Les Youtubeurs, ces témoins ordinaires d’évènements extraordinaires
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2019 – 1, n° 7. Youtoubeurs, youtubeuses : inventions subjectives - Auteur : Schmitt (Laurie)
- Résumé : Cet article envisage des youtubeurs spécifiques que sont les témoins ordinaires d’évènements extraordinaires. Qu’ils soient victimes d’évènements – catastrophes (séismes ou inondations) – ou touristes, spectateurs inopinés d’aurores boréales, ils partagent leurs expériences vécues sur Youtube. Mais qui sont ces « témoins oculaires » d’un genre nouveau ? Quelle est l’esthétique de leurs productions audiovisuelles ? Quelles sont leurs compétences ? Quel est leur public ? Quel en est l’enjeu pour Youtube ?
- Pages : 195 à 213
- Revue : Études digitales
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- EAN : 9782406104193
- ISBN : 978-2-406-10419-3
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10419-3.p.0195
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/04/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Youtubeurs, témoignage, expérience, compétence, public
Les youtubeurs, ces témoins ordinaires d’évènements extraordinaires
« La polysémie – encouragée – du terme “Youtube” […] désigne dans la terminologie de la firme – terminologie reprise par les internautes – tout à la fois un site internet, une plate-forme/service de diffusion audiovisuelle, une société, une marque commerciale, mais également une “communauté” (nommée par la suite les “youtubers” pour distinguer le site des acteurs du site), voire une pratique suivant un usage métonymique1 transformant le substantif en verbe2 ». Si le terme Youtube est polysémique, il en est de même pour celui de youtubeurs qui désigne tour à tour : journalistes, documentaristes, médias, entreprises, citoyens, amateurs, artistes, experts beauté, gamers, geeks, etc. (comme le révèlent les expressions employées dans la Youtube Creator Academy). Dans la panoplie d’ugc (User Generated Content) existants sur Youtube, cet article envisage des youtubeurs spécifiques : les « témoins ordinaires » d’évènements extraordinaires. Le terme de « témoin » est utilisé en référence à Renaud Dulong qui définit le témoignage oculaire comme « un récit autobiographiquement certifié d’un évènement passé, que ce récit soit effectué dans des circonstances informelles ou formelles3 ». L’expression « ordinaire » fait écho, quant à elle, à Michel de Certeau qui s’intéresse à « l’homme ordinaire. Héros commun. Personnage disséminé. Marcheur innombrable4 ». En s’intéressant aux 196héros anonymes, il abandonne « les acteurs possesseurs de noms propres et de blasons sociaux pour se tourner vers le chœur des figurants massés sur les côtés, puis se fixer enfin sur la foule du public5 ». Les individus envisagés sont plus spécifiquement des témoins, qui voient leur quotidien bousculé par des évènements extraordinaires. Ils sont majoritairement des youtubeurs « d’un jour » ; il s’agit souvent de leur seule vidéo postée sur leur chaîne. Qu’ils soient victimes d’événements-catastrophes (séismes ou inondations) ou touristes, spectateurs inopinés d’aurores boréales, astronomes amateurs, ils partagent leurs expériences vécues sur Youtube. Mais qui sont ces « témoins oculaires6 » d’un genre nouveau ? Quelle est l’esthétique de leurs productions audiovisuelles ? Quelles sont leurs compétences ? Quel est leur public ? Quel en est l’enjeu pour Youtube ?
Nous faisons l’hypothèse que ces youtubeurs se présentent comme des « médiateurs », au sens d’intermédiaires supplémentaires intervenant dans le processus d’écriture et de réécriture de l’information. En allant plus loin, Youtube, en tant qu’« intermédiacteur7 », se positionne comme un acteur central de la construction sociale des récits d’expériences. Pour Bernard Miège, « cette catégorie permettrait d’identifier les quelques acteurs monopolistes de la distribution en ligne et des réseaux sociaux qui, grâce à la puissance économique et socioculturelle qu’ils ont récemment acquise, en viennent à prendre part y compris à la production culturelle8 ».
D’un point de vue théorique, cette recherche, menée en sciences de l’information et de la communication, croise les apports d’approches sémiotiques des images9, sociologiques des pratiques culturelles amateurs10 197et enfin socio-économiques des « nouveaux intermédiaires11 ». Cette articulation permet d’inscrire les productions audiovisuelles réalisées selon les pratiques des youtubeurs, d’une part, et, d’autre part, dans le contexte d’un élargissement médiatique. Qui sont lesdits « youtubeurs » et quelles sont leurs pratiques ? Ce sont des individus ordinaires, des témoins d’un événement, des passionnés de photographies, des spectateurs qui compilent des vidéos ou des photographies existantes, mais ce sont aussi des médias traditionnels diffusant sur Youtube des contenus réalisés pour la télévision ou des vidéos créées spécifiquement pour la plateforme afin de maximiser et d’optimiser leur audience (voir les conseils donnés dans la Youtube Creator Academy, cours « Créer une chaîne d’actualités »). Dans ce contexte, individus ordinaires ou professionnels (journalistes) peuvent les uns comme les autres être des témoins présents sur les lieux quand les phénomènes naturels qui intéressent notre étude adviennent. Autre point commun : ils ne partagent pas directement leur témoignage vidéographique avec un public mais passent par l’intermédiaire d’une plateforme : Youtube. « Du point de vue des marchés, la relation entre producteurs et consommateurs est désormais supposée directe, ou en tout cas moins encombrée d’intermédiaires (d’agents sociaux s’interposant et accaparant une part de la valeur générée)12 ».
Youtube se présente en réalité comme un lieu réunissant des productions et des acteurs très variés ; il n’est pas seulement un vivier de nouveaux talents, à l’image des Norman, Cyprien ou autres. Ce constat souligne ainsi une complexification des marchés, notamment médiatiques, où Youtube se construit une place de choix et s’introduit comme un intermédiaire incontournable entre témoins, médias et publics. Dès lors, les « micro-récits » enregistrés à l’aide de smartphones, appareils photographiques ou caméras peuvent être valorisés auprès des marques et annonceurs par Youtube comme des « micro-moments » permettant à 198ces derniers de capter des données. En effet, Youtube indique : « Comme les utilisateurs consultent Youtube pour effectuer des recherches, les créateurs, les marques et les annonceurs peuvent tirer parti de ces micro-moments. » (Youtube Creator Academy, cours « Fonctionnement de Youtube »). Youtube devient un intermédiaire supplémentaire entre témoins et publics et complexifie les relations à l’œuvre dans le processus d’information, en diffusant des informations en dehors des médias en place mais aussi en « coopétition » avec ces derniers.
Pour interroger cette « sophistication » des médiations, nous nous appuyons, d’un point de vue méthodologique, sur une analyse qualitative et quantitative de contenus, c’est-à-dire de vidéos postées sur Youtube suite à des phénomènes naturels (séismes, inondations et aurores boréales). Plus précisément, notre corpus rassemble 175 vidéos du séisme de l’Aquila en 2009 en Italie, 198 vidéos publiées durant les inondations qui, en France, ont touché le Var en 2010 et 2011. Nous avons retenu les vidéos qui ont été postées dans les trois jours suivants ces deux événements. Enfin, nous appuierons notre analyse sur 63 vidéos d’aurores boréales tournées à Tromsø en Norvège et datant de 201413. Les indicateurs pris en compte sont : le type de production, la forme et le format, la durée, la personne qui a posté la vidéo, le contenu, le son, les catégories référencées, le nombre de vues, etc.
Notre article se structure en deux temps. Nous verrons dans un premier temps comment les youtubeurs ici étudiés, dotés de compétences, développent des « arts de faire14 » autour des images. De manière artisanale, ils proposent des images brutes (tournées par des amateurs ou issues de caméras de surveillance) mais façonnent aussi des vidéos hybrides, mêlant contenus professionnels et amateurs, images fixes (photos, dessins) et animées. Cette production diverse émane des activités de captation, de création et de diffusion des youtubeurs.
Nous identifierons dans un second temps comment ces youtubeurs, vidéastes ordinaires, (re)produisent, grâce à l’image et au son, l’expérience vue, vécue ou visionnée. Dans cette perspective, nous verrons comment 199ces vidéastes ordinaires « braconnent » dans la forêt que constitue Youtube, bricolent images et sons, développent des pratiques de mise en ligne, de mise en récit et de mise en public(s).
Les youtubeurs, des « experts par en bas »
Les youtubeurs se dessinent comme des « experts par en bas15 » – expert au sens de celui qui s’est « rendu habile par l’expérience16 ». En effet, les youtubeurs étudiés ici convoquent des compétences acquises par l’expérience et la pratique. L’expertise requise se décèle dans les activités de captation, de création mais aussi de diffusion qu’ils mettent en œuvre. Mais quels sont, plus précisément, les « arts de faire » de ces individus autour des images d’évènements extraordinaires ?
Des activités de captation
Certains youtubeurs proposent des images brutes, au sens où elles sont tournées par eux-mêmes et diffusées sans être montées et dont le son n’a pas été postsynchronisé. Sur l’ensemble des vidéos (amateurs et professionnelles) publiées dans les trois jours suivant l’événement, ces images représentent seulement 8,5 % des vidéos du séisme de l’Aquila, contre 64 % de celles des inondations dans le Var en 2010 et 56 % de celles des inondations dans le Var en 2011. Parmi les vidéos spécifiquement postées par des youtubeurs ordinaires, elles sont là aussi largement majoritaires lors des inondations dans le Var, comme le reflète le tableau ci-dessous.
Youtubeurs ordinaires |
Aquila 2009 |
Var 2010 |
Var 2011 |
Tromsø 2014 |
Vidéos brutes |
24,5 % |
84,6 % |
78,8 % |
0 % |
Fig. 1 – Des images brutes.
200Comment expliquer cette forte présence d’images brutes lors d’épisodes hydrométéorologiques ? Sans doute rendent-elles compte d’évènements locaux voire hyper locaux. Ces inondations ont touché une diversité de communes où les journalistes n’étaient pas forcément présents. Nous avons pu énoncer des constats similaires à propos de photographies amateurs publiées sur CitizenSide : « La particularité du site est d’éditer principalement des images d’actualités régionales ou d’évènements “micro”, “hyper” ou “ultra” locaux (selon les rédacteurs en chef) : “la féria de Pâques à Arles”, “La foire au pain d’épices à Amiens”, etc.17 ». Sur Youtube, les images filmées des inondations dans le Var en 2010 ont été tournées à Draguignan, Cotignac, Lorgues, Taradeau, Vidauban, Saint Aygulf, Trans, Le Luc, Hyères, Le Muy, Pont d’Aups, etc. Ajoutons que ces images sont de courte durée, allant en moyenne de 1 minute 13 à 1 minute 47 selon les évènements (voir tableau no 2).
Youtubeurs ordinaires |
Aquila 2009 |
Var 2010 |
Var 2011 |
Vidéos brutes |
1 minute 47 |
1 minute 13 |
1 minute 30 |
Fig. 2 – Durée moyenne des vidéos brutes.
