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Classiques Garnier

Les plateformes d’innovation privées et publiques Caractéristiques et business model

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2019 – 2, n° 8
    . Les plateformes
  • Auteurs : Liotard (Isabelle), Revest (Valérie)
  • Résumé : L’objectif est de caractériser deux plateformes d’innovation, l’une privée et l’autre publique, du point de vue de leur business model. Si la plateforme privée apparaît comme un intermédiaire numérique permettant à une entreprise d’externaliser une question d’innovation, la plateforme publique s’attache plutôt à mettre en ligne des concours qui contribueront au développement économique.
  • Pages : 89 à 103
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406104971
  • ISBN : 978-2-406-10497-1
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10497-1.p.0089
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 15/06/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Économie, numérique, plateforme, innovation, business model
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Les plateformes dinnovation
privées et publiques

Caractéristiques et business model

Lessor de léconomie numérique a largement contribué au développement des plateformes sur Internet. De nature très diverse, elles touchent aujourdhui tous les pans de lactivité économique via leur fonction dintermédiation entre deux faces dun marché (two-sided market, Rochet et Tirole, 20051) et leur spécificité associée au crowdsourcing (Chesbrough, 20062). Les services de R&D et dinnovation de lentreprise ne font pas exception : désormais les (grandes) entreprises font appel à des plateformes pour poster des questions dinnovation auxquelles répondront des internautes contre rémunération. Ceci est soutenu par un dispositif bien connu, les concours, récompensant ex post la meilleure solution possible. Ce format, adopté par de nombreuses plateformes, devient également un centre dintérêt pour les instances publiques dans un objectif de complément à leur politique de soutien à linnovation (Mergel, 20173).

Lobjectif de cet article est de montrer, à partir de deux cas (Innocentive.com et Challenge.gov) que le format « plateforme », et lusage qui en est fait autour des enjeux liés à linnovation, présente des caractéristiques à la fois communes et différentes, que le sponsor soit privé ou public. Mue par la recherche de meilleures solutions grâce à lexpertise de la foule et par le recours au crowdsourcing, la plateforme privée répond à un business model particulier (intermédiation, deux marchés, règles et rémunération) 90qui ne traduit pas la même réalité pour une plateforme publique, plutôt en quête doutil numérique venant soutenir la politique publique dinnovation et développer in fine croissance et emploi. Plus précisément, si la plateforme privée correspond à un intermédiaire numérique permettant à un seeker dexternaliser une question dinnovation et dobtenir une réponse rapide et à moindre coût, la plateforme publique quant à elle sattache plutôt à mettre en ligne des concours qui contribueront au développement économique via des grandes questions technologiques et/ou sociétales.

Les plateformes, nouveaux outils de linnovation

Linnovation à lheure du Web 2.0

Les entreprises doivent envisager aujourdhui des solutions nouvelles pour se maintenir sur leur marché, face à un contexte concurrentiel marqué par plusieurs facteurs bien connus : (i) Des budgets de recherche de plus en plus conséquents (ii) Une R&D plus complexe dans de nombreux secteurs (télécoms, informatiques, logiciels…) nécessitant une complémentarité de savoirs et de compétences quune entreprise seule ne peut embrasser (induisant des partenariats avec dautres) (iii) Un poids de la propriété intellectuelle (PI) devenue un outil stratégique de valorisation.

Depuis quelques années, un mouvement dOpen Innovation4 (Chesbrough, 2006 ; Von Hippel, 20055), se focalise sur des processus conduisant lentreprise à exploiter des savoirs internes et externes et les combiner au mieux, en vue daccélérer linnovation et donc la mise sur le marché de nouveaux produits. LOpen Innovation se réalise via un double mouvement : linside-out est le mouvement sortant des connaissances, conduisant lentreprise à proposer des ressources à lextérieur, dans le but de les valoriser au mieux en cherchant de nouveaux débouchés ; loutside-in illustre le mouvement inverse, permettant à lentreprise de 91capter des savoirs venant de son environnement externe. En combinant ces deux effets, lentreprise cherche à innover de manière plus rapide et à des coûts de recherche réduits, dans la mesure où : (i) elle peut ainsi profiter dun savoir extérieur quelle ne détient pas, sans avoir à fournir elle-même un effort de recherche long et coûteux ; (ii) ces connaissances externes ainsi obtenues seront combinées avec la recherche « maison » pour conduire à déventuelles innovations ; (iii) la firme peut bénéficier de canaux externes intéressants pour trouver de nouvelles sources de revenus sur ses propres innovations.

