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Classiques Garnier

Acts

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Études digitales
    2019 – 2, n° 8
    . Les plateformes
  • Authors: Loty (Laurent), Chauveau (Carmina)
  • Pages: 207 to 213
  • Journal: Digital Studies
  • CLIL theme: 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN: 9782406104971
  • ISBN: 978-2-406-10497-1
  • ISSN: 2497-1650
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10497-1.p.0207
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 06-15-2020
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
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ACTES

Lenfer du digital et le bonheur de léphémère

Gabriel Naëj, Ce matin, maman a été téléchargée, Buchet-Chastel, Paris, 2019, 224 pages. ISBN : 978-2-283-03204-6.

Une mère franchement autoritaire et vraiment intrusive se fait télécharger, grâce à une méthode encore assez expérimentale, dans le corps dune « pulpeuse » destinée à servir son fils à domicile. Ce faisant, elle lempêche dautant plus de vivre librement sa vie et ses amours que, dans ce futur relativement proche, chacun peut savoir ce que quiconque doté dune paire de lunettes active est en train de faire, en captant en direct ou en différé les sensations perçues par cette personne. Il sagit dune sorte dextension illimitée, à la fois interindividuelle et étatique, de la surveillance de la vie privée, déjà esquissée de nos jours.

De la lecture de ce récit surgit le plaisir retrouvé que procurent les nouvelles dAsimov sur les robots : la parabole psychologique et anthropologique permise par lépure dun récit apparemment simple ouvre finalement le chemin à une méditation parfois abyssale sur la nature humaine. Cet appel à la méditation est toutefois modulé par lhumour et par les clins dœil faits au lecteur, lequel, dune manière ou dune autre, avait bien déjà vaguement pressenti dans sa vie ce que la parabole prend en charge, ce à quoi elle tente de donner du sens en linscrivant dans un récit. Il sagit de lhumaine condition : des limites de la conscience et de lintelligence, des dangers dune technique qui nous dépasse, de la folie quil y aurait à se rêver immortel. Et puis, aussi, des difficultés à faire son deuil des êtres à la fois aimants et trop aimants que sont souvent les mères.

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Cependant, la méditation grave ou le sourire amusé ne portent pas, comme chez Asimov, sur les enjeux anthropologiques soulevés par la robotique et lintelligence artificielle. Car ici la place du robot nest pas tenue par une machine dont lintelligence artificielle serait en partie analogue à celle de lêtre humain. Elle est tenue par une intelligence ou une âme humaines, faites démotions, de sentiments, de désirs, que lon a extirpées de son corps et de ce qui est nécessairement lié à ce corps : la sensation, le besoin de se nourrir, la fragilité et la bien fatale mortalité.

Voilà que lon a extirpé cet esprit de tout ce qui, pour un matérialiste, est à lorigine de lintelligence ou de lâme. De lhumanité. Extirpé puis réincorporé dans un corps artificiel. Lexpérience de pensée, ici vécue par le personnage de la fiction, est apparemment inverse à celle que propose Asimov : non plus une intelligence artificielle mais un corps artificiel. Mais elle est surtout très différente. Cest celle de la confrontation à labsence de la limite majeure : la mort, et à labsence de cette autre perte qui est une essentielle condition de notre vie : loubli.

Louvrage est donc dabord une parabole sur la mort en ce quil imagine un monde dans lequel le corps meurt mais où lâme ou lesprit deviennent éternels par le truchement dun téléchargement dans un corps artificiel. Michèle, la mère de Raphaël, ne meurt pas. Elle quitte son corps, puis en prend un autre. Autant dire quelle nest plus un être humain, ni même un être vivant, mais une âme comme ont pu limaginer les religions ou comme la religiosité du transhumanisme peut à son tour la fantasmer. La vraie leçon ne porte peut-être pas vraiment sur les folies ou les dangers du transhumanisme, mais sur linhumanité dun esprit sans corps et sur ce paradoxe étonnant : si la mort est un déchirement, cest bien la vie sans la mort qui serait insupportable.

Mais le roman est peut-être davantage une parabole sur loubli : Juliette, la fleuriste avec laquelle Raphaël, le narrateur, tente de vivre en cachette, loin dune mère trop éternellement présente, a bien du mal à sempêcher denregistrer ce quelle a vécu avec son amant, au risque de permettre à Michèle de savoir tout ce que vit le jeune couple. Plus dinstant présent et immédiatement vécu sans un enregistrement qui permette de le revivre. Limmortalité est un enfer pour Raphaël, mais nous savons tous quelle est une fiction impossible. Reste la vraie question de lenregistrement de notre présent, qui tente dannuler son tragique bonheur, sa disparition immédiate. Reste lintrusion des techniques et 209du profit dans le vivant, et le faux bénéfice – le véritable risque – de ne plus savoir le caractère éphémère de la vie.

Pourquoi Raphaël est-il tant séduit par la fleuriste ? Pourquoi offre-t-on des fleurs coupées ? Probablement pas parce quainsi les fleurs repoussent, mais plutôt parce que leur véritable beauté est dans la brièveté de leur vie. Nul ne verra jamais une âme téléchargée, parce que lâme nest rien sans son propre corps. Mais nous avons tous déjà pris des photos, enregistré des sons, filmé des images de notre vie. Le smartphone et les réseaux sociaux ont amplifié le processus dun archivage du présent à une telle vitesse que nous navons peut-être pas encore compris que, par-delà le rêve impossible de ne plus mourir, nous risquons déjà de ne plus connaître, à chaque instant, le bonheur et la douleur de la vie si brève des fleurs coupées.

Laurent Loty

Historien de la littérature
et des idées scientifiques
et politiques au CNRS

Centre détude de la langue
et des littératures françaises, CNRS-Sorbonne Université

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Ecce homo captivus, ou la rébellion permanente

Hervé Krief, Internet ou Le retour à la bougie, Éditions Quartz, Paris, 2018, 96 pages.

Lauteur, Hervé Krief, nest pas un universitaire. Il nest pas un scientifique. Et il nest le porte-parole daucun mouvement. Pourtant 210ce livre est un manifeste. Il ne sinscrit dans aucun « -isme » : cest un cri du cœur. Un appel de détresse quil lance à ses contemporains pour « éteindre Internet et les écrans avant quils nous éteignent… définitivement ». Il sagit là du sous-titre de cet opuscule qui révèle les fausses promesses de la « technoscience » et des pièges de liberté et dépanouissement qui nous sont tendus : « la soumission volontaire et heureuse de tous ».

Outre sa brièveté, loriginalité de sa forme tient dans sa tonalité nietzschéenne, dans sa structure fragmentaire ainsi que dans les trois types de sources, clairement identifiables, quil vient tresser pour donner corps aux treize chapitres. Tout dabord, Hervé Krief livre un grand nombre de citations dauteurs avec lesquels il partage une vision désespérée de la logique qui meut nos organisations socio-économiques : sociologues, historiens, théoriciens du net, collectifs prônant la déconnexion, dont les textes sont publiés dans une kyrielle de maisons dédition indépendantes.

Ensuite, louvrage égraine un chapelet danecdotes et de témoignages, situés géographiquement et précisément datés. Une telle abondance relève dun évident parti pris de la part de lauteur : cet ancrage dans le monde réel est lexact opposé de ce que sont les interfaces de linternet et de lactivité qui fluctue sur ses infrastructures. Tous ces instantanés pris sur le vif dépeignent un quotidien envahi par les écrans : les sportifs amateurs obéissant à ce que leur dicte une tablette fixée au bras, les adolescents passant la journée côte à côte les yeux rivés sur leurs écrans respectifs, les chanteurs dun soir dont la mémoire est vide et se réfèrent au Net pour obtenir les paroles, etc.

Enfin, des exposés factuels viennent sentremêler avec les témoignages et les citations : des synthèses critiques de la réalité historique de domaines socio-économiques envahis par la technologie. Selon lorganisation thématique des chapitres, ces paragraphes théoriques vont de considérations sur les infrastructures de linternet jusquaux ravages environnementaux quelles provoquent et aux effets quelles ont sur lintimité la plus chère des « femmécran » et « hommécran » que nous serions devenus.

« Il suffirait de prendre les bons côtés de linternet et de refuser le reste » : à cette proposition naïve lauteur oppose une fin de non-recevoir. Pour lui, tout est mauvais dans lère technologique qui est la nôtre. Y compris « les logiciels libres et toutes les tartufferies qui évoquent un horizon libéré par la gratuité et le partage », car eux aussi sappuient 211sur la technologie et les infrastructures régentées par la Silicon Valley. Lauteur dénigre tout autant ces « inventions » que sont léconomie circulaire, le recyclage, les labellisations « bio » et autres vanités de « consomacteurs avides de garanties que seule lindustrie est capable de leur fournir, puisque cest elle qui en a forgé les concepts ». Dans le même mouvement, lauteur critique les altermondialistes et les écologistes, qui communiquent et agissent sur le Net sans jamais remettre en cause cet outil.

Ce que regrette lauteur, cest la sacralisation du progrès scientifique présenté comme une évidence et labandon complet de la critique « des machines et du monde technologique ». Dans cette perspective, selon lauteur, les syndicats, les congés payés, la sécurité sociale ne sont quun baume doux-amer passé sur les masses travailleuses pour mieux les imprégner des valeurs du progrès scientifique promu par le grand capital. Car, la nouvelle forme de consentement et daliénation sociale propre à notre siècle numérique est due « à lavènement du marxisme au xixe, à la société de consommation au siècle suivant et enfin à laube du xxie à la chute du mur de Berlin qui marque le triomphe du capitalisme ». Et à chacune de ces étapes, cest une grande partie de ce qui faisait lhumain qui disparaît.

