ». La seconde partie examine « les temps dégradés » du populisme. La troisième enfin, intitulée « Retour vers le futur », examine la postmodernité digitale. Daniel Cohen convie ainsi de nombreuses références de penseurs de 200la modernité d’après-guerre, empruntées autant à la philosophie qu’à l’économie et à la sociologie : d’Hannah Arendt à Jean Baudrillard, de Jacques Lacan à Jean Fourastier. Un tel ensemble explique que le ton de l’essai soit parfois un peu décousu et informel.
Daniel Cohen reste un économiste de gauche, c’est-à-dire fondamentalement marqué par une empreinte marxiste sociale-démocrate qui considère malgré tout l’histoire à partir de l’évolution des moyens de production et de leurs effets. Les interventions de l’auteur dans les médias, assez nombreuses, l’ont néanmoins amené à élargir son champ. Il s’est intéressé aux modèles productifs du monde industriel. Son analyse de l’évolution de la société et de son organisation paraît déterminée par les cycles économiques et les grands courants idéologiques et politiques. Le mouvement des idéologies et des relations entre les classes sociales peut ainsi être lu selon la logique d’une mécanique sociale qui s’inscrit dans le cadre des démocraties libérales. Pour résumer : la dimension productive demeure privilégiée et elle mène la plupart des analyses.
Ceci explique une approche fondamentalement sociologique qui tente de déterminer la manière dont les évolutions économiques ont pu modifier la vie sociale depuis la transformation des années soixante. Il y a indéniablement dans cet ouvrage l’expression du regard rétrospectif d’un témoin du temps. L’essai pourrait aussi bien s’intituler « comment en sommes-nous arrivés là ? ». On peut en effet mesurer l’étonnement qu’un intellectuel ayant connu les derniers feux de la contre-culture des années soixante-dix, avec sa critique radicale de la production et de la représentation, peut éprouver devant la dégradation du monde et l’avènement de la modernité digitale. On peut également mesurer sa perplexité devant le retournement de la plupart des idéologies des décennies précédentes.
La troisième et dernière partie concerne plus précisément la modernité digitale et c’est bien elle qui justifie le choix de cette recension dans Études digitales. J’ajouterais : d’autant plus dans un numéro consacré aux plateformes numériques qui sont à peine mentionnées dans son ouvrage. Daniel Cohen s’est plutôt bien informé. Il a fait la « liste des courses » sur la question mais il se contente le plus souvent de recycler la doxa contemporaine en citant Sadin et quelques autres. Mais ses références ne sont pas, en l’espèce, assez nombreuses pour être parfaitement exhaustives. On ne trouve pas une étude précise des structures 201capitalistes du digital. Daniel Cohen cède en partie à l’éblouissement produit par les marketeurs du digital. Daniel Cohen part de l’analyse de Fourastier d’un monde sans croissance suite à l’avènement de la société de services, à ceci près que la numérisation rend précisément possible l’économie d’échelle que Fourastier n’envisageait pas. L’exemple est fourni par le film Her où un robot intelligent se trouve en mesure d’apporter à chacun un service personnalisé qui semblait auparavant impossible. L’assistant personnel est en effet capable d’apporter à chacun l’attention qui paraissait jusqu’alors impossible à produire de manière industrielle. La question est alors de savoir « ce que les robots sauront faire de mieux et moins cher que les humains1 ». Les trois étapes définies par Fourastier « la conception du bien, sa fabrication et sa prescription2 » se trouvent transformées par la disparition de l’étape de la fabrication, caractéristique des sociétés postindustrielles. Restent les deux autres fonctions qui se trouvent également prises en charge par les intelligences artificielles. Le résultat est le risque d’une disparition du travail. Daniel Cohen envisage « deux mondes possibles ». Le premier aboutit directement à une disparition du travail ou du moins à une prolétarisation des dernières tâches humaines selon laquelle « le travail humain deviendrait celui d’une domesticité au profit des élites3 ». La seconde hypothèse envisagerait des « complémentarités nouvelles » entre l’homme et la machine4. Reste la prise en charge de l’ambiguïté qui n’est pas le fort des machines. L’auteur s’interroge alors sur une vie entièrement menée par les algorithmes pour laquelle l’homo digitalis se trouverait entièrement « dépossédé » de lui-même5. L’ouvrage s’achève sur un constat en demi-teinte, partagé entre les avancées technologiques et la possible advenue d’une aliénation nouvelle. Daniel Cohen demeure dans cet entre-deux, sans vraiment prendre en compte les nouvelles formes de résistance politique, en quelque sorte prisonnier d’une analyse fondamentalement productiviste. Il ne pose pas vraiment les questions d’un monde soumis à la rareté des ressources et n’envisage pas d’autres formes de pensée politique que celle d’un monde soumis aux forces de production. Le 202producteur-consommateur était déjà pensé par Gary Becker dans les années soixante. Sa critique nécessite une déconstruction plus profonde des catégories qui l’ont produit.