Linnovation ouverte rassemble non seulement un ensemble de pratiques anciennes (licences, partenariats, réseaux), mais également des nouvelles, portées par le développement des TIC et de lInternet. Le crowdsourcing sappuie sur lexploitation directe du potentiel dinnovation des communautés dinternautes, socle dune foule mondialisée (Howes 20086). La notion dexternalisation est donc cruciale dans le crowdsourcing, et repose sur lexpertise des internautes (Guittard et Schenk, 2011). Lactivité ainsi externalisée peut toucher diverses fonctions de lorganisation : la conception, le design, le marketing, le financement (crowdfunding), et linnovation au sens général. La grande différence avec lexternalisation classique réside dans le fait quici, lentreprise ne connaît pas a priori celui qui va fournir la prestation (dautant plus que bien souvent la relation est anonyme).

On observe alors lémergence dorganisations diverses pour porter le besoin de crowdsourcing, quelles soient développées par les entreprises elles-mêmes via leur propre site7 ou quelles soient proposées par de nouveaux intermédiaires directement sur le web. Plus communément appelés plateformes dintermédiation, ces sites ont pour objectif de mettre en relation différents acteurs et évoluent dans des domaines divers (Renault, 20148, Schenk et Guittard, 20119).

Ces plateformes sont des marchés particuliers puisquelles fonctionnent en mettant en relation deux populations distinctes. En ce 92sens, ce sont des marchés bifaces (two-sided markets) (Rochet et Tirole, 2005). Lintermédiaire organise les relations entre ces deux groupes via trois caractéristiques principales : les externalités, le prix (distinct selon la face du marché) et les règles. Les plateformes 2.0, utilisant le principe du crowdsourcing, prennent appui sur ces critères. La présence et la captation des externalités simples et croisées constituent un point essentiel de ce processus : il faut séduire une face du marché pour permettre dattirer lautre.

Ces intermédiaires aident donc les entreprises à accéder à des connaissances, des expertises externes ou des capitaux afin de les soutenir dans leur activité de recherche, dinnovation, de conception et de commercialisation. Parmi les outils mobilisés, les concours dinnovation constituent une pierre angulaire de ce procédé.

Le concours, pièce maîtresse du dispositif

Les concours dinnovation sinscrivent dans lhistoire du développement des grands pays industrialisés10 (Adler, 201111). Depuis la fin des années quatre-vingt, on observe une recrudescence des concours dinnovation, ces derniers sappuyant désormais sur larchitecture offerte par Internet. Au travers de plateformes, de nombreux intermédiaires (privés, publics, philanthropiques) œuvrant sur la base du crowdsourcing, proposent aux internautes de saffronter dans le cadre dun concours dont le vainqueur remportera une rémunération le plus souvent monétaire. Ces concours se basent sur des primes de reconnaissance (recognition prizes) ou des primes dincitation (inducement prize) (Scotchmer, 200612). Les premières valorisent en général un travail de recherche majeur, qui sest déroulé sur une période longue (Prix Nobel). Les secondes ont pour objectif de lancer une recherche, ou un processus innovant (à partir dune question spécifique) et de le stimuler par une prime connue à lavance. Les primes dincitation sont déterminées ex ante par un sponsor et sont au cœur des dispositifs des plateformes que nous étudions dans cet article.