Dabord, se sont perdus les savoir-faire avec lapparition des premières machines-outils industrielles et la taylorisation. Ensuite, au xxe siècle, le savoir-vivre ensemble sest délité avec la société de consommation. Maintenant, cest la perte du savoir penser qui nous gagne : nos appareils font pour nous leffort de mémorisation et de calcul mental, ils canalisent notre attention à leur profit, délimitent les champs des possibles, dessinent les routes de limaginaire, bref, formatent la pensée pour fabriquer des individus semblables et identifiables. « Les luddites brisaient les machines en entraînant tout un peuple de maltraités et daffamés avec eux. Aujourdhui les machines numériques sont accueillies avec indifférence et sans aucune retenue ».

Dautant plus que, si les luddites combattaient pour leur autonomie, on ne peut aujourdhui intervenir sur linfrastructure de linternet, ni combattre la logique qui introduit linformatique et la connexion à la toile dans tous les domaines professionnels, des loisirs et de lintime : depuis léleveur de brebis dont on exige quil équipe ses animaux de puces électroniques jusquaux écoles maternelles quon dote de tablettes, 212en passant par les contrôleurs de la SCNF bardés de boîtiers, lecteurs et autres terminaux connectés, on se heurte à un outillage omniprésent, proprement envahissant, à mesure que lon suit lauteur en Ardèche, en Vendée, en Bretagne, à Paris où il réside.

Citant Evgeny Morozov (Pour tout résoudre, cliquer ici), lauteur perçoit notre ère technologique comme une réalité profondément totalitaire et les téléphones portables comme des « gadgets de destruction massive ». Il décrit comment a pu agir, à chacune des étapes de la destruction des savoir-faire artisanaux, du savoir vivre ensemble et du savoir penser, le germe de la concentration des pouvoirs. À lappui dHartmut Rosa (Accélération. Une critique sociale du temps), ainsi que dOlivier Rey (Une question de taille), il montre combien « la vitesse, la force financière et le désir dhégémonie sont valorisés ». Et dans ce mouvement daccélération permanente, comme nous navons plus le temps de cuisiner, ni de prendre soin de nous ou de rendre visite à des amis, la machine fait tout pour nous. Et peu importe quelle envoie nos données intimes au plus offrant : elle a obtenu « la dépossession des humains deux-mêmes ». Cest que, sous la haute autorité de lÉtat, la société de consommation de masse a permis lenvahissement « de notre quotidien par des objets polluants qui réussissent la gageure de nous infester le corps et de détruire notre âme ».

Daprès lauteur, ont disparu de nos vies la singularité, lémotion, limprévisible, dans le même temps quautrui se trouve disqualifié comme interlocuteur au profit de la machine. Nous serions des individus privés dintériorité, avec pour seule subjectivité le produit de ladaptation aux sollicitations de notre environnement connecté. « Le plaisir de la connexion immédiate et du narcissisme ont ainsi pris la place de notions liées à une continuité de lhumain telles que mémoire, fidélité, opiniâtreté, responsabilité ».

Face à ce tableau de fin du monde, et alors que lauteur salarme de voir « quels enfants nous laissons à ce monde », comment envisager la suite ? Dans la veine nietzschéenne qui linspire, il faut daprès lui savoir repérer et combattre la volonté de puissance de la technologie capitalistique. Refuser la science et même lécologie telle quelle sorganise aujourdhui, pour retourner à une vie en communauté, faite de labeur, dentraide, de troc et de sobriété. Sa tentation obscurantiste étant assumée, il prône un véritable « retour à la bougie », le boycott de lInternet et de la technologie connectée dans tous les secteurs de la vie. Sa position 213est offensive, on le sent prêt à repousser les critiques. À commencer, peut-être, par un choix partial de citations et une vision de lhistoire qui désacralise le progrès et consacre le héros oublié : Ned Ludd.

Hervé Krief est musicien professionnel, né en 1967. Sa carrière de guitariste de jazz la conduit à se produire sur un grand nombre de scènes françaises et internationales. En 2014, son album Toi qui marches infléchit son activité vers la cause militante contre lordre capitaliste et productiviste. Aujourdhui Hervé Kreif a renoncé aux représentations sur les grandes scènes pour sinstaller dans un éco-village de la Creuse et jouer de la musique dans des conditions strictement acoustiques, à une échelle qui se limite aux lieux accessibles en train. Dans ce livre il se présente comme professeur de musique.

Carmina Chauveau

Université de Nantes