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Classiques Garnier

Le grand entretien avec Dominique Boullier

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2019 – 1, n° 7
    . Youtoubeurs, youtubeuses : inventions subjectives
  • Pages : 243 à 274
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406104193
  • ISBN : 978-2-406-10419-3
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10419-3.p.0243
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 01/04/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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le grand entretien
avec dominique Boullier

Études digitales a rencontré Dominique Boullier, Professeur des universités en sociologie, auparavant professeur à lEPFL à Lausanne et actuellement à Sciences Po Paris. Cet entretien a été mené avec Jacques Athanase Gilbert, Daphné Vignon et Armen Khatchatourov en mai 2019 à Paris.

Jacques Athanase Gilbert : Comment évoqueriez-vous votre parcours ? Quels traits vous paraissent-ils les plus saillants ?

Dominique Boullier : Léclectisme me semble être le terme qui me définit le mieux. Ma vie de chercheur nest quune de mes vies puisque jai également été éducateur, homme politique et chef dentreprise.

J. A. G. : Jignorais que vous aviez dirigé une entreprise.

D. B. : Jai créé mon entreprise en 1989 et je lai revendue lorsque je suis devenu professeur duniversité. Elle relevait du secteur du numérique, bien avant que les start-up ne deviennent la norme. Connaissant parfaitement ce domaine pour lavoir pratiqué, je suis particulièrement agacé par la manière dont la motivation et lenthousiasme des créateurs dentreprise sont exploités et caricaturés pour étayer lidéologie startupiste.

J. A. G. : De quelle manière avez-vous articulé toutes ces vies ?

D. B. : Elles ont été successives, à lexclusion de la vie politique. Concernant plus spécifiquement ma vie académique, jai été un « instituteur » au sens où je me suis attaché à instituer des collectifs de travail fondamentalement pluridisciplinaires. Cest ce à quoi je me suis employé à lUniversité de Technologie de Compiègne en prenant la direction de léquipe Costech 244à la suite de Bernard Stiegler et de John Stewart. Jai poursuivi dans cette voie à lUniversité Rennes II où jai pris la tête du LARES pendant trois ans ou bien encore lorsque jai créé le Laboratoire des Usages Lutin à la Cité des Sciences de Paris puis le médialab avec Bruno Latour. Jai enfin rejoint lÉcole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL) pour diriger le Social médialab.

Cette démarche instituante, à rebours du modèle startupiste, consiste à créer les conditions nécessaires à la viabilité dun espace collectif. Jemprunte ces termes à Pierre Legendre que jai rencontré lorsque je pratiquais la psychanalyse en tant que soignant au Centre Psychothérapique de Nantes. Si la psychanalyse institutionnelle représente donc ma matrice, mon passé dentrepreneur et de décideur ma permis dêtre spontanément en position de responsabilité. Cest certainement une des raisons pour lesquelles je nai pas publié autant que je laurais dû, retard que je memploie désormais à rattraper : mon premier souci a été de créer des environnements propices à lintelligence collective chère à Pierre Lévy. Techniquement équipés, ces environnements gardent des traces, fondent une mémoire, constituent un registre des activités mais surtout donnent à chacun sa place – et une place institutionnellement reconnue. Cette dimension na rien danodin. Jai régulièrement dû me battre pour éviter que les collègues ne se disqualifient entre eux, pour que certains soient reconnus pour ce quils étaient ou à linverse pour quon ne laisse pas croire que tout le monde peut tout faire et avoir les mêmes responsabilités. Un tel travail, qui na rien de comparable avec le management, est de nature politique : il sagit de rassembler autour dune mission, dun projet ou dun problème.

J. A. G. :Au regard de lensemble de ces expériences, vous qualifieriez-vous de sociologue ?

D. B. : Certainement mais il faut préciser que ma thèse en sociologie a été encadrée par un anthropologue en la personne de Gérard Althabe. Jai été formé par ailleurs en linguistique structurale par Jean Gagnepain. Lanthropologie et la linguistique constituent ainsi des éléments clés de ma formation intellectuelle qui na donc jamais été mono-disciplinaire. La première ma permis dappréhender le nécessaire décentrement induit par la pluralité des mondes qui simposent à nous. Sur ce point, alors que quelquun comme Bernard Stiegler prend 245comme référence fondamentale les Grecs, jaurais tendance pour ma part à me référer plutôt aux Achuar (étudiés par Philippe Descola). Je crois quil est possible de choisir librement ses fondateurs. La linguistique ma préparé à linformatique grâce à ses dimensions combinatoires et systématiques et grâce à la rigueur quelle suppose. Cet effort de formalisation est essentiel à la démarche scientifique, laquelle na toutefois rien dimpératif en soi. Par exemple, la psychanalyse na pas vocation à produire une science.