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Une caractéristique essentielle du concours dinnovation repose sur la possibilité de proposer des configurations ou architectures organisationnelles très diverses. Le concours présente une forme adaptable et flexible, afin de prendre en compte la spécificité de la question de recherche et daccroître la probabilité de réussite du défi. Les architectures des concours peuvent quasiment être conçues « sur mesure ». Il sagit des règles concernant laccès au concours, aux modalités de participation, au dépôt des solutions, mais aussi se référant au type de financement du concours, à la nature de la récompense, aux modes dévaluation des solutions proposées… (Master, 200813). Les bénéfices des concours vis-à-vis de linnovation sont désormais largement reconnus. (i) Ce système permet de stimuler linnovation en favorisant une compétition entre équipes (inscrites dans une course au concours), et les conduit bien souvent, à réaliser des investissements globaux dépassant la valeur de la prime (Kalil, 200614). (ii) Le promoteur peut espérer la résolution de défis complexes, que seules linterdisciplinarité et la collaboration dexperts de différents domaines peuvent résoudre. Le mécanisme de prime incite les équipes et linnovateur individuel à dépasser les contraintes du moment et à proposer des solutions nouvelles. (iii) Lintérêt dune participation à un concours est associé aussi à la publicité et à la réputation que le compétiteur obtiendra sil gagne (Maurer et Scotchmer, 200415). Toutefois, des limites au mécanisme des concours ont également été mises en évidence dans la littérature économique : la duplication des efforts par plusieurs équipes, la difficulté de déterminer un niveau de prime, ni trop faible ni trop élevé, ou encore les tensions potentielles qui peuvent apparaître entre concours et brevets au sein dun même processus innovant (Master, 2008).

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Le business model de la plateforme Innocentive :
intermédiation, captation et création de valeur

Innocentive.com : une intermédiation sophistiquée

Lobjectif des plateformes dintermédiation est de mettre en relation des entreprises confrontées à des problèmes de recherche et/ou dinnovation (seekers), et des internautes du monde entier, devenant experts dans un domaine précis pouvant apporter une solution aux problèmes posés (solvers). Elles organisent des concours en ligne dotés dune prime (prize ou award) afin de mettre en compétition sur une courte période les solvers entre eux autour dune question précise (défi ou challenge).

Créée en 2000, Innocentive résulte dun essaimage dElly Lilly et apparaît comme la plus ancienne et la plus connue des plateformes dInnovation. Sur www.innocentive.com, on dénombre environ 250 000 solvers, inscrits gratuitement, de nationalités différentes, et de profils divers (scientifiques, docteurs, chercheurs, ingénieurs, salariés, retraités, consultants). Les défis mis en ligne durent de 30 à 60 jours, sont dotés de primes allant de 5 000 dollars à 500 000 dollars (certaines pouvant aller jusquà un million). Les thématiques dinnovation sont variées et portent sur les mathématiques, la chimie, la physique, les sciences du vivant, lécologie, la génétique etc. La plateforme annonce un taux de résolution des défis de lordre de 1/3 des questions posées.

Innocentive attire une cinquantaine de grandes entreprises et fondations (Solvay, Procter and Gamble, Boeing, DuPont, Novartis, IBM, Johnson&Johnson, Bayer, Syngenta, des fondations de recherche comme Rockefeller Foundation, Prize4Life). Ces entreprises sont caractérisées par une stratégie de R&D soutenue. Les motivations des seekers sont multiples, même si les services et prestations facturés par Innocentive peuvent atteindre des sommes conséquentes (Liotard et Revest, 201516). Lintermédiation proposée par Innocentive vise à mettre en relation deux types dacteurs qui nauraient pas pu se rencontrer autrement. Elle contribue à nourrir la captation des savoirs externes par une entreprise 95dans un mouvement outside-in, et à proposer un dispositif accéléré pour cette appropriation. Pour lentreprise, ce dispositif conduit à rassembler des connaissances parfois inédites, le plus souvent pluridisciplinaires.

La modularité de la question soulevée (une question fragmentée en plusieurs sous-questions qui seront lobjet de défis particuliers) accroît la probabilité de succès en réduisant lenvergure de la question de recherche et permet à lentreprise de rester anonyme vis-à-vis de ses concurrents (Lakani et Panetta, 200717). La modularité permet également dobtenir plus rapidement une réponse, ce qui peut être un atout stratégique crucial et rend également plus facile une fois la (ou les) solution(s) obtenue(s), leur appropriation par les services internes de R&D. Lintérêt des entreprises pour ce concours en ligne réside aussi dans les délais courts entre le début du concours et lobtention de la solution (environ 6 à 7 mois).

Innocentive présente les caractéristiques dun marché bi face. Les trois critères que sont les externalités, le prix et les règles, y sont clairement visibles. (i) Pour développer les externalités croisées, une politique de communication importante a été mise en place pour inciter les deux groupes à venir sinscrire sur la plateforme : site web et blog, diffusion de linformation sur les défis dans différents canaux (livre, relais via les sites des revues scientifiques, etc.), système de parrainage ou de référencement entre solvers, partenariats avec des universités. Afin dattirer le plus grand nombre de seekers, Innocentive communique largement sur dautres partenariats noués avec certaines firmes (SAP, Toyota…) mais aussi des fondations (Rockefeller Foundation, Prize4Life). (ii) La politique de prix est construite de telle sorte que, pour attirer les internautes agissant sur une face du marché (solver), leur inscription est gratuite tandis que lautre face (clientes de solutions des internautes) paie des frais demandés par lintermédiaire. (iii) Les règles (légales, technologiques, informationnelles) constituent également un des critères essentiels du bon fonctionnement de la plateforme, afin dorganiser au mieux la relation entre les acteurs des deux marchés.

Loriginalité et le succès des plateformes dinnovation telles quInnocentive ne reposent pas uniquement sur le potentiel offert par le web 2.0, mais également sur la nature de lintermédiation mise en œuvre. Afin de répondre aux problèmes dinnovation de ses clients, 96Innocentive a développé un mode dorganisation adapté. Premièrement, lintermédiation repose sur des règles déchanges au cœur des concours en ligne. Deuxièmement, elle est continue, en ce sens que les membres de la plateforme supervisent et contrôlent le déroulement des opérations sur chaque face du marché depuis la mise en ligne du défi à sa résolution. Troisièmement, lintermédiation ne se résume pas à une mise en relation entre loffre et la demande mais elle influence chaque étape de la relation au travers de différentes actions.

La plateforme dinnovation permet la mise en relation des différentes parties de léchange. Elle contribue également à produire des conseils (formations, rédaction du défi, sélection des solutions) pour les clients. Enfin, elle participe à lévaluation des défis via le niveau de prime. En ce sens elle répond aux fonctions de matchmaker, de conseil et devaluator (Bessy et Chavin, 201318). Le caractère interactif et dynamique de lintervention dInnocentive aux différentes étapes mentionnées, se traduisant par des allers/retours entre lintermédiaire et les deux faces du marché, apparaît également comme une propriété prépondérante de la plateforme. Une autre propriété de cette intermédiation est la combinaison de lintermédiation humaine (les salariés de la plateforme) et non humaine (les outils numériques mis en place : site, blog, project room). Dans le cadre dInnocentive, cette combinaison a la particularité de rendre marchandisable ce qui ne létait pas : les connaissances apportées par le solutionneur ont désormais une valeur, alors même que parfois il na pas conscience de leur possible transfert marchand. Tous ces éléments constituent ainsi le cœur du business model de la plateforme.

Un business model couplé à linnovation ouverte

Si de nombreuses recherches sintéressent au concept de business model (BM), il nexiste pas de réel consensus sur sa définition et ses composants. Dans la continuité de lapproche de Zott et Amit (2010)19, Saebi et Foss (2015)20 considèrent le business model comme représentant « le contenu, la 97structure et la gouvernance des transactions à lintérieur de lentreprise, et entre lentreprise et ses partenaires extérieurs, en vue de la création, de la livraison et de la capture de la valeur de la part de lentreprise ». Les BM sont appréhendés comme des dispositifs permettant de façonner les organisations. Ils reflètent la manière dont les entreprises structurent leurs transactions avec les parties prenantes externes, et les conséquences de ces configurations relationnelles sur les performances des entreprises. Loriginalité de la recherche de Saebi et Foss (2015) est de confronter dun côté le concept de business model à la notion dinnovation ouverte (IO). Le choix dun processus dinnovation ouverte requiert que lentreprise définisse la manière dont elle crée, délivre et capture de la valeur avec ses partenaires extérieurs afin que cette dernière soit compatible avec un processus dinnovation ouvert. Dans ce contexte, au sein du BM de lentreprise, les mécanismes de gouvernance et les pratiques organisationnelles se révèlent cruciales.

Lopez-Vega et Vanhaverbeke (2009)21 ont examiné le BM de plusieurs plateformes intermédiaires dinnovation dont Innocentive. Une question soulevée par les auteurs porte sur la façon dont les BM permettent de créer et de capturer de la valeur sur les 2 faces du marché. Ces plateformes sont caractérisées par deux grandes particularités : le rôle crucial de la structure de prix entre les différentes faces de marché, et la séparation et lallocation des frais de transactions par lintermédiaire. Le design du BM doit permettre didentifier des mécanismes capables de faire croître le réseau sur les deux faces du marché. Afin détudier les caractéristiques des BM des plateformes examinées, les auteurs sappuient sur les 6 fonctions suivantes des BM : la capture de la valeur, la chaîne de valeur, le segment de marché, la valeur du réseau et les stratégies. La figure 1, à partir de lapproche mentionnée ci-dessus, synthétise les principales composantes du BM dInnocentive.

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Création de valeur pour les seekers et solvers

Les seekers : Appel à des solutionneurs externes pour résoudre des challenges ; bénéficier de la sélection, assurer le transfert et le développement de solutions.

Les solvers : Transférer leur technologie, marchandiser la solution, se faire connaître, recruter.

Capture de la valeur par Innocentive

Les seekers payent des frais pour poster un challenge, pour se former, versement de primes.

Les solvers : Pas de frais.

Chaîne de valeur mise en place par Innocentive

Attirer les solvers : Communication via les revues scientifiques et les réseaux ; partenariats noués avec des universités ; favoriser le parrainage entre solvers pour en attirer dautres.

Assister le seeker : Gestion du challenge (formation, formalisation et rédaction du problème, morcellement de la question, fixation de la prime) ; clauses de propriété intellectuelle prévues par Innocentive ; filtrage des solutions et réalisation de la transaction.

Organisation numérique du défi pour le solver : Site de Innocentive pour consulter les défis ; création despaces sécurisés ; blog leur permettant déchanger entre eux et lire les expériences et témoignages des autres.

Segment de marché

Seekers : Entreprises publiques et privées, fondations de recherche.

Solvers : Étudiants, chercheurs, scientifiques, salariés, retraités, consultants.

Valeur du réseau

Valeur du réseau pour la plateforme : nouer des collaborations avec des fondations, Rockefeller, Prize for Life ou la NASA.

Stratégies

Large réseau de solutionneurs et processus dinnovation ouverte.

Fig. 1 – Le BM dInnocentive.
Source : Lopez-Véga et Vanhaverbeke (2009), Liotard et Revest (2018).

Innocentive apparaît donc comme une plateforme créatrice de valeur : en proposant une intermédiation poussée, des outils numériques adaptés à chaque moment de la relation, en nouant des partenariats pour inciter à la venue de seekers et solvers, en proposant des règles strictes de gouvernance gérant les échanges, et en créant une stratégie dynamique de communication, la plateforme crée les conditions incitatives pour que solvers et seekers la rejoignent et y trouvent leur intérêt en termes de captation de valeur et de création de revenus.

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Plateforme publique et Agences Fédérales américaines : une intermédiation tournée vers la société

Les concours publics lancés par les Agences Fédérales américaines ont émergé dans le contexte dengouement général pour ce dispositif, depuis plus dune vingtaine dannées. Ce phénomène sest traduit par un accompagnement institutionnel marquant venant alimenter le dispositif public de soutien à linnovation en faveur des concours. Lintérêt de la part des pouvoirs publics pour ce dispositif sexplique également par un contexte de recherche plus tendu pour les Agences ces dernières années, marqué par la chute des budgets de recherche publique. Or, par le biais du concours, les frais de recherche sont supportés par les compétiteurs ou les équipes. Par ailleurs, contrairement à un système classique de subventions directes ou de contrat de recherche par lequel une Agence finance ex ante des résultats qui surviendront éventuellement ex post (incertitude radicale), le concours permet de ne rémunérer que le résultat, une fois celui-ci connu et sélectionné (Kalil, 201222). Cette externalisation dune partie de la recherche publique conduit à faire peser une partie du risque sur les entreprises et leurs concurrents, et non plus sur lAgence elle-même.