En revanche, les vidéos brutes sont inexistantes pour les aurores boréales. Ce phénomène naturel est difficile à capter et nécessite des compétences, notamment une expertise technique. Les amateurs, fins connaisseurs des appareils photographiques et des logiciels de postproduction, proposent notamment des time lapse, c’est-à-dire des photographies accélérées. Pour capter une aurore, l’opération consiste à figer le phénomène naturel à l’aide d’un appareil photographique puis à animer ces images pour reconstruire le mouvement. Par leur expertise technique, les youtubeurs rendent ensuite spectaculaire l’image en saturant les couleurs. Ainsi manipulent-ils les images a priori grâce aux paramétrages de l’appareil photographique et a posteriori grâce à des logiciels de production et de postproduction. Les images captées ne sont pas brutes, comme résultant d’une prise mécanique de l’appareil d’enregistrement, mais modifiées par l’intervention calculée 201de l’individu. Mais qui sont, plus précisément, ces individus ? Il s’agit notamment de touristes (59 %), d’astronomes amateurs (23 %) ou de passionnés de photographies (12,8 %), comme le révèlent les comptes de ces youtubeurs ordinaires.
Pour les aurores boréales, l’esthétique apportée aux images n’est pas l’affaire des artistes ou des scientifiques. Les aurores prennent des couleurs multiples : vert, bleu, rose, jaune, violet… Or, le spectaculaire d’une aurore, d’un point de vue scientifique, ne réside pas dans sa couleur mais dans son étendue. Les images d’aurores sur Youtube, sont donc une reconstruction du réel, dans une recherche non pas d’authenticité mais de cohérence et de vraisemblance. Elles sont de l’ordre de la « vérité construite » et non de la « vérité terrain », pour reprendre une terminologie d’astrophysiciens, au sens où elles ne servent pas à localiser les aurores.
Des activités de création
D’autres youtubeurs ordinaires façonnent des vidéos hybrides, mêlant contenus professionnels et amateurs, images fixes (photos, dessins) et animées. Ces images fabriquées peuvent durer en moyenne de 2 à 6 minutes selon les évènements.
Youtubeurs ordinaires |
Aquila 2009 |
Var 2010 |
Var 2011 |
Tromsø 2014 |
Créations audiovisuelles |
4 minutes 15 |
6 minutes 04 |
4 minutes 02 |
2 minutes 06 |
Fig. 3 – Durée moyenne des créations audiovisuelles.
Lors de séismes ou d’inondations, diaporamas sonores, faux journaux télévisés, mix d’images professionnelles tels des zappings, ou encore montages souvenirs sont bricolés. Parmi l’ensemble des productions audiovisuelles réalisées par des individus ordinaires, les montages représentent 26,5 % pour le séisme de l’Aquila, 10,8 % en 2010 et 19,2 % pour les inondations dans le Var de 2011 et 15,4 % pour les aurores boréales de Tromsø. Les diaporamas sont particulièrement présents pour témoigner du séisme de l’Aquila puisqu’ils représentent 36,7 % des vidéos « amateurs », alors qu’ils sont quasi absents suite aux inondations. Enfin, des time lapse sont majoritairement créés dès qu’il s’agit de rendre 202compte d’aurores boréales ; ils représentent 69 % de la production des youtubeurs ordinaires.
Youtubeurs ordinaires |
Aquila 2009 |
Var 2010 |
Var 2011 |
Tromsø 2014 |
Diaporama |
36,7 % |
0 % |
2 % |
10,25 % |
Montages |
26,5 % |
10,8 % |
19,2 % |
15,4 % |
Time lapse |
0 % |
0 % |
0 % |
69 % |
Fig. 4 – Types de créations audiovisuelles.
Cette diversité de créations audiovisuelles est le reflet de logiques de réappropriation, d’altération et de transformation de la part des youtubeurs, logiques identifiées par des chercheurs tels que Laurence Allard autour des pratiques de remix, remake ou mashup d’images présentes sur le web18. Ces créations sont aussi une illustration des conditions de captation des images. Pour le séisme de l’Aquila, de nombreux contenus professionnels ont circulé, expliquant la prédominance de diaporamas les réutilisant. Pour les aurores, les modalités d’enregistrement et la nécessité de maîtrise technique justifient la large présence de time lapse.
Ces réalisations hybrides amènent à s’interroger sur les catégories traditionnelles d’images : vidéos, photos, dessins, images de synthèse, cartes, infographies, light painting, etc. Ces catégories ont-elles un sens ici dans la mesure où elles s’entremêlent dans les productions réalisées ? À titre d’exemple, 89 % des images d’aurores boréales contiennent des photographies, celles-ci pouvant être associées à des images de synthèse, des dessins ou des vidéos. Il est parfois difficile de différencier entre eux ces différents types d’images sans un œil expert, la diversité des statuts des images comme des producteurs n’étant pas forcément explicitée dans les descriptions données des vidéos, ni référencée au sein même des productions.
Des activités de diffusion
Les youtubeurs, enfin, sont dotés de compétences en termes de diffusion de contenus audiovisuels. Youtube se présente d’ailleurs, à travers 203son slogan, comme une plateforme où les individus peuvent diffuser par eux-mêmes des vidéos. Certains se font même seulement les diffuseurs de contenus réalisés par d’autres. D’aucuns mettent en ligne des images issues de caméras de surveillance. D’autres postent des images professionnelles, réalisées notamment par des médias classiques. Ceci est particulièrement significatif lors du séisme de l’Aquila en 2009 où 59 % des vidéos professionnelles ont été postées par des contributeurs ordinaires.
