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Classiques Garnier

Youtube, un espace d’expression pour le chercheur ? L’expérience de Des médias presque parfaits et du Frames festival – un témoignage

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2019 – 1, n° 7
    . Youtoubeurs, youtubeuses : inventions subjectives
  • Auteur : Spies (Virginie)
  • Résumé : Ce texte propose un retour d’expérience, à titre de témoignage, de la création et de la mise en place de la chaîne Youtube Des médias presque parfaits. À partir de l’analyse des spécificités de ces vidéos se pose la question d’un mode d’expression particulier et de formes énonciatives plutôt inédites. Il s’agit également de revenir sur l’expérience du Frames festival, qui se constitue comme un lieu de rencontre entre des vidéastes et leur public.
  • Pages : 85 à 97
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406104193
  • ISBN : 978-2-406-10419-3
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10419-3.p.0085
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 01/04/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Youtube, énonciation, expérience, festival, vulgarisation
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Youtube, un espace dexpression
pour le chercheur ?

Lexpérience de Des médias presque parfaits
et du
Frames festival – un témoignage

« Bonjour et bienvenue dans Des médias presque parfaits, la chaîne qui vous parle des médias, de tous les médias, mais sans les juger ». Cest ainsi que commencent les vidéos de Des médias presque parfaits1, une chaîne Youtube consacrée à lanalyse des médias. Nous souhaitons revenir sur lexpérience de cette chaîne Youtube créée en 20162 et proposer lanalyse de cette expérience. La démarche permise par la chaîne consiste à vulgariser notre propre travail de recherche. De 2016 à 2017, dix vidéos ont été mises en ligne au titre de la première saison. En pause durant lannée 2018, la chaîne reprend du service à la rentrée 2019. Dans une perspective sémiologique et de sociologie participative3, nous reviendrons également sur la question des publics telle quelle se pose à loccasion dun festival consacré aux vidéastes culturels et scientifiques, le Frames festival qui se déroule en Avignon.

Cette réflexion repose en partie sur une forme dobservation participante, pensée comme un instrument méthodologique, qui consiste à provoquer une expérience sociale4. La démarche concrète de création et de développement dune chaîne Youtube est une façon de saisir les différents enjeux de cet univers, parmi lesquels notamment ceux que pose la question dune énonciation spécifique à ce mode dexpression particulier. Le regard analytique est donc le produit de lexpérience 86directe et de lobservation de cette dernière, allant de la construction dun objet jusquà celle des savoirs inhérents à cette construction, en passant par ladaptation et la révision de lexpérience au fur et à mesure de sa réalisation5.

Genèse, mise en place et terrain

Soucieuse de vulgariser mon travail à travers une production théâtrale totalisant quatre pièces consacrées aux médias6 et via lanimation, depuis 2005, dun blog consacré aux questions que pose lanalyse des médias7, jestime important de témoigner de mes recherches par-delà les bancs des amphithéâtres. Guillaume Hidrot8, avec lequel jai créé la chaîne Youtube, partage le même souci de médiation scientifique. Nous avons donc mis en commun nos regards respectifs et confronté nos points de vue pour créer Des médias presque parfaits. Nous pourrions dire que Guillaume Hidrot en est le producteur. Il est garant de la vision densemble tout en mobilisant une connaissance de la sémiologie et de lanalyse des médias. De mon côté, je propose les directions scientifiques, jécris les textes des vidéos et jen assure la présentation9.

Il nous a donc semblé que Youtube pouvait constituer un vecteur de vulgarisation scientifique et culturelle adapté à de nouveaux publics, et notamment aux plus jeunes. Lidée est surtout de toucher des publics autres que les étudiants ou les personnes qui sintéressent en général aux médias. De montrer que lon peut réfléchir aux médias et à nos pratiques de façon accessible. Et de donner envie daller plus loin.

Au regard de ces ambitions, plusieurs questions se sont posées, auxquelles nous avons tenté de répondre : la problématique du format, du ton et de lénonciation à adopter ; celle de la question des archives, 87puisquil est illégal dutiliser des images soumises à des droits dauteur, même à des fins pédagogiques ; celle de la position à tenir lorsque lon est universitaire ; la question de la citation des sources bibliographiques, ainsi que celle de lévolution de la chaîne.