La configuration de lintermédiation sur le site Challenge.gov créé en 2010 ressemble au premier abord à celle dInnocentive puisquil y a intermédiation entre deux faces de marché (les Agences et les internautes). Parmi les nombreux acteurs déposant des concours, 4 dominent largement : la NASA, la HHS (Health and Human Services), lAgence pour la Protection de lEnvironnement et US Air Force. Le domaine des Sciences et Technique simpose largement dans les concours, suivis par les domaines liés à la Santé, à lÉnergie et Environnement, à lÉducation (Desouza et Mergel 2013)23. Ces concours sont récompensés à la fois par des primes monétaires et non monétaires. Les primes monétaires les plus élevées correspondent à des concours dans lesquels linvestissement en capital est fort, et où le besoin de savoirs spécialisés est important (domaine 100des sciences et technologie). Le montant actuel des primes séchelonne sur un large spectre (de 1 000 dollars à 15 millions dollars). Les primes non monétaires couvrent quant à elles des concours visant à fournir des informations au public, le sensibiliser à une thématique particulière, ou faire évoluer certains comportements (Mergel et Ali, 201424).

La plateforme est gérée par un organisme : le General Services Administration (GSA)25 qui apporte un soutien en amont aux Agences. Les concours sont visibles sur la plateforme, et sont caractérisés par des résumés et par des liens vers des sites dédiés. Les primes monétaires associées y sont spécifiées et la durée des concours précisée. Cependant, contrairement à Innocentive, les Agences sont clairement identifiées (pas danonymat), et pour beaucoup de concours les primes peuvent être non monétaires. La cible de challenge.gov reste notamment le citoyen pouvant, individuellement ou en équipe, répondre à un défi. Les Agences sont libres de choisir lorigine des fonds si la prime est monétaire : soit publics, soit une combinaison public/privé. Elles peuvent collaborer entre elles pour soutenir un concours ou être en partenariat avec le secteur privé. Elles doivent mettre en place des comités dexperts externes (entreprises, une autre Agence, universités, associations…) qui aideront à la définition des thèmes porteurs de concours, ou procéderont aux évaluations nécessaires, et apporteront une assistance technique. Le design du concours peut varier : forme de la compétition (à un tour, à plusieurs tours), possibilité de collaboration des équipes concurrentes entre elles ou non. Les critères de sélection et dévaluation sont multiformes. La politique de propriété intellectuelle est élaborée par chaque Agence qui décide de la voie à suivre pour traiter les transferts de droits. Sur ce point, la gestion de la PI est ici différente de ce que nous avons vu précédemment avec Innocentive. Chaque Agence fixe ses propres règles. Enfin, les participants aux concours peuvent être soit des citoyens ou des résidents permanents américains soit des acteurs économiques (Brennan et Ali, 201226, Lakhani et Tong, 101201227, Master, 2008). Le business model de la plateforme est résumé dans la figure 2.

Création de valeur pour les seekers et solvers

Les seekers : Recevoir des solutions à des challenges sur des sujets technologiques et de société ; proposer des clauses de propriété intellectuelle ; sensibiliser différentes catégories de citoyens ; communiquer sur des sujets denvergure sociétale (climat, environnement…).

Les solvers : Proposer des solutions, se constituer en équipes, créer de nouvelles entreprises, se rendre visible.

Capture de la valeur par Challenge.gov

Les seekers : Lutilisation de la plateforme est gratuite pour les Agences ; les coûts supportés par les Agences sont les primes versées dans le cadre des concours.

Les solvers : Pas de frais pour participer aux challenges, mais ils peuvent dépenser des sommes importantes pour la mise en œuvre de leur solution.

Chaîne de valeur mise en place par challenge.gov

GSA assure la gestion du site ; propose des formations (webminar) via la plateforme du GSA (digital.gov) ; fournit des études de cas ; analyse les primes et concours pour la communauté de pratique (CoP) constituée de 730 managers dAgences Fédérales ; la CoP se réunit chaque trimestre ; permet aux Agences daccéder à la communauté des solvers ; propose de lexpertise technique aux Agences ; une boîte à outils pour développer les concours est mise à disposition.

Segment de marché

Les seekers : Lensemble des Agences Fédérales publiques et parapubliques ; défense, énergie, éducation, NASA…

Les solvers : Entreprises américaines, internationales, citoyens ou certaines catégories (lycéens, étudiants).

Valeur de réseau

Les seekers : Obtenir rapidement des solutions via des équipes non conventionnelles pour des défis technologiques ; lancer des défis sur des enjeux sociétaux de grande ampleur qui diffuseront leurs résultats dans la société.

Les solvers : Reconnaissance, création de start-up, emplois.

Stratégie

De plus en plus dAgences et de défis lancés (100 Agences et 875 concours) ; des défis pour tous types de publics.

Fig. 2 – Le BM de Challenge.gov. Source : Implementation of Federal Prize and Citizen Science Authority (2019)28 ; Liotard et Revest (2018) ; www.challenge.gov.

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Ainsi, lintermédiation de la plateforme Challenge.gov, incarnée par le GSA, semble moins élaborée que Innocentive. Si le GSA assure la fonction de matchmaker au travers de services fournis aux Agences, il nassure pas les fonctions de consultant et dévaluateur. En effet ce sont les Agences, à lorigine des concours qui endossent directement ces deux dernières fonctions. Dans ce contexte, les fonctions de consultant et dévaluateur sont exercées directement par les Agences Fédérales et répondent aux préoccupations de ces dernières. En dautres termes, les Agences sont à lorigine de la rédaction des défis, de la détermination de la forme et du montant de lévaluation des primes. Elles sont influencées lors de ces processus par leurs motivations, lobjectif principal étant lincitation à linnovation sur des domaines ciblés. Challenge.gov peut alors être considérée comme une plateforme « ressources » pour les Agences, leur fournissant toute laide nécessaire pour bien poster un concours, mais ne manageant en aucune façon lesdits concours.

Éléments danalyse et conclusion

Une analyse comparative des deux plateformes permet de mettre en évidence des caractéristiques communes et divergentes dans les modes de gouvernance et dorganisation des échanges. Que ce soit par la voie dune plateforme privée, ou par le biais dun site public, la forme du concours est suffisamment souple pour permettre la prise en compte de différents critères dans son architecture. Toutefois, la divergence des méthodes suivies par Innocentive et par Challenge.gov est à mettre en lumière, même si le format général dun concours est respecté (titre, résumé, date limite et montant de la prime). Innocentive propose une intermédiation poussée, socle de son business model, des règles fixes et un service payant pour le sponsor, à tous les stades de la relation. Elle contribue à sécuriser les transferts de propriété intellectuelle et à vérifier la faisabilité des solutions proposées par les internautes. La plateforme est au centre du dispositif. En revanche, challenge.gov ne suit pas dobjectif commercial. Lintermédiation est déléguée à un organisme gestionnaire qui assure essentiellement la fonction de matchmaker, en 103fournissant le support numérique. Les Agences ont directement la main sur les éléments cruciaux de larchitecture de leurs concours. Elles conservent donc le pouvoir de décision. Le but de la plateforme publique est donc doffrir une visibilité aux concours des Agences Fédérales à destination du public, dinciter et de guider linnovation. À la différence dInnocentive, Challenge.gov renvoie sur chacun des sites dédiés des Agences proposant les concours (ou en héberge certains directement). La plateforme publique se situe alors plutôt à la périphérie du concours (et non au centre comme Innocentive). Lintermédiation dInnocentive repose quant à elle sur la mise en œuvre de caractéristiques techniques (espace numérisé, blog, project room…) et de services. Lintermédiation de challenge.gov est réalisée par GSA et repose uniquement sur la mise en valeur, la formation et la diffusion de linformation sur les concours. Même si les fonctions du business model sont remplies pour chacune des plateformes, la chaîne de valeur déployée par lune et par lautre laisse clairement entrevoir une finalité purement commerciale pour Innocentive dans un dispositif central et sophistiqué de la plateforme, et une finalité périphérique de Challenge.gov dans un dispositif plus simple et tourné vers la formation et laide aux Agences. Un prolongement de ce travail consisterait à conduire une réflexion sur les notions de business Model public et de valeurs « publiques ».

Isabelle Liotard

Université Paris 13

Valérie Revest

Université Lyon 2

1 Jean-Claude Rochet et Jean Tirole, « Two-sided markets : a progress report », the RAND Journal of Economics, 35(3), 2005, p. 645-667.

2 Henry Chesbrough, Open innovation : a new paradigm for understanding industrial innovation, in Chesbrough, H., Vanhaverbeke, W., West, J., (Ed) Open innovation, researching a new paradigm, Oxford University Press, 2006.