Ce constat soulève des questionnements juridiques. Dans quelle mesure un youtubeur peut-il diffuser ou utiliser du contenu réalisé par un média traditionnel sans l’autorisation de ce dernier ? Une fois les contenus postés sur la chaîne, il revient à la communauté de youtubeurs de signaler ceux d’entre eux qui devraient être retirés, au motif du non-respect des droits d’auteur par exemple. Toutefois, Youtube tolère la diffusion de certaines vidéos sans autorisation : « Par exemple, les utilisations destinées à la critique, à des commentaires, à la diffusion d’informations, à l’enseignement ou à la recherche sont considérées comme autorisées par la loi. » (Youtube Creator Academy, cours « Parcourez les autorisations relatives aux droits d’auteur »). Les images étudiées ici, au regard de leur caractère informatif, semblent relever de cette exception.
Sur Youtube se mêlent également personnes physiques et personnes morales, les médias devenant eux-mêmes des youtubeurs. En effet, les médias classiques (appartenant notamment à France Télévisions), les chaînes d’information en continu mais aussi les chaînes locales, les agences de presse ou encore les radios se positionnent sur Youtube, dans le temps court de l’actualité. Leur temps de résilience est très rapide. À rebours de certaines idées reçues, ce sont surtout ces chaînes qui proposent des vidéos du séisme de l’Aquila et non lesdits « amateurs », qu’ils soient victimes ou témoins. 69 % des vidéos postées sur Youtube dans les trois jours suivant le séisme sont celles de professionnels. On trouve des chaînes de télévision italienne tg1, tg2, tg3, CalabriaNews24, mais aussi cnn, parispresse.eu, cbs News, Associated Press, Euronews, AFP, France 24, etc. Contrairement à ce que laissent croire les discours des promoteurs du « web 2.0 », celui-ci ne permet pas de « libérer » la culture et l’information de son insertion industrielle et capitaliste, pas plus qu’il n’entraîne la fin des industries culturelles et de communication19. Ces 204dernières composent avec Youtube, cette entreprise du « web collaboratif » acquise par Google en octobre 2006 qui occupe une place quasi monopolistique. Plus précisément, elles cherchent à être présentes sur cette plateforme d’intermédiation.
Enfin, diffuser un contenu sur Youtube, ce n’est pas seulement créer un compte Google et une chaîne Youtube. C’est aussi associer le contenu à des catégories et des tags, titrer les vidéos et les décrire à l’aide de mots-clés. Dans les conseils donnés aux créateurs pour l’élaboration de « titres efficaces », il est indiqué : « Il est important de décrire précisément votre vidéo afin que les spectateurs sachent ce qu’ils vont regarder. » (Youtube Creator Academy, cours « Créer des miniatures et des titres efficaces »). Les vidéastes ordinaires indiquent pour les aurores boréales le mot-clé « aurore boréale » ainsi que la date, pour 48,71 % d’entre eux et le lieu pour 53,8 %. De la même façon les titres des vidéos du séisme de l’Aquila comprennent les mots « séisme » ou « tremblement de terre », la date pour : 48,9 % d’entre eux et le lieu pour 53 %. Les titres des vidéos postées sur Youtube par les médias traditionnels reprennent ces éléments ; il n’y a pas de différences significatives entre les uns et les autres. Les youtubeurs se doivent aussi de créer des miniatures, c’est-à-dire de sélectionner une image de leur film qui sera celle référencée et visible dans le player avant le lancement de la vidéo. Des compétences de diffusion en termes d’écriture, de référencement, de promotion et de maîtrise des métadonnées sont ainsi nécessaires pour optimiser la visibilité des vidéos.
Tous les youtubeurs créent une chaîne Youtube, condition sine qua non pour publier du contenu en ligne : « Avec un compte Google, vous pouvez regarder des vidéos, cliquer sur “J’aime’‘ et vous abonner à des chaînes. Cependant, sans chaîne Youtube, vous ne bénéficiez d’aucune présence publique sur Youtube. » (Youtube Creator Academy, cours « Créer une chaîne »). Une fois la chaîne créée, rares sont ceux parmi les vidéastes ordinaires qui l’alimentent. Seuls quelques-uns ont publié des vidéos lors de différentes inondations. De ce point de vue, la chaîne relève du passage obligé pour publier un contenu : il s’agit d’avantage de se doter d’un compte personnel plus que d’un espace où l’individu crée dans une logique de série ou de programmation régulière.
Ces chaînes, avant tout personnelles, dépassent très rarement le nombre de 500 abonnés. Elles ne peuvent prétendre ainsi à l’obtention 205d’une url personnalisée. En effet, les url des différents vidéastes ordinaires prennent souvent la forme : https://www.YouTube.com/channel/UC6fErZVuA0MAZ4D3PG3D6zg. Seuls quelques-uns ont le droit de choisir leur url, de type https://www.YouTube.com/user/ElColeccionistade.
Pour les youtubeurs ordinaires c’est en définitive l’occasion qui les conduit à capter, à créer ou à diffuser des vidéos. Témoins d’une expérience, ils l’enregistrent et la partagent sur la plateforme, rendant compte de leur présence sur les lieux20. Ils ne semblent en revanche pas ou peu motivés à se rendre réellement présents sur Youtube. En outre, qu’ils dévoilent leur identité civile ou utilisent un pseudonyme, ces individus demeurent des anonymes noyés dans le stock de vidéos.
Les youtubeurs, des « vidéastes ordinaires »
Les contributeurs ici analysés ont pour caractéristique d’être des « vidéastes ordinaires » davantage que des « amateurs ». Comme l’énonce Patrice Flichy à propos de Youtube et de Dailymotion : « Sur ces plateformes se rencontrent le monde des médias, souvent réapproprié par les fans, celui des amateurs et celui des vidéastes ordinaires21 ». Face à un événement qui se déroule devant eux, les youtubeurs l’enregistrent moins par goût ou par plaisir, comme le feraient les amateurs, que pour témoigner de leur expérience grâce aux appareils vidéographiques, photographiques ou téléphoniques dont ils sont dotés. Ces témoins ordinaires produisent des contenus spécifiques, autrement dit des vidéos (activité centrale de Youtube). Si ces réalisations se veulent audiovisuelles, elles sont néanmoins plus visuelles que sonores. Mais quels sont plus particulièrement les formes et formats des vidéos postées ?
La preuve par l’image
Le partage d’expériences passe par la mise en ligne de vidéos brutes. Ces images brutes représentent notamment 95 % des productions des 206individus lambda lors des inondations dans le Var en 2011. L’image est alors présentée comme la trace, la preuve de l’expérience. Les marques superficielles telles que le flou ou le décadrage entrent en résonance avec les conditions de prise de vue. L’authenticité des marques autobiographiques confère ainsi au témoignage sa validité. Comme l’affirme Roland Barthes : « plus c’est contingent, plus c’est authentifié : c’est à force de “subjectivité” que l’authenticité du témoignage est fondée22 ».
Au-delà des aspects formels, que donnent à voir ces images ? Lors des séismes ou des inondations, les youtubeurs ordinaires filment les phénomènes naturels, les dégâts matériels, davantage que les victimes : véhicules ensevelis, torrents de boue, maisons détruites se succèdent à l’écran. Comment ceci s’explique-t-il ? « De plus en plus, Youtube est utilisé par les journalistes, les citoyens, les documentaristes et autres utilisateurs pour publier le récit de leur vie quotidienne. Inévitablement, certaines vidéos montrent des contenus à caractère violent ou visuellement choquant par nature. » (Rubrique Aide, « Règles – Contenu visuel choquant ou violent »). La publication d’images « violentes » est autorisée à condition qu’elle soit contextualisée et accompagnée d’informations supplémentaires. « Par exemple, la vidéo d’un journaliste qui montre des séquences de manifestants molestés, associée à des informations pertinentes (date, lieu, contexte, etc.) pourra être autorisée. Cependant, cette même séquence, sans information sur le contexte ou l’objectif éducatif pourra être considérée comme gratuitement choquante et pourra être retirée du site » (Rubrique Aide, « Règles – Contenu visuel choquant ou violent »). Les « contenus vidéo traitant en partie ou intégralement de sujets ou d’événements sensibles », de catastrophes naturelles notamment, sont dès lors considérés comme « non-adaptés aux annonceurs » et ne peuvent être monétisés.
Contrairement aux conseils donnés par Youtube du type « Pensez à commenter ce que vous observez pendant que vous filmez », les témoins ordinaires ne commentent que très peu les images brutes enregistrées (voir tableau no 5). Si tel est le cas c’est pour exprimer des émotions : « oh là là, la voiture est emportée par les eaux ! ! ! » ou « c’est une zone de guerre ici ». Et quand ils ne s’esclaffent pas, seul le bruit ambiant est perceptible, souvent saccadé et grésillant. Ce type de son est présent dans plus de 78 % des vidéos brutes des inondations dans le Var en 2010.
207
Vidéos brutes |
Aquila 2009 |
Var 2010 |
Var 2011 |
Bruit ambiant |
73 % |
78,8 % |
63,4 % |
Commentaire de la personne filmant |
27 % |
21,2 % |
36,5 % |
Fig. 5 – Le son dans les vidéos brutes.
Les vidéos brutes deviennent ainsi des documents-sources, paraissant authentiques par la non-intervention du youtubeur dans la réalisation et par le non-passage dans le filtre médiatique traditionnel. Elles sont « l’empreinte de l’événement23 ». Sur Youtube, le témoin oculaire connaît néanmoins quelques variations : contrairement au cadre judiciaire, il révèle ses affects, et contrairement au cadre médiatique traditionnel, la parole n’y est pas centrale. Domine ce qu’il a vu. Les témoignages vidéographiques réalisés sont essentiellement visuels et non pas sonores, au regard du faible nombre de commentaires en direct.
La mise en ordre par l’image
L’échange d’expériences se traduit aussi dans le montage d’images amateurs et professionnelles. De tels montages sont effectués tant par des chaînes de télévision publiant sur Youtube que par des individus lambda. Lors du séisme de l’Aquila, 40 % des images réalisées par des individus lambda sont des montages de vidéos et/ou photos de professionnels. Tandis que lors des inondations dans le Var en 2010, 31 % des vidéos postées sont réalisées par des professionnels utilisant des images d’amateurs.
Youtubeurs ordinaires |
Aquila 2009 |
Var 2010 |
Var 2011 |
Utilisant des images professionnelles |
40,8 % |
0 % |
0,01 % |
Fig. 6 – Images professionnelles dans les vidéos d’individus ordinaires.
Youtubeurs professionnels |
Aquila 2009 |
Var 2010 |
Var 2011 |
Utilisant des images d’amateurs |
0,008 % |
31 % |
7 % |
Fig. 7 – Images d’amateurs dans les vidéos professionnelles.
208Ce mix d’images amateurs et professionnelles introduit un flou. Les montages créés illustrent également des modalités différenciées de mise en récit, et, au final, de mise en ordre de l’expérience. Les vidéos issues de journaux télévisés et rediffusées sur Youtube s’appuient sur des images tournées par les équipes ou les correspondants locaux mais aussi sur celles réalisées par des témoins. Dans ces productions, le journaliste ou l’envoyé spécial donnent sens, re-contextualisent et mettent en ordre le désordre qu’occasionne l’événement en advenant. Ils convoquent un registre discursif dramatisant. Lors des inondations qui ont eu lieu dans le Var en 2010, un journaliste énonce : « Des habitants qui font face au chaos, des voitures enchevêtrées, des routes défoncées, des maisons ravagées et surtout des vies brisées, l’eau a tout emporté sur son passage, laissant derrière elle un paysage de désolation ». Dans ces vidéos professionnelles, les commentateurs insistent également sur des données chiffrées et factuelles. Dans une vidéo du séisme de l’Aquila, le journaliste précise que le séisme d’une « magnitude de 6,3 a fait plus de 90 morts, au moins 50 000 personnes sans abri, douze heures après la catastrophe. L’Aquila, ville de 68 000 habitants à une centaine de kilomètres à l’est de Rome, est le séisme le plus meurtrier connu par la Péninsule depuis celui de novembre 1980, responsable de 2 735 morts en Campanie dans le sud du pays. Des milliers d’immeubles ont été détruits. Vingt-six villes et villages de cette région de 11 000 km2, couverte aux deux tiers de montagnes, ont été sérieusement endommagés. Environ 15 000 bâtiments demeuraient inaccessibles. ». Ces vidéos professionnelles intègrent interviews, images de secouristes en action, interventions de spécialistes en plateau et images dites « amateurs » – ces dernières ont été beaucoup moins utilisées, voire pas du tout, lors des inondations qui se sont produites l’année suivante (2011) ou lors de l’événement Aquila en 2009.
La construction du récit amateur est tout autre. Elle se manifeste soit par une narration autobiographique, soit par la mise en ordre de contenus amateurs ou professionnels existants et donc selon une forme de réappropriation de l’événement. Quand les vidéos sont montées, une musique nostalgique, aventurière voire religieuse est utilisée en bande-son. Sont régulièrement utilisés des titres d’artistes comme Queen, Léonard Cohen, Era, Vangelis ou encore la bande originale de Titanic. 69 % des vidéos d’aurores boréales, 40 % des images du séisme de l’Aquila, 5 % 209de celles des inondations dans le Var en 2010, et 11,5 % des inondations dans le Var en 2011 contiennent de la musique. Cette dernière contribue à accentuer le registre émotionnel de ces images.
Dans cette expérience sensible qui passe par la vue et l’ouïe, c’est le registre de la monstration, et non de la démonstration, qui domine. À titre d’exemple, l’expérience de l’aurore boréale n’est pas, sur Youtube, de l’ordre de l’exploration scientifique ni même réellement de l’événement médiatique. Elle relève plutôt de l’expédition individuelle dans le Grand Nord. Les images de youtubeurs n’amènent pas à voir vrai mais incitent à vouloir voir « en vrai ». Elles valorisent « l’expérience sensible » qui consiste à vivre et à voir une aurore. En témoignent la présence d’agences de voyages parmi les youtubeurs ou leur référencement dans les catégories « voyages et évènements » (38 % des vidéos appartiennent à cette catégorie). Enfin, au sein de ces témoignages, les sentiments et les émotions ne sont pas « neutralisés » mais sont au contraire affirmés via les commentaires en direct ou la musique qui joue en l’espèce un rôle de pathos. Comme l’indique Renaud Dulong à propos du témoignage oculaire : « la sensibilité à la perturbation, l’invasion par les affects intenses, les réactions instinctives de défense, la désorganisation de la pensée, voilà ce qui constitue le vécu d’un événement violent ou simplement inopiné24 ».
Dans les images postées sur Youtube, il s’agit de rendre visible le phénomène naturel et non pas de le rendre intelligible. Même réalisés sur une temporalité courte (les vidéos ayant été publiées au cours des trois jours suivant l’évènement) en tant que réponse à un événement qui touche personnellement les témoins (dans le cadre de séismes ou d’inondations), les montages effectués s’inscrivent en outre dans une logique mémorielle.
L’image, une adresse
« Un témoignage est une adresse à destination d’un autre25 ». La mise en ligne de ces images vise à les exposer, au sens étymologique de poser à l’extérieur. Elle illustre par-là une pénétration du privé dans l’espace public. Elle les rend également visible au regard de l’autre. 210« Un témoignage ne transmet pas un affect, il ranime une disposition à être affecté26 ». Dès lors, à qui ces images s’adressent-elles ? Si les auto-publier permet de les rendre publiques, une telle opération n’induit pas nécessairement la présence d’un public27. En atteste par exemple le nombre moyen de vues des vidéos du séisme de l’Aquila, soit 28 241 vues enregistrées en 2013. Seules douze vidéos sur cent soixante-quinze dépassent les 100 000 vues. 60 % des vidéos d’aurores boréales ne dépassent pas les deux cents vues.
Aquila 2009 |
Var 2010 |
Var 2011 |
Tromsø 2014 |
|
Vidéos de youtubeurs ordinaires |
32 240 |
27 091 |
2 484 |
275 |
Vidéos de professionnels / médias |
27 083 |
39 264 |
3 253 |
3 002 |
Toutes vidéos confondues |
28 241 |
39 022 |
2 699 |
1 314 |
Fig. 8 – Nombre moyen de vues.
Notons également que si, lors du séisme de l’Aquila, ce sont majoritairement des vidéos issues de médias professionnels qui ont été le plus diffusées, celles qui obtiennent le nombre moyen de vues le plus élevé sont le fait de youtubeurs ordinaires. À l’inverse, les inondations du Var en 2010 enregistrées à 69 % par des témoins ont un nombre moyen de vues inférieur à celui des vidéos issues de journaux télévisés. Ceci confirme le constat de certaines recherches28 : les vidéos les plus regardées sur des plateformes comme Youtube et Dailymotion ne sont pas des ugc, même si ceux-ci y sont les plus nombreux.
Youtube, dans son discours de présentation, encourage ce type de productions ordinaires : « Nous pensons que chacun mérite de faire entendre sa voix, et que le monde n’en est que meilleur lorsque nous écoutons les autres, partageons nos expériences et développons des communautés grâce à nos histoires. » (Rubrique « À propos »). La plateforme, telle qu’elle est conçue, encadre ces témoignages en invitant les utilisateurs à les classer dans des catégories. Notons, par exemple, que les images d’aurores boréales sont référencées à 38 % dans « Voyages 211et évènements », à 17 % dans « People et blogs », à 11 % dans « Film et animations », à 9,5 % dans « Science et technologie », 3 % dans « Actualités et politique », etc. Aucune rubrique « témoignage » n’existe en tant que telle. « Grâce à ces catégories, les millions de chaînes et les milliards de vidéos présentes sur le site sont organisées. De plus, elles permettent aux spectateurs, aux annonceurs et aux créateurs d’utiliser le même jargon et de comprendre les besoins de chaque audience » (Youtube Creator Academy, cours « Catégories Youtube »).
Youtube incite aux échanges autour de ces images par des modalités de partage via des réseaux sociaux tels que Facebook et Twitter mais aussi de commentaires publics affichés sous l’image. « Ces spectateurs ne se contentent pas de regarder passivement le contenu. Ils s’engagent dans un dialogue avec une communauté qui leur ressemble. » (Youtube Creator Academy, cours « Fonctionnement de Youtube »). Ce constat fait écho à celui formulé par Beuscart et al. à propos des photographies amateurs publiées sur FlickR : « Parmi beaucoup d’autres aspects, l’une des transformations apportées par le partage des photos numériques est donc l’avènement de nouvelles manières de “faire conversation” avec des photos qui ne se substituent pas aux pratiques antérieures, mais déploient de nouveaux territoires à la constitution des échanges en ligne29 ». Dans notre cas, les usages de Youtube par les témoins ordinaires relèvent davantage d’usages commémoratifs et mémoriels. La plateforme permet de diffuser des montages « en mémoire » de tels ou tels évènements (dans un temps court) comme en attestent des titres ou descriptions de vidéos publiées dans les trois jours suivant le phénomène naturel. Lors de l’Aquila, 25,6 % des vidéos d’individus ordinaires sont des réalisations en hommage aux victimes. Youtube permet également d’archiver les vidéos et offre ainsi des adresses de stockage de ces images.
En définitive, l’étude des usages de Youtube par les vidéastes ordinaires met en lumière deux versants de cette plateforme : les news et le mémoriel. Passé le flux de l’actualité, les vidéos captées et créées deviennent des programmes de stock. Youtube se présente alors davantage comme une plateforme d’enregistrement que comme un espace de diffusion30.
212Youtube, un média de stock d’actualités
Les témoins ordinaires participent, sur Youtube, de manière spontanée, éphémère, non régulière et minoritaire par rapport à la présence de plus en plus forte de professionnels, notamment de médias traditionnels. Cette pratique ordinaire n’est ni banale ni pauvre, comme l’illustrent notamment la diversité et la créativité des productions réalisées (montages vidéos, diaporamas, time lapse, etc.), mais aussi les compétences requises en captation, création et diffusion. Youtube est un lieu de partage, d’échange et de brassage31 de ces témoignages.
Youtube se dessine aussi comme un média de stock d’actualités, archivant une pluralité de productions audiovisuelles, professionnelles et amateurs. En tant que « média », les contenus postés sont encadrés par la plateforme à travers son interface, mais aussi grâce aux conseils donnés aux Youtubeurs grâce à la Youtube Creator Academy. Youtube invite à une éditorialisation des contenus produits, « par des “chaînes” (vocabulaire repris de l’univers de la télévision), des recommandations éditoriales, ou des classements plus contextuels et moins transparents32 ».
En tant que « service de stockage », Youtube archive et classe les vidéos. L’évolution de ses services de « partage » vers une offre d’« hébergement » s’est organisée dans le même temps que les vidéos d’amateurs ont accusé une baisse au profit des « contenus propriétaires » des acteurs professionnels33. « Pour Jenkins34, les fans et la culture sont au “centre” du nouveau “système” médiatique et culturel35 ». D’ailleurs, Youtube affirme encore en 2017 : « Nous pensons que chacun devrait pouvoir accéder facilement et sans limites à l’information. Nous sommes convaincus que la vidéo est un outil puissant pour enseigner, favoriser 213la compréhension et traiter des événements mondiaux, qu’ils soient majeurs ou non » (Rubrique « À propos »).
Pourtant, Youtube ne constitue pas un média venant « d’en bas36 ». Il est plus sûrement un média où les industries culturelles se placent, tentant de renforcer leurs positions surplombantes. Ainsi, Youtube est moins révélateur de « l’empowerment37 » annoncé des amateurs que de la perte de centralité des médias traditionnels et de leurs stratégies de visibilité sur l’internet. Pour aller plus loin, c’est davantage Youtube, et non les youtubeurs (individuels ou collectifs, ordinaires ou professionnels), qui se positionne comme un acteur central dans le processus d’information, tout en insistant sur le « partage d’expériences ». Ce constat interroge sur « le devenir média de la plateforme38 », tiraillée entre, d’une part, un discours promotionnel de « plateforme ugc », se dédouanant de toute responsabilité éditoriale vis-à-vis du contenu vidéo hébergé et, d’autre part, des logiques d’éditorialisation de vidéos, de production de contenus originaux dans le cadre des Youtube Spaces (espaces de création à destination des créateurs) et de valorisation de contenus par des modalités d’abonnement à des chaînes ou par une offre d’achat de programmes à la séance.
Laurie Schmitt
Université Grenoble Alpes
1 Meeyoung Cha, Haewoon Kwak, Pablo Rodriguez, Sue Moon, “I tube, you tube, everybody tubes : analyzing the world’s largest user generated content video system”, Internet Measurement Conference 07, San Diego, 2007.
2 Vincent Bullich, « Régulation des pratiques amateurs et accompagnement de la professionnalisation : la stratégie de Youtube dans la course aux contenus exclusifs », Les Enjeux de l’information et de la communication, 16/3B, 2015, p. 27-42. http://lesenjeux.u-grenoble3.fr/2015-supplementB/02-Bullich/index.html.
3 Renaud Dulong, Le témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, ehess, Paris, 1998, p. 43.
4 Michel de Certeau, L’invention du quotidien. Arts de faire, Gallimard, Paris, 3e édition, 2008, p. 11.
5 Ibid.
6 Renaud Dulong, op. cit.
7 Bernard Miège, Les industries culturelles et créatives face à l’ordre de l’information et de la communication, PUG, Grenoble, 2017, p. 128.
8 Ibid.
9 Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Le Seuil, Paris, 1980 ; Anne Beyaert-Geslin, « Introduction : une vérité provisoire », Nouveaux actes sémiotiques, 2005. http://revues.unilim.fr/nas/document.php?id=1909 ; Laurie Schmitt, Quand les médias utilisent les photographies des amateurs, Bord de l’Eau/Ina, Lormont, 2012.
10 Jean-Samuel Beuscart, Dominique Cardon, Nicolas Pissard, Christophe Prieur, « Pourquoi partager mes photos de vacances avec des inconnus ? Les usages de Flickr », Réseaux, 154, 2009, p. 91-129 ; Patrice Flichy, Le sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Le Seuil, Paris, 2010 ; Laurence Allard, « De la conversation créative. Mashup, remix, détournement : nouveaux usages des images sur les réseaux sociaux », Mashup Film Festival, 25 juin 2011.
11 Franck Rebillard, Le web 2.0 en perspective, une analyse socio-économique de l’internet, L’Harmattan, Paris, 2007 ; Philippe Bouquillion, Jacob T. Matthews, Le web collaboratif. Mutations des industries de la culture et de la communication, PUG, Grenoble, 2010 ; Vincent Bullich, op. cit., http://lesenjeux.u-grenoble3.fr/2015-supplementB/02-Bullich/index.html. ; Gérôme Guibert, Franck Rebillard et Fabrice Rochelandet, Médias, culture et numérique. Approches socio-économiques, A. Colin, Paris, 2016 ; Bernard Miège, op. cit. ; Vincent Bullich et Laurie Schmitt (dir.), « Les industries culturelles à la conquête des plateformes ? », tic&société, Vol. 13, no 1-2, 2019. http://journals.openedition.org/ticetsociete/3032
12 Bernard Miège, op. cit., p. 129.
13 Ces terrains ont été réalisés en 2013 et 2014 dans le cadre d’Agir Peps (projet exploratoire premier soutien interdisciplinaire). Le premier projet Cogis (communication, géosciences, inondations et séismes) portait sur les enjeux de la construction scientifique et sociale des événements-catastrophes. Le second, Cybele, analysait la communication des images d’astrophysique : aurores, comètes et exoplanètes.
14 Michel de Certeau, op. cit.
15 Patrice Flichy, op. cit.
16 Patrice Flichy, op. cit., p. 10.
17 Aurélie Aubert, Laurie Schmitt, « Les images amateur sur Citizenside. Entre encadrement et uniformisation », Sur le journalisme – about journalism – sobre jornalismo, 3/1, 2014, p. 142.
18 Laurence Allard, op. cit.
19 Philippe Bouquillion, Jacob T. Matthews, op. cit.
20 Anne Beyaert-Geslin, op. cit.
21 Patrice Flichy, op. cit., p. 40-41.
22 Roland Barthes, op. cit., p. 89.
23 Renaud Dulong, op. cit. p. 176.
24 Renaud Dulong, op. cit. p. 35.
25 Laurie Schmitt, Quand les médias utilisent les photographies des amateurs, Bord de l’Eau/Ina, 2012, Lormont, p. 23.
26 Renaud Dulong, op. cit. p. 177.
27 Franck Rebillard, op. cit.
28 Ibid.
29 Jean-Samuel Beuscart, Dominique Cardon, Nicolas Pissard, Christophe Prieur, op. cit., p. 93-94.
30 Vincent Bullich, Benoit Lafon, « Dailymotion : le devenir média d’une plateforme. Analyse d’une trajectoire sémio-économique (2005-2018) », tic&société, vol. 13, no 1-2, 2019. http://journals.openedition.org/ticetsociete/3540
31 Patrice Flichy, op. cit.
32 Jean-Samuel Beuscart, Maxime Crépel, « Les plateformes d’auto-publication artistique en ligne : quatre figures de l’engagement des amateurs dans le web 2.0 », in : Wenceslas Lizé, Delphine Naudier et Séverine Sofio, Les stratèges de la notoriété. Intermédiaires et consécration dans les univers artistiques, Archives contemporaines, Paris, p. 174.
33 Vincent Bullich, op. cit.
34 Henry Jenkins, Convergence Culture : Where Old and New Media Collide, New York University Press, New York, 2006.
35 Philippe Bouquillion, Jacob T. Matthews, op. cit.
36 Franck Rebillard, « Le journalisme participatif, un maillon dans la chaîne numérique de l’information d’actualité », in : Florence Millerand, Serge Proulx et Julien Rueff (dir.), Web Social : mutation de la communication, Presses de l’Université du Québec, Québec, 2010, p. 354.
37 Henry Jenkins, op. cit.
38 Vincent Bullich, Benoit Lafon, op. cit.