Retour sur lexpérience

Concernant le format, nous avons dans un premier temps choisi de réaliser des vidéos à laide darchives commentées en voix off. Malgré les retours positifs quant à la qualité de ce travail, nous avons décidé, au bout de quelques mois, de modifier ce format initial pour plusieurs raisons – parmi lesquelles, et au premier chef, le temps de travail nécessaire à la réalisation de vidéos en voix off. Nous avons également dû prendre en compte les problèmes de droits de diffusion des images. Nous avons donc finalement opté pour une présentation face à la caméra, non seulement parce que cela permet de gagner du temps mais aussi parce que, sur le modèle de la télévision, une chaîne Youtube incarnée physiquement est susceptible de gagner en visibilité et surtout de créer du lien avec le public10. On notera par ailleurs que la plupart des personnes qui font face à la caméra sur les chaînes Youtube sont également les auteurs et producteurs des contenus correspondants. Concernant Des médias presque parfaits, nous sommes dans un cas un peu différent puisque nous sommes deux aux commandes. Cest dailleurs lune des raisons pour lesquelles Guillaume Hidrot réalise les voix off lorsque nécessaire.

Du point de vue du ton et de lénonciation, nous nous sommes demandé dans quelle mesure nous devions nous fondre dans un certain « ton Youtube » qui consiste à faire de lhumour et à utiliser des références qui « parlent » aux communautés des « publics Youtube ». Chaque vidéo devait-elle comporter une certaine dose de divertissement ? Nous avons pensé quil fallait adopter un certain ton donnant une part à lhumour, quoique pas à tout prix, et surtout intégrant des références à la pop culture qui « parlent » aux publics friands de ces vidéos. Nous navons 88pas vécu cela comme une obligation dans le sens où nous apprécions cette façon de tenir un discours.

La question de la gestion des archives a été plus complexe à trancher. Ainsi que je lai mentionné précédemment, il est illégal dutiliser librement des images relevant de la propriété intellectuelle et artistique à moins de sacquitter des droits correspondants, et ce même lorsque les images sont exploitées à des fins pédagogiques ou dans le cadre dune activité bénévole. En France, il existe un droit de citation en matière littéraire, lequel est défini par son caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou dinformation. Une telle tolérance ne sétend toutefois pas aux œuvres audiovisuelles. Notre premier épisode a donc été bloqué par lInstitut national de laudiovisuel. Nous ne sommes pas les seuls dans ce cas : nombre de vidéastes culturels ou scientifiques du web font face à ce problème et sont confrontés à ces lois qui empêchent de vulgariser leur travail à destination du grand public11.

La position à tenir lorsque lon est universitaire et que lon produit des vidéos pour le web constitue une problématique à part entière qui invite plus largement à interroger le rôle et la place de lénonciateur. En effet, Youtube nest pas le lieu où lon peut exposer ses titres ou ses fonctions. Il faut cependant se présenter et donc sadapter au média, à ses contraintes et à ses formes énonciatives. Si nous avons précisé ce que nous faisions « dans la vie » sous longlet « à propos » de notre chaîne, et si cette dernière est adossée à un blog (le Sémioblog12), ces informations napparaissent pas immédiatement lorsque lon regarde les vidéos. Or, nous nous sommes aperçus que la majorité des personnes ne semble pas sintéresser au statut de celui qui « parle », ni à son niveau dexpertise. Ce qui compte cest ce qui est dit et la façon dont cela est dit, la qualité et la régularité des vidéos, bien plus que le statut des énonciateurs – nous allons revenir sur ce point.

La citation des sources bibliographiques pose plusieurs problèmes. Faut-il indiquer les sources dans la description de la vidéo, sur un blog ou les insérer directement dans les images ? Lorsque lon utilise, pour construire une vidéo, une vingtaine de textes en qualité de sources historiques et scientifiques, comment faire pour les respecter au mieux ? Nous 89avons (pour linstant) tranché cette difficulté de la manière suivante : je cite les références à loral et montre les livres qui mont le plus servi. Les autres apparaissent dans la bibliographie, car il nest pas possible de citer la totalité des ouvrages que nous utilisons. Cette solution nest pas parfaitement satisfaisante lorsque lon est très attentif à lusage et à la citation des ressources bibliographiques, mais nous nen avons pas trouvé pour linstant de meilleure.

Du point de vue de lévolution de la chaîne, lexpérience nous a montré que les changements apportés étaient inhérents au média lui-même. Ainsi que je lai évoqué précédemment, nous avons changé de format au cours du projet puisque la chaîne est désormais « incarnée ». Nous avons également développé un autre format, « en coulisses », qui consiste à aller dans certains médias tels que des rédactions ou des plateaux de télévision pour montrer lenvers du décor, les manières de travailler et les différents métiers mobilisés. Pour la deuxième saison, à paraître au cours du dernier trimestre de lannée 2019, si nous comptons conserver ces deux premiers formats, nous envisageons également den développer un troisième. Davantage centré sur lactualité des médias, ce dernier exige de respecter un rythme plus régulier. Nous navons pas voulu multiplier les formats dès la première année car nous devions dabord mettre en place notre chaîne. Nous avons également fait évoluer notre technique de montage, afin que les épisodes soient dynamiques et rythmés.

Au terme dune année dexpérience de vidéastes du web, nous avons donc fait évoluer notre chaîne dans le sens décrit plus haut ainsi que nos méthodes de travail. Dès lorigine, et même si nous ne sommes que deux, nous avons fonctionné comme une équipe de rédaction, avec des rendez-vous réguliers, des réunions, des choix éditoriaux, des ajustements, etc. Nous avons cependant revu notre façon de procéder. En amont du tournage dune vidéo, nous procédons à une recherche darchives et nous organisons davantage de réunions de travail quauparavant. Surtout, nous réalisons plus détapes de travail en commun, même si à chacun échoient des tâches distinctes comme je lai précisé plus haut. Nous réécrivons beaucoup les textes afin quils soient parfaitement clairs et accessibles. La manière de travailler saffine donc à la fois avant, pendant et après le tournage.

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La vulgarisation scientifique
et la place des énonciateurs

Si lon considère qu« est vulgarisée toute pratique discursive qui propose une reformulation du discours scientifique13 », on peut envisager certaines vidéos sur Youtube, dont celles de DMPP, comme des discours de vulgarisation. Dans les vidéos de vulgarisation scientifique sur Youtube, les récits adoptent différents schémas narratifs qui sont portés par un même narrateur. Appartenant à des genres divers, les textes sont composés « dimages et de messages mixtes présentés sur des supports différents, dans des périodicités variées, [qui] répondent à autant dhorizons dattente quil y a de médias14 ». Lauteur prend souvent la forme dun énonciateur cohérent qui sexprime sur différents supports. Si lon suit Marc Lits, nous sommes ainsi face à une « hypernarratologie médiatique » dont les bases sont encore à fonder et à propos desquelles les recherches ne font que poindre, au fur et à mesure de la transformation de ces discours médiatiques.

Place et rôles des énonciateurs

La mise en scène de lénonciateur varie dune chaîne Youtube à lautre. Dailleurs, les discours sont eux-mêmes assez différents selon les médiateurs/énonciateurs et la forme que peut prendre leur chaîne. Si, en matière de vulgarisation scientifique, le médiateur nest pas souvent lauteur de la recherche dont il parle, dans le cas des vidéos culturelles et scientifiques, celui qui parle peut, au contraire, en être lauteur et le médiateur. Pour autant, cette question nest, pour ainsi dire, jamais évoquée dans les vidéos. Ce nest pas le statut préalable de celui qui parle qui importe mais bien le discours lui-même, selon une posture qui instaure une forme assez inédite de vulgarisation.

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Comme cela a été analysé dans le cadre des discours télévisuels15, lénonciation audiovisuelle sur Youtube peut être considérée comme étant polyphonique. En effet, si lon estime avec Oswald Ducrot quun ou plusieurs sujets peuvent être à lorigine de lénonciation16, lesquisse dune théorie polyphonique de lénonciation sur Youtube peut alors être proposée. De ce point de vue, la personne qui prend la parole face à la caméra est un locuteur qui peut être compris comme « un être qui, dans le sens même de lénoncé, est présenté comme son responsable, cest-à-dire comme quelquun à qui lon doit imputer la responsabilité de cet énoncé17 ». Cest à lui que réfèrent les marques de la première personne, même sil peut être différent de lauteur empirique de lénoncé, de son producteur. À lintérieur même dune énonciation attribuée à un locuteur, nous dit Ducrot, il est possible de rencontrer une énonciation attribuée à un autre locuteur. Ce dernier « parle au sens où le narrateur raconte, cest-à-dire quil est donné comme la source dun discours. Mais les attitudes exprimées dans ce discours peuvent être attribuées à des énonciateurs dont il se distancie18 ». Dans le cas qui nous intéresse, le vidéaste se présente comme un locuteur qui va mettre en scène un discours souvent polyphonique, au sein duquel il va pouvoir faire dialoguer différentes sources de discours. Cela nempêche pas le public de comprendre que cette polyphonie existe et den saisir les subtilités. On le constate dans les commentaires postés par les internautes, qui nhésitent pas à proposer des livres, des textes ou dautres références propres à compléter la vidéo quils viennent de voir. Cet « empilement énonciatif » est donc facilement repéré par les publics de ces vidéos.

Au-delà, et comme cela a été proposé pour la télévision également19 – mais ici dune manière toute différente –, une chaîne Youtube doit faire coexister différents types de discours. Il lui faut parler delle en tant que réalité économique20, mais aussi et surtout, il lui faut tenir un discours 92en tant que « marque ». Ici, il sagit dannoncer ce que lon va faire, de parler de la chaîne, de prescrire des comportements (« abonnez-vous », « mettez un “jaime” », « partagez », etc.). Si ces deux discours peuvent sembler de nature différente dans le sens où ils ne paraissent pas avoir les mêmes objectifs, il nen demeure pas moins quils sont lun et lautre essentiels en ce quils permettent aux vidéastes de garder le contact avec leurs publics. Par ailleurs, avec des réseaux sociaux tels que Facebook, Twitter et Instagram, les youtubeurs disposent dautant de lieux pour sexprimer et mettre en place ces différents discours.

Si lon considère que les deux dimensions fondamentales de la personnalité individuelle sont lacteur et le personnage21, on peut interroger ces notions à partir de la façon dont les vidéastes se présentent eux-mêmes sur Youtube. En lespèce, certains dentre eux mettent en scène un ou plusieurs personnages22, ce qui naltère pas pour autant la personnalité individuelle de lauteur. Les différents « masques » dont le vidéaste dispose pour avancer naffaiblissent en rien son individualité. Et les publics ne sy trompent pas : ils naviguent aisément entre ces différents personnages qui paraissent à lécran. Le personnage constitué provoque un certain attachement, même si les sujets dont il traite appartiennent au réel et non au fictionnel. Ainsi, et pour reprendre les propos dErving Goffman, si la machine tourne rond, jaillissent des impressions qui donnent « un sentiment de réalité, et le moi substantiel prêté à chaque personnage représenté semble émaner intrinsèquement de lacteur23 ». En aucun cas cependant la force du personnage empêche laccession au discours analytique, scientifique et vulgarisateur.

Permanences et variations

Si lon admet, avec Daniel Jacobi, que le discours de vulgarisation scientifique ne possède pas de définition stable et reconnue et quil est à ce titre nécessairement pluriel, on peut alors considérer que certaines vidéos du web appartiennent à la vulgarisation scientifique. Il est à ce stade possible de tracer les contours de cette forme de vulgarisation à 93travers ses permanences et de ses variations. Du point de vue des invariants, dès lors que le vulgarisateur est entendu comme un médiateur situé entre le spécialiste et le non-spécialiste, il simpose comme un « virtuose des deux registres, [en ce qu]il interprète le discours de la science en usant du seul registre commun à la pluralité des destinataires : la langue moyenne24 ». De la sorte, les vidéastes du web peuvent être reconnus pour des vulgarisateurs « comme les autres ». De plus, il a été observé que lune des caractéristiques les plus marquantes des écrits de vulgarisation scientifique tient dans lutilisation du visuel, dans lillustration par limage25. En ce sens, les vidéos scientifiques et culturelles représentent un moyen « idéal » daccès aux discours de vulgarisation.