J. A. G. :La situez-vous donc du côté de lherméneutique ?

D. B. : La psychanalyse relève du soin – tâche extrêmement noble et dont la pratique permet dapprendre beaucoup. De fait, les praticiens se constituent un corpus théorique mais celui-ci est avant tout orienté vers le soin même sil peut subsidiairement permettre de créer des modèles. Néanmoins, ceux-ci ne sauraient être soumis à des dispositifs de mise à lépreuve de type scientifique. La psychanalyse partage ce trait avec la philosophie, à lexception peut-être de certaines branches de lempirisme voire de la phénoménologie : la mise à lépreuve scientifique nest pas leur principe dexplication et de validation, ce qui est dailleurs une bonne chose. Ainsi, lacanien convaincu, je pratique néanmoins les sciences cognitives, selon une posture qui pourrait sembler paradoxale. Il nen est rien dès lors que lon admet que ces dernières, contrairement à la psychanalyse, visent à réduire méthodologiquement les problèmes. Je suis redevable aux membres des laboratoires que jai pu créer ou diriger, particulièrement à lUniversité de Technologie de Compiègne, de cet abord pluriel. Dans le même esprit, le travail collaboratif ma permis de minitier aux computer sciences, même si je nai jamais codé sérieusement. Inversement, jai renoué avec les sciences politiques en enseignant à Sciences Po. Au-delà, je suis passionné par la géographie à laquelle mont initié Jacques Lévy et Franck Ghitalla qui ma donné le goût des cartes et des graphes. De même, je suis sensible à lexigence à laquelle sastreignent les historiens au regard des contraintes qui simposent à eux. Enfin, je me suis forgé une culture économique à la lecture dAndré Orléan, de Laurent Thévenot et de Michel Callon, cette dimension étant par maints égards absolument indispensable. Je suis donc, en lespèce, du côté des conventionnalistes.

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Autrement dit, je crains ceux dentre les économistes qui donnent leurs modèles pour un reflet de la réalité ou qui laissent ainsi croire que ceux-ci sont efficaces. Ils performent les marchés ainsi que la parfaitement démontré Michel Callon. Je me suis familiarisé avec la recherche de ce dernier, quil menait avec Bruno Latour, alors que jétais à lUniversité de Californie Berkeley en 1985 et 1986. Ainsi, mon souci permanent pour la technologie ma fait basculer de la linguistique structurale à la théorie de lacteur-réseau : Michel Callon comme Bruno Latour ont très précocement pris au sérieux la technique, ce qui nétait guère fréquent en France.

Ce passage de la linguistique structurale à la théorie de lacteur-réseau ne me semble toutefois pas être une totale rupture. Lune et lautre partagent en effet un fond commun : la sémiotique. Les actants de la théorie de lacteur-réseau sont, rappelons-le, directement issus de la pensée dAlgirdas Julien Greimas. Dès lors que leur fondamentale qualité dopérateurs est prise en compte, il est parfaitement possible de réaliser des combinatoires. Cela étant dit, je reviens avec le temps sur des positions plus structurales de même quil me semble essentiel détayer nos comptes rendus de mises à lépreuve. Cette démarche est complémentaire de celle empruntée par Marcel Mauss. Son Essai sur le don se fonde sur une collecte de comptes rendus dobservations malgré labsence de toute enquête de terrain personnelle. Autrement dit son travail de lecture est producteur de science en ce quil autorise la comparaison entre les différents comptes rendus ethnographiques. Il nest pas réductible à une simple accumulation dobservations empiriques à laquelle la théorie de lacteur-réseau semble parfois céder. Je me propose donc demprunter la voie dune théorie de lacteur-réseau computationnelle.

A. K. : De votre point de vue, quel destin linterdisciplinarité a-t-elle dans le monde actuel ?

D. B. : Les disciplines traitent dune multitude dobjets selon des points de vue spécifiques. Si lon fait leffort de distinguer schématiquement les points de vue, il est possible de rapprocher les économistes des psychologues, les uns comme les autres empruntant le point de vue des individus pour mettre en évidence leurs préférences personnelles. Au contraire, une grande part de la sociologie de même que les historiens de la longue 247durée visent les structures sociales et leur pouvoir. Enfin, la théorie de lacteur-réseau permet de prendre en compte les actants non-humains que sont les objets et les messages. Précisément, ceux-ci nont pas encore été sérieusement analysés alors même que nous disposons des outils méthodologiques permettant une telle étude. Or, cette dernière se doit dêtre interdisciplinaire. Elle peut même emprunter à lentomologie sans pour autant tomber dans la sociobiologie. Par exemple, il est parfaitement possible de soutenir que, de temps à autre, nous nous comportons selon des modèles que nous partageons avec les fourmis selon des principes de stigmergie (les traces des uns guidant les comportements des autres) sans pour autant réduire lhumain à la fourmi. Inversement, il ne serait pas pertinent de donner à croire que lhumain est uniquement un agent décideur parfaitement rationnel même si, contrairement aux fourmis, il peut prendre des décisions calculées et informées mais seulement de temps en temps comme le montrent les sciences cognitives ou lobservation des situations de travail. Il existe donc plusieurs régimes dengagement dans le monde, comme la montré Thévenot.

A. K. : Comment envisagez-vous linscription institutionnelle de linterdisciplinarité au sein de lUniversité ?

D. B. : Je ne peux quêtre pessimiste sur ce point. Les systèmes institutionnels ont permis de maintenir la valorisation des disciplines alors que les questions qui présentent un intérêt sont nécessairement interdisciplinaires. Cette situation est dautant plus dommageable quelle éclipse quiconque travaille à la frontière de deux champs disciplinaires. Le CNRS porte, sur ce point, une responsabilité majeure ainsi que jai pu le constater lorsque de 2000 à 2004, jai été chargé de mission auprès du directeur du nouveau département STIC, Francis Jutand, qui avait une vision vraiment pluridisciplinaire.

J. A. G. : Le CNU nest pas exempt dun tel travers. Il est impossible denfermer les chercheurs dans un objet et encore moins dans une approche unique. Lévi-Strauss a emprunté à la linguistique structurale un de ses modèles afin de lappliquer à un terrain anthropologique : si cette démarche a pu être comprise, en son temps, comme une transgression, il est tout à fait étonnant quun tel jugement perdure soixante-dix après les débuts du structuralisme.

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D. B. : Il est désolant de voir tant dénergies investies dans la défense de disciplines qui pourtant nexistent même pas en tant que telles : jen veux pour preuve quelles sont toutes construites et soumises à ce titre à des divisions paradigmatiques radicales. Ce biais justifie que de nombreux sociologues ne perçoivent pas le fait que les computational sciences se sont emparées de la dimension sociale sans avoir eu besoin de les consulter, et ce dautant plus vivement quelles répondent efficacement à la demande en la matière. Or, cette efficacité même ne va pas sans poser des difficultés tant en termes politiques que scientifiques. Jai publié larticle « Vie et Mort des sciences sociales avec le big data » dans la revue Socio pour tenter de provoquer, sur ce point, une prise de conscience. Les sciences sociales doivent urgemment définir les points de vue quil leur est possible dadopter ainsi que les méthodes qui leur sont associées au risque de se voir déposséder de leur objet détude. Il ne sagit donc pas de semparer du big data comme dune thématique de recherche parmi dautres. Bien plus fondamentalement, il convient de réunifier les sciences sociales tout en les divisant au moins en trois parties selon les trois points de vue que jévoquais précédemment : Les structures, les préférences individuelles et les réplications (propagation des non-humains).

J. A. G. :Il est vrai que de très nombreux chercheurs en sciences humaines et en littérature ont un usage purement instrumental des humanités digitales. Ils semparent ainsi, sans plus de question, des logiciels capables didentifier rapidement les occurrences et ne font pas preuve de la nécessaire prudence mise en exergue par Franco Moretti. Celui-ci rappelle en effet quil convient de fixer des présupposés avant de soumettre un texte à la question algorithmique. Autrement dit, lalgorithme ne peut agir que dans un champ pensé en amont.

D. B. : La constitution des corpus eux-mêmes ne peut être, en effet, déléguée aux outils digitaux. À lEPFL, jai eu la chance de pouvoir échanger régulièrement avec Franco Moretti qui ma fortement éclairé quant à ces problématiques. Sa démarche a ceci de précieux quelle prend au sérieux le potentiel du numérique sans toutefois céder ni à la fascination, ni au réductionnisme. Ainsi, sans disqualifier les experts, elle ouvre sur des questions dun nouveau genre mais des questions encadrées par un protocole particulièrement intéressant.

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J. A. G. :Vous venez de publier une seconde édition de Sociologie du Numérique alors que votre premier opus date de 2016. Vous semblez ainsi illustrer la notion de changement permanent que vous analysez par ailleurs, à lappui de la loi de Moore, non sans une certaine ironie. En effet, vous remarquez que, le changement fût-il constant, la promesse sous-jacente reste la même. Ainsi, le même succède au même à une vitesse vertigineuse. Une telle réflexion permet dinterroger la synchronisation quil est possible dopérer entre lhistoire des machines et lhistoricité de la vie humaine et de son rapport à la scientificité. Si nous avons un passé avec la technique, bien que les techniques en tant que telles puissent être très rapidement oubliées, vous évoquez le fait que nous serions passés dune transmission cumulative à une révolution permanente imposant de recommencer sans cesse. Il me semble que cette préoccupation était déjà la vôtre dans le rapport « Connecter nest pas instituer. Nouvelles technologies de communication et autres dispositifs pousse-au-jouir » que vous avez publié en 1988. À la lumière de ce texte, linstitution paraît être une problématique prépondérante de votre parcours de pensée. Pensez-vous quelle permette dinterroger la possibilité qui nous est laissé de construire une pensée durable alors que les nouvelles technologies changent en permanence ?

D. B. : Lhumanité fait face à des problématiques qui interrogent le pilotage politique autant que notre capacité à connaître les mouvements dans lesquels nous sommes pris. Je ninterprète cette passivité, pour ainsi dire grammaticale, ni par le prisme du complotisme, ni par celui du fatalisme. En revanche, je constate que nos décisions ont des effets systémiques, suivant en cela lidée de subpolitique développée par Ulrich Beck. Ces décisions sont formulées à lextérieur des instances décisionnaires, quelles soient ou non politiques, invitant instamment la philosophie des techniques à mieux cerner le running code. Il consiste à générer des lignes de code avant même toute spécification ou validation de projet, selon une logique radicalement différente de celle en œuvre pour linvention du train, de lautomobile ou de laviation ou même par lavancée de la biologie. Le running code va en effet de pair avec le rough consensus qui suppose, non pas une prise de décision au sens propre, mais ladoption de lopinion dominante dun groupe. Une telle posture sappuie sur un principe de parfaite égalité des membres du 250groupe entre eux. Or nous savons, pour reprendre la formule de George Orwell, que certains sont nécessairement plus égaux que dautres. Malgré cela, le consensus gouverne actuellement lensemble des décisions de nature technique, y compris au sein des start-up qui se prévalent dun développement dit « agile ». Si je devais me référer à ma culture psychanalytique, jinterpréterais une telle démarche comme un passage à lacte : la construction du désir est entièrement court-circuitée au profit de la seule pulsion. La moindre fantaisie, qui savère souvent dun mimétisme confondant, justifie que lon lance un projet pour peu quil soit techniquement possible. Lensemble des questions éthiques que soulève la technologie relèvent de cette attitude que nul ne veut remettre en cause sous prétexte quil ne faut pas freiner linnovation. Je soutiens au contraire que nous devons ralentir cette urgence en refusant de nous laisser aller au passage à lacte : il convient de se réinscrire dans une démarche de construction du désir, voire de contention du désir au nom de léthique. Nous ne pouvons-nous contenter dapologies, ce qui semble être devenu, à linitiative de Mark Zuckerberg, le troisième temps du couple running code/rough consensus.

J. A. G. : Et à votre avis, cela peut déboucher sur quoi ?

D. B. : Nous percevons bien que nous touchons là à une forme de dépolitisation radicale au sens où la construction institutionnelle des collectifs et des prises de décision, même dinspiration la plus libérale, est purement et simplement effacée au nom du solutionnisme technologique théorisé par Evgeny Morozov. Je me suis élevé, dès 2012, contre cette « invasion des barbares » qui paraissait alors porteuse de toutes les promesses. Je me suis ainsi opposé vivement à Henri Verdier et Nicolas Colin qui sétaient fait les chantres de la plateformisation à outrance. Eux-mêmes sont revenus sur leur position initiale : Henri Verdier, en particulier, en a convenu lors de lune de ses dernières conférences portant sur la souveraineté numérique. Lépoque actuelle est ainsi marquée par un retour à la régulation après lengouement démesuré pour la disruption. Celui-ci avait été relayé avec un particulier enthousiasme avant les années 2000, en pleine émergence de la « nouvelle économie », par quelquun comme Jean Michel Billaut, Président Fondateur de lAtelier de BNP Paribas. Lui comme dautres nont, à lépoque, pas tenu compte des 251avertissements de bon sens que nous étions peu nombreux à formuler : les sites sur lesquels misaient les investisseurs navaient aucun client, laissant présager léclatement de la bulle internet. Jentends bien que la spéculation est un jeu de perceptions réciproques et, quà ce jeu, les investisseurs ont choisi de miser sur des acteurs économiques sans activité commerciale en toute connaissance de cause, espérant réaliser leur profit avant que lillusion perceptive ne soit éventée. Le fait est que lécroulement fut certes prévisible et brutal mais non définitif : linnovation est en effet désormais régie par la spéculation ou, pour être plus exact, par un effet spéculaire. Elle avance selon limage de soi que les choix techniques permettent de générer chez lautre, que lon souhaite faire investir dans notre projet, pour à la fois donner du crédit et y croire. Cest la raison pour laquelle javance la notion dinnovation dopinion à la suite dAndré Orléan qui sest lui-même inspiré du concours de beauté théorisé par Keynes. Celui-ci offre un exemple limpide de la logique intrinsèque au capitalisme financier numérique que je souhaite investiguer, lequel génère des attentes et des signaux dans le seul but de faire réagir autrui. Ce couplage permet de comprendre la forme que prend actuellement la technique. Je mattache à suivre cette voie qui me semble la seule pertinente, de même que Marx na pas produit une sociologie de la machine à vapeur sans examiner par ailleurs les rapports de production correspondants. De fait, la machine à vapeur ne devait pas nécessairement déboucher sur lémergence de lindustrie capitaliste. Elle ne la générée que parce quelle était elle-même prise dans des rapports spécifiques de production, à commencer par laccumulation primitive et la division du travail de lépoque. De la même manière, nous aurions pu fonder un monde sur le modèle de celui qui régit Wikipédia. Nous laurions pu jusquen 1995, lorsque Bill Clinton et Al Gore ont livré lInternet au marché par le truchement des opérateurs télécoms alors quil était encore géré par la NSF (National Science Foundation). Dès lors, la perspective dune infrastructure publique de lInternet que nourrissait passionnément Berners-Lee sest à jamais perdue. En tout état de cause, cette espérance ne peut être disqualifiée au nom de linnovation, ne serait-ce que parce que Wikipédia est une véritable innovation. Mais ce modèle ne survit quà la marge, En périphérie de firmes devenues surpuissantes grâce à la finance. Si Google nassurait que sa rentabilité intrinsèque, via la vente de publicités, le pluralisme serait encore de 252mise. Au contraire, maintenant quil fait le cœur de la spéculation, ce moteur de recherche a étouffé toutes les alternatives, soit par absorption, soit par écrasement. Ce monopole de fait nous rend tous dépendants.

J. A. G. : Vous sembliez, dès un texte écrit en 1988, donner à la désinstitutionalisation un sens politique dans la mesure où lÉtat se modifie sous le coup de la financiarisation. Au regard de ce constat, quelles perspectives entrevoyez-vous à la double lumière de votre expérience dhomme politique et de chercheur ?

D. B. : Le matériel de cet ouvrage demeure en effet intéressant. Javais conduit des enquêtes de terrain afin de comparer les mécanismes régissant les services de messagerie, les parcs de loisirs et le Club Med. Jai, de la sorte, mis au jour leur étonnante concomitance en ce quils mont paru être des « pousse-au-jouir » pour reprendre les termes de Gérard Miller. Or, ces mécanismes sont plus que jamais de mise, installant un stress permanent, comme le souligne Sloterdijk : nous voici sommés de réagir à dincessantes stimulations. Les réseaux sociaux fonctionnent, en ce sens, selon la même logique que la finance, laquelle plonge ses acteurs dans un état de vibration permanent qui les conduit à exploser de temps à autre, tout autant que les bulles quils génèrent. Les films mettant en scène des traders fondent tout leur argument sur cette violente excitation. Même les Youtubers lont appris en veillant à publier ce qui choque et qui excite pour attirer de laudience. Un tel dispositif ne permet pas la construction du désir, ni même dun projet. Il est destituant en ce quil privilégie le mimétisme entre individus et disqualifie ainsi massivement le droit au profit du principe « winner-take-all ». Autrement dit, seuls comptent le premier, le plus imposant, le plus rapide ou le plus choquant. Cest dailleurs cette dernière dimension qui donne toute son efficacité aux fake news ainsi que la démontré une récente étude (Vosoughi, 2018) : plus nous sommes choqués, