INTRODUCTION

Ce numéro huit d’Études Digitales inaugure une série de deux dossiers consacrés aux transformations économiques actuelles. Dans cette perspective, le premier dossier est plus précisément consacré au phénomène des plateformes qui constitue une des manifestations les plus visibles des mutations du capitalisme digital depuis les deux dernières décennies.

Les plateformes sont aujourd’hui pratiquement dans tous les domaines d’activité, que ceux-ci concernent les biens ou les services. Si certains acteurs, comme Uber ou Airbnb, se sont fait reconnaître pour emblématiques de cette dynamique, celle-ci couvre un spectre bien plus large. Dans la ligne des premières utilisations d’Internet, porteuses d’utopies, on a tout d’abord donné ce mouvement de plateformisation pour un des signes de l’émergence de l’économie du « partage » : la mise en commun de ressources entre les prestataires et les utilisateurs permettrait de court-circuiter les intermédiaires selon une logique de peer to peer. En réalité, nous avons assisté à toute autre chose : l’avènement d’une nouvelle forme d’entreprise digitale. Numériser les échanges ne consiste donc pas seulement à reproduire, au sein d’un environnement digital, des conditions économiques connues ; la circulation des flux de données a en effet fondamentalement modifié la création et la distribution de valeurs et partant la régulation du marché en son ensemble. Jacques Ellul, dès la fin des années quatre-vingt, mettait en garde dans son ouvrage Le bluff technologique, contre l’illusion d’une certaine transparence que permettraient les réseaux démocratiques et décentrés présentés sur le modèle des « rhizomes » chers à Gilles Deleuze. Il rappelait que, dans un réseau d’apparence non hiérarchisé, la position dominante ne s’établit pas par le truchement d’une hiérarchie entendue au sens traditionnel mais par la capacité de certains acteurs à organiser les informations et à réguler les flux qui s’y déplacent. Une plateforme est ainsi d’autant plus puissante qu’elle parvient à capter et à concentrer l’ensemble des flux d’informations et qu’elle devient incontournable pour les différents acteurs qui y échangent. Trois décennies plus tard, le paysage 12paraît largement transformé au regard des espoirs d’inspiration libertaire que nourrissaient les pionniers de l’Internet.

Les plateformes ne sont donc pas seulement un simple dispositif logistique mais, plus fondamentalement, un lieu de circulation d’informations affranchi des institutions qui organisaient les échanges du « monde d’avant ». En ce sens, les plateformes supposent d’investir massivement dans des infrastructures informationnelles et posent par conséquent la question de leur impact sur l’économie « réelle », y compris sur les moyens de production au sens le plus classique du terme. De même, elles exercent une influence, qui reste à évaluer justement, sur des pans entiers de la vie sociale. C’est donc à cette mutation que nous consacrons ce nouveau numéro d’Études Digitales ; réflexion qui sera poursuivie, dès le prochain numéro, avec la présentation d’un dossier consacré au Capitalocène.

Le dossier thématique de ce numéro est dirigé par Franck Cormerais et Philippe Béraud. Il se complète d’un entretien avec Michel Bauwens. Théoricien du pair à pair et acteur majeur de la Fondation P2P, ce dernier est l’auteur de contributions fondamentales sur la question. Au fil de son travail, il développe une analyse des biens communs informationnels. Sous la rubrique « Varia », Anne Alombert propose une critique pharmacologique du capitalisme numérique à l’ère de l’Anthropocène. Elle envisage les transformations économiques et technologiques qui permettraient de passer du modèle disruptif et toxique dominant à des modèles contributifs susceptibles de reconstituer la « puissance » publique. La rubrique « Index », coordonnée par Daphné Vignon et Armen Khatchatourov, en écho aux tonalités critiques qui traversent ce numéro, fait place à des recensions d’ouvrage qui portent un regard particulièrement tranché sur le monde d’aujourd’hui. Enfin, dans la rubrique « Institutions », Olivier Le Deuff présente le projet de recherche financé par l’ANR qu’il conduit actuellement autour du Mudaneum de Paul Outlet… Manière de renouer avec le souffle utopique qui a inspiré la création du web ?

Franck Cormerais

Jacques Athanase Gilbert

Armen Khatchatourov

Daphné Vignon