Daniel Cohen est professeur d’économie à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, vice-président de l’École d’économie de Paris, dont il a été l’un des membres fondateurs, et directeur du Centre pour la recherche économique et ses applications (CEPREMAP). Spécialiste de la dette souveraine, il est conseiller à la banque Lazard, avec laquelle il a conseillé le Premier ministre grec Geórgios Papandréou et le Président équatorien Rafael Correa pour la renégociation de la dette de leur pays. Il a participé, avec la Banque mondiale, à l’« initiative de réduction de la dette des Pays Pauvres Très Endettés » (initiative PPTE).
Jacques Athanase Gilbert
Université de Nantes
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Un neurologue dénonce la « bulle digitale »
en matière d’apprentissage
Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital, Seuil, Paris, 2019, 426 pages, isbn : 978-2-02-142331-0.
La nature de La fabrique du crétin digital est par elle-même un peu étrange dans la mesure où cet ouvrage de vulgarisation, destiné à un large public, tente précisément de démonter les croyances les plus familières que l’on nourrit au sujet des outils digitaux et plus généralement des écrans. Cette entreprise est conduite à l’appui d’un corpus particulièrement étayé puisque les notes et la bibliographie comptent soixante-dix-sept pages sur un total de quatre cent vingt-six soit environ 20 % du livre. Une telle précision des sources, plutôt rare dans les 203ouvrages grand public, évoque plus les enquêtes politiques ou financières que les analyses de comportements individuels et sociaux. Pour le dire clairement, la posture de Michel Desmurget est celle d’un lanceur d’alerte. Aussi, sa relative visibilité médiatique qui lui a, par exemple, permis de faire la promotion de son livre dans nombre de médias ne le fait pas entrer dans la catégorie très soupçonnable des « intellectuels médiatiques » ou des supposés experts dont il dénonce par ailleurs la mainmise. Michel Desmurget est sans aucun doute un expert dans son domaine : la quatrième de couverture indique clairement qu’il est docteur en neurosciences et directeur de recherche à l’INSERM. Mais cette expertise n’est pas mise à l’appui d’une pédagogie réelle et supposée ; elle est brandie pour réveiller les consciences.
Le découpage du livre en parties ne s’impose pas naturellement. En effet, son objet porte dans la première partie, intitulée « homo mediaticus », sur la présence massive des écrans et, dans la deuxième partie, titrée « homo numericus », sur la diffusion également massive des dispositifs digitaux. Or, en un sens, la société de l’écran qui s’est mise en place depuis les années cinquante et soixante dont l’auteur dresse le panorama contient en germe l’analyse qu’il livre du digital, d’autant plus que cette analyse interroge uniquement l’utilisation intensive qui est faite des nouveaux outils interactifs qui ont envahi notre quotidien, smartphones et tablettes en tête.
Le prologue n’est pas anodin puisqu’il permet à Michel Desmurget de rappeler quelques évidences épistémologiques afin de déminer « les années propagandistes ». Il explique par exemple salutairement que « science et opinion ne se valent pas ». Toutefois, l’auteur ne saisit pas l’occasion de cette critique pour démonter les mécanismes politiques et communicationnels induits par les réseaux et les nouvelles technologies. On peut le déplorer : une analyse socio-politique plus fine aurait sans doute permis d’expliquer plus avant le fonctionnement de la société dans laquelle nous vivons, un fonctionnement par définition inséparable des techniques que cette société mobilise. Pour le dire autrement, on attendrait un peu plus d’explications sur ce mouvement contemporain qui semble avoir privilégié la prévalence des opinions sur les savoirs. Il n’en demeure pas moins que l’auteur fait à plusieurs reprises un effort significatif pour réduire à néant un certain nombre d’affirmations fantaisistes qui circulent couramment. Il dénonce les erreurs logiques et 204méthodologiques à l’œuvre, notamment lorsqu’il envisage le manque de rigueur dont font preuve les journalistes scientifiques et un certain nombre de personnalités en vue issues de la sphère médiatico-politique dans la lecture et l’interprétation des résultats d’études pourtant sérieuses et chiffrées.