3 Ines Mergel, “Open innovation in the public sector : drivers and barriers for the adoption of Challenge.gov”, Public Management Review, 2017, p 726-745.

4 Innovation ouverte, distribuée ou partagée.

5 Eric Von Hippel, Democratizing innovation, Cambridge, Massachusetts, the MIT Press, 2005.

6 Jeff Howe, Crowdsourcing : why the power of the crowd is driving the future of business, New York, Crown Publishing Group, 2008.

7 Microsoft, Google, Philips, BMW, Orange… en sont quelques illustrations.

8 Sophie Renault, « Crowdsourcing : la nébuleuse des frontières de lorganisation du travail », RIHME, 2(11), 2014, p. 23-40.

9 Eric Schenk, Claude Guittard, « Towards a Characterization of Crowdsourcing Practices », Journal of Innovation Economics, 7(1), 2011, p. 93-107.

10 On peut citer le British Longitude Prize en Angleterre qui a permis daméliorer le système de navigation, ou bien le concours lancé par Napoléon Ier visant à trouver un système de préservation des aliments (Adler 2011).

11 Jonathan Adler, « Eyes of a climate prize : rewarding energy innovation to achieve climate stabilization », Harvard Environmental Law Review, vol. 35, 2011, p. 1-45.

12 Suzanne Scotchmer, Innovation and incentives, Cambridge, Massachussetts, The MIT Press, 2006.

13 William Master., Accelerating innovation with prize rewards : a history and typology of prize contexts, with motivation for a new contest design, Purdue University, WP, 2008.

14 Thomas Kalil, Prizes for technological innovation, The Hamilton Project, The Brookings Institution, December, 2006.

15 Stephen Maurer, et Suzanne Scotchmer, Procuring Knowledge, in Libecap, G.D., (Ed) Advances in the study of entrepreneurship, Innovation and Economic Growth, vol 15, 2004, JAI Press (Elsevier Science)

16 Isabelle Liotard, Valérie Revest, Innocentive, vers un modèle hybride dintermédiation de linnovation sur Internet, in Coriat, B. (Ed) La crise de lidéologie propriétaire et le retour des communs, Les Liens qui Libèrent, 2015.

17 Kevin Lakhani et Jill Panetta, « The principles of distributed innovation », Innovations, summer, 2007, p. 97-112.

18 C. Bessy et P.M. Chauvin, « The power of market intermediaries : from information to valuation processes », Valuation Studies, 1(1), 2013, p. 83-117.

19 C. Zott et R. Amit, « Business model design : an activity system perspective », Long range planning, 43(2-3), 2010, p. 216-226.

20 Nicolai Foss et Tina Saebi, Business models and business model innovation : Bringing organization into the field, in N. J. Foss & T. Saebi (Eds.), Business model innovation : The organizational dimension, Oxford University Press, 2015.

21 Henry Lopez-Vega et Wim Vanhaverbeke, How innovation intermediaries are shaping the technology market ? An analysis of their business model, no 20458, ESADE Business School, 2009.

22 Thomas Kalil, Grands Challenges, Office of Science and Technology Policy, Executive Office of the President, 2012.

23 Kevin Desouza et Ines Mergel, « Implementing open innovation in the public sector : the case of challenge.gov », Public Administration Review, vol. 73, 2013, p. 1-9.

24 Ines Mergel, Stuart Bretschneider, Claudia Louis et Jason Smith, The challenges of challenge.gov : adopting private sector business innovations in the Federal Government, 47th Hawaii International Conference on System Science, IEEE computer society, 2073-2082, 2014.

25 Le Government Accountability Office est lorganisme daudit, dévaluation et dinvestigation du Congrès des États-Unis chargé du contrôle des comptes publics du budget fédéral des États-Unis.

26 Timothy Brennan, Molly Macauley et Kate Whitefoot, Prizes, patents and technology procurement : a proposed analytical framework, Discussion Paper, Resources for the future www.rff.org, May, 2012, p. 11-21.

27 Kevin Lakhani et Raymond Tong, Public–private partnerships for organizing and executing prize-based competitions, WP no 2012-13, Berkman Center for Internet & Society at Harvard University, 2012.

28 https://www.whitehouse.gov/wp-content/uploads/2019/06/Federal-Prize-and-Citizen-Science-Implementation-FY17-18-Report-June-2019.pdf