Notre expérience liée à la création et à lanimation Des médias presque parfaits nous a montré que les vidéos produites nous permettent de parler à des publics qui, du fait de leur âge ou de leur parcours, ne connaissent pas nécessairement lanalyse des médias. La fréquentation de la chaîne est, pour eux, une opportunité de trouver un point dentrée vers une telle analyse. Outre leur visionnage dans un cadre privé, ces vidéos servent également de support à des conférences, à des cours ou à des séminaires consacrés aux médias. Dans ce cadre, les vidéos ne se présentent pas comme des discours clos et exhaustifs. Elles sont au contraire un support de discussion et de réflexion partagé avec un public curieux den savoir plus sur différents sujets intéressant les médias tels que la réflexivité télévisuelle, la téléréalité, la presse people, la communication politique, etc.

Dès lors, ces formes de vulgarisation scientifique offrent-elles des perspectives nouvelles ? Le cas échéant, où ces variations se situent-elles ? Tout dabord, celles-ci tiennent dans un accès gratuit (quoique régulièrement encadré de publicités) et illimité aux vidéos. Ensuite, elles reposent sur une formulation du discours culturel et scientifique qui fait souvent appel à lhumour, aux références à la pop culture et qui peut aller jusquà la fictionnalisation. La nouveauté réside également dans le fait que les vidéos peuvent avoir, à linitiative du vidéaste, des durées variables : elles ne sont donc dépendantes dun format imposé. Par ailleurs, le statut professionnel de lénonciateur nest pas déterminant, au 94point que ce dernier se présente rarement sous létiquette de « vulgarisateur ». Il préfère souvent le statut de « vidéaste » ou de « youtubeur ». Au-delà, les formes énonciatives à lœuvre permettent un empilement énonciatif et offrent au vidéaste lusage de plusieurs « voix » pour sexprimer. Enfin, le web « 2.0 » autorisant une forme dinteraction, les vidéastes ont la possibilité de lire les remarques des internautes et dy répondre, même si, ce dernier exercice est nécessairement plus difficile lorsque la communauté est large. La question du public étant cependant essentielle, il existe des lieux de rencontre grâce auxquels les vidéastes peuvent parler directement à « leur communauté ».

Le festival comme lieu de rencontres

Ainsi, des festivals et des conventions permettent à certaines catégories de public de venir rencontrer les vidéastes culturels quils apprécient. Lun de ces événements est le Frames festival qui se déroule en Avignon depuis 2016. Guillaume Hidrot et moi-même faisons partie du comité dorganisation de ce festival, ce qui nous a permis de mieux saisir les enjeux propres aux manifestations de cet ordre.

Frames festival propose des conférences scientifiques et culturelles permettant aux vidéastes de parler de leurs centres dintérêt et de répondre aux questions de lauditoire. Trois cents personnes ont ainsi lopportunité dassister à des conférences portant sur les lieux insolites de la planète, la narration sur le web, les sciences, lhistoire, etc. Les publics peuvent également participer à des apartés, qui sont des moments où les vidéastes rencontrent les internautes en petit comité de vingt personnes environ. Ces rendez-vous autorisent un échange plus approfondi que celui quil est possible de nouer lors des conférences qui rassemblent plus de monde. Le succès de ce type de manifestations montre que la vidéo est un moyen dexpression parmi dautres pour les vidéastes. Néanmoins, certains dentre eux sont passionnés par leurs sujets à tel point quils en sont devenus spécialistes et en ont fait un métier. Un tel constat pose la question du domaine de spécialisation, voire de la légitimité qui sacquiert au moyen des vidéos : le succès rencontré sur le web contribue 95à la construction dune forme de légitimité qui permet de nouveaux modes dexpression dépassant largement le périmètre dinternet. En loccurrence, ce sont les publics qui, par leur nombre et par leur « faire communauté », offrent une reconnaissance aux vidéastes. Les festivals et les conventions constituent dès lors un lieu de rencontre entre ces « spécialistes » et leurs publics. Lobservation dun festival permet de mieux comprendre les « modes de relation » à lœuvre26. Dans le cas du Frames festival, la relation entre les concepteurs de vidéos et leurs publics, quoique diversifiée, possède des propriétés communes. Dune part, il semble acquis pour les festivaliers que les vidéastes sont susceptibles de les éclairer sur leurs domaines de spécialité à travers des conférences. Dautre part, les festivaliers portent un intérêt marqué à la façon dont les vidéastes travaillent. Nombre de leurs questions (lorsquils rencontrent les vidéastes lors des apartés par exemple) concernent les phases de conception et de fabrication des vidéos. Ainsi, quil sagisse du processus de production ou des sujets traités en tant que tels, le festival se pose comme un médiateur entre vidéastes et publics ; un lieu de discussions culturelles, scientifiques où la création elle-même peut se trouver débattue.

Au cinéma comme sur Youtube, « chaque spectateur a un auteur, dans un coin de sa tête, somme hétéroclite dinformations reçues, de souvenirs de films déjà vus, de fantasmes, en bref, un auteur construit27 ». Dès lors, limage de lauteur et lintérêt des publics pour celui-ci sont susceptibles de se rejouer lors de chaque visionnage mais également à la faveur des informations récoltées par le fan ou plus simplement linternaute. Conventions et festivals témoignent de limportance des auteurs dans la réception des vidéos ; leur succès éclaire sur la nature et les enjeux du « phénomène » que les vidéastes du web représentent. Ces manifestations publiques démontrent notamment que ni les publics ni les vidéastes ne peuvent se satisfaire de la seule médiation du web 2.0 : linterprétation des images et des sons aime à saccomplir au-delà du seul écran dordinateur ou de smartphone. À linstar dautres festivals 96qui sintéressent à des supports dexpression moins récents tels que les livres ou les films, ces rencontres témoignent de limportance du contact entre les différents acteurs qui se retrouvent à travers des activités communes. Outre laspect culturel, on notera quune partie des publics est constituée de véritables « fans » qui ne reculent pas devant de longues files dattente pour rencontrer leurs vidéastes préférés et écouter leurs conférences.

Enfin, alors que le visionnage de vidéos sur Youtube est une pratique culturelle plutôt domestique et privée, les festivals permettent détendre, voire de modifier, cette pratique. En ce sens, grâce aux conférences et aux rencontres entre publics et vidéastes, ces manifestations sont susceptibles de modifier les pratiques de réception autant quelles encouragent, plus fondamentalement encore, à lécriture et à la production. En effet, un certain nombre de festivaliers se lancent sur Youtube ou, pour le moins, développent une pratique de la vidéo, après avoir discuté avec des vidéastes professionnels. À linstar du festival de Cannes par exemple, Frames festival se constitue donc comme un lieu de rencontres entre personnes intéressées voire érudites qui considèrent leur pratique culturelle comme « une certaine manière dêtre au monde28 ». Dès lors, la forme festivalière accompagne la légitimation dune pratique culturelle en expansion.

Conclusion

Lobservation participante permise par la pratique de limmersion rend lobjet familier et donne loccasion dinscrire lanalyse dans une temporalité spécifique. La mobilité intellectuelle et lobjectivation de cette expérience permettent de proposer un chemin, qui ne se prétend pas unique, que lon peut emprunter pour mieux comprendre les enjeux des vidéos du web.

Loin davoir fait le tour de cette vaste question, cette recherche ainsi que lexpérience Des médias presque parfaits constituent les premières étapes dun travail qui a vocation à être poursuivi et développé. Quant à la 97chaîne Des médias presque parfaits, il sagit de la stabiliser, de développer son public mais également de mettre en place de nouveaux formats. Nous considérons la chaîne comme le maillon essentiel dun projet plus large déducation aux médias à destination dun large public ; elle a, à ce titre, vocation à sinscrire dans la durée.

Si les formats des vidéos du web ont tendance à se stabiliser (par exemple, celles dentre elles qui dépassent dix minutes sont parfaitement acceptées et fonctionnent très bien), lunivers de ces vidéos est au contraire en constante évolution. Les vidéastes sexpriment en différents lieux ce qui leur permet, au-delà de la plateforme Youtube, de développer un discours polyphonique entrant en pleine cohérence avec celui qui alimente leur chaîne.

On relève enfin que les festivals constituent des lieux de rencontres doù émergent des discussions culturelles et scientifiques, mais où se pose aussi, plus largement, la question de la création vidéo. De la sorte, le Frames festival propose une journée professionnelle permettant la rencontre des vidéastes et des institutions. Il sagit, à cette occasion, de fédérer des professionnels aux profils et aux parcours variés mais qui ont pour ambition commune de travailler dans les meilleures conditions possible.

Ces réflexions ouvrent des axes de travail autour desquels sarticulent la sociologie participative et la sémiologie des différentes formes énonciatives. Une telle approche consiste à mieux saisir les enjeux de ces formes dexpression scientifiques et culturelles.

Virginie Spies

Université dAvignon

1 Chaîne « Des médias presque parfaits », 2016-2017, Youtube, https://www.youtube.com/channel/UClqXzMdc8hCC6PWRTBSYfgg

2 Comme ce texte repose en partie sur un retour dexpérience, je prie le lecteur dexcuser lusage ultérieur de la première personne du singulier.

3 Jean Peneff, Le goût de lobservation, Comprendre et pratiquer lobservation participante en sciences sociales, La Découverte, Paris, 2009.

4 Ibid.

5 Ibid., p. 10.

6 Cf. Compagnie Sémioprod. http://www.compagnie-semioprod.org/

7 Cf. Le Sémioblog. https://semiologie-television.com/

8 Après avoir travaillé en agence de communication et pour des institutions publiques, Guillaume Hidrot est depuis 2019 directeur de la Guilde des vidéastes (Fédération des métiers de création audiovisuelle diffusée sur internet). https://guildedesvideastes.org/

9 Je reviendrai plus loin sur la méthode de travail adoptée.

10 Sabine Chalvon-Demersay, Dominique Pasquier, « Le pouvoir de lanimateur », Pouvoirs, no 51, 1989, p. 51-60.

11 Voir à ce sujet « Des médias presque parfaits, pour un droit de citation », 2016, Le Sémioblog. https://semiologie-television.com/2016/12/des-medias-presque-parfaits-pour-un-droit-de-citation/

12 Cf. Le Sémioblog. https://semiologie-television.com/

13 Daniel Jacobi, « Sémiotique du discours de vulgarisation scientifique », Semen no 2, 1985. http://semen.revues.org/4291.

14 Marc Lits, « Quel futur pour le récit médiatique ? », Questions de communication, no 21, 2012, p. 37-48.

15 Virginie Spies, La télévision dans le miroir, Théorie, histoire et analyse des émissions réflexive, LHarmattan, Paris, 2005.

16 Oswald Ducrot, Le dire et le dit, Minuit, Paris, 1984.

17 Ibid., p. 193.

18 Ibid., p. 208.

19 François Jost, « Quand y a-t-il énonciation télévisuelle ? » in Penser la télévision, actes du colloque de Cerisy, sous la direction de Jérôme Bourdon et François Jost, Nathan, Paris, 1998, p. 30.

20 Cest surtout le cas dans le cadre des chaînes Youtube dont les vidéastes sont des professionnels qui, de fait, vont parfois faire des appels aux dons, mettre en place des campagnes de crowdfunding, etc.

21 Erving Goffman, La Présentation de soi. La Mise en scène de la vie quotidienne 1, Minuit, Paris, 1973, p. 238.

22 Cest le cas par exemple des vidéos de François Theurel qui dans sa série « Le fossoyeur de films » met en scène un personnage en quête du film de genre ultime. https://www.youtube.com/channel/UCwbV8cTR4yBgFdfa_BXV2OA

23 Erving Goffman, ibid., p. 239.

24 Daniel Jacobi, op. cit., p. 8.

25 Ibid., p. 69.

26 Jean-Louis Fabiani, « Le rituel évidé : confusion et contestation au cœur du Festival », p. 65-78, in Ethis E., dir, Aux marches du palais, Le festival de Cannes sous le regard des sciences sociales, La Documentation française, Paris, 2002, p. 77.

27 François Jost, « Au nom des pairs : Godard à Cannes », p. 81-87, in Ethis E., dir, Aux marches du palais, Le festival de Cannes sous le regard des sciences sociales, Paris, La Documentation française, 2002, p. 81.

28 Emmanuel Ethis, Sociologie du cinéma et de ses publics, Armand Colin, Paris, 2005, p. 112.