De la sorte, il y a dans l’ouvrage un véritable message politique et même polémique sur les pseudo-experts autoproclamés et/ou valorisés par les médias. Michel Desmurget pointe en particulier les « contes et légendes » diffusés largement depuis une décennie par les digital natives qui clament, sans aucun argument ni aucune étude, l’advenue d’une évolution radicale grâce à laquelle les enfants et les jeunes auraient acquis des aptitudes quasiment mutantes par l’utilisation, dès leurs premiers apprentissages, des précieux smartphones et tablettes. Las, il ne semble pas que le travail de l’évolution se fasse aussi rapidement. Ces « légendes urbaines » sont, d’après l’auteur, le produit d’un intense lobbying de la part des promoteurs des outils et services numériques. Il souligne que des stratégies similaires ont été utilisées en leur temps par les services de propagande du tabac et du sucre quand ceux-ci ont délibérément faussé les résultats d’études mercenaires ou tenté de noyer des résultats établis par des stratagèmes dilatoires. L’auteur dénonce ainsi le véritable « enfumage » que constitue la mise en avant des effets supposés positifs des jeux vidéo et des écrans sur les facultés d’apprentissage des enfants alors que toutes les études sérieuses démontrent le contraire. Cette partie est particulièrement bien documentée et elle reprend avec une précision telle qu’elle peut être parfois cruelle les propos défendus par des personnes très en vue des sphères médiatiques et politiques, qu’ils soient éditorialistes de renom ou ministres de la culture, propos visant à promouvoir en toute inconscience la diffusion du numérique à l’école ou à la maison et en particulier auprès des jeunes enfants. La Petite poucette de Michel Serre n’est pas épargnée. Il est vrai qu’on peut amèrement regretter qu’un penseur de cette envergure se soit compromis dans un ouvrage aussi complaisant, toutes choses égales par ailleurs.
L’idée principale de Michel Desmurget – et elle anime la plus grande partie du chapitre consacré à l’enfance –, tient au fait que les outils numériques risquent de façonner les jeunes cerveaux, encore en pleine construction, d’une manière très préjudiciable au développement ultérieur des enfants. On peut citer ici l’amoindrissement des interactions sociales 205ou l’utilisation de procédures stéréotypées non reproductibles dans le monde réel. C’est un point sur lequel l’auteur insiste : les compétences acquises à travers l’usage du jeu vidéo par exemple ne sont guère transférables à d’autres domaines. Néanmoins, là encore, la réflexion aurait pu être développée car on peut aussi envisager la généralisation des outils numériques comme un façonnage particulier du monde qui excède de beaucoup les modalités d’acquisition des compétences et des savoirs. Ainsi, chacun sait que, face à un serveur vocal, nous nous mettons à parler de manière formelle, « comme une machine », précisément parce que nous parlons à une machine. On peut voir dans la généralisation des outils numériques celle de procédures de commandement qui ne sont guère conformes à la vie humaine « analogique » pas plus qu’à ses formes de sociabilité. Une telle logique est tout à fait conforme à celle que dénonçait déjà Charlie Chaplin dans Les temps modernes. En ce sens, l’attractivité des outils numériques autorise une forme de dressage numérique qui aurait pu donner lieu à une critique plus développée de la part de Desmurget.
Il n’en demeure pas moins que l’analyse de l’utilisation des outils numériques pour l’apprentissage scolaire et universitaire est particulièrement éclairante. La thèse est sans appel : la multiplication des outils numériques en situation d’enseignement ne favorise pas l’apprentissage mais, au contraire, l’entrave gravement. Une telle mise en œuvre ne mobilise pas l’appareillage nécessaire au développement de l’esprit critique qui ne peut être acquis que par un enseignement en présence étayé par des lectures régulières. Il y a sans doute une forme de cynisme absolu à défendre la généralisation des outils numériques au cœur de l’enseignement. La logique à l’œuvre consiste en effet à abaisser le coût de l’enseignement dispensé à des personnes dont on sait qu’elles devront, à terme, accomplir des tâches à faible valeur ajoutée. Le chapitre v de la seconde partie est, à ce titre particulièrement, édifiant. Étayé des études très bien référencées, il démontre que la généralisation des dispositifs distants et/ou numériques n’est absolument pas adaptée à un enseignement de masse de qualité. Les universités qui se sont lancées dans de tels projets ont toutes déchanté : les MOOC, tant vantés il y a quelques années, ne sont profitables que quand ils sont proposés à des adultes en reprise de formation et disposant déjà d’un bagage intellectuel consistant. Il semble bien que ces informations ne soient pas parvenues aux oreilles 206d’un certain nombre de décideurs du monde académique qui pensent encore pouvoir concilier excellence scientifique et modernité digitale tout en faisant d’importantes économies d’échelle.
L’auteur nous avait prévenus : « on part exaspéré, on finit ulcéré ». C’est en prescripteur qu’il finit son ouvrage mais aussi en procureur. Ce mélange des genres situe l’ouvrage entre plusieurs catégories parfois complexes à réunir. Le propos tient par la précision de ses références et une argumentation solide. Une réflexion politique plus élaborée l’aurait toutefois servi.
Michel Desmurget est docteur en neurosciences et directeur de recherche à l’INSERM. Son essai, La Fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants, a reçu une mention spéciale lors de la remise du prix Femina essai en novembre 2019.
Jacques Athanase Gilbert
Université de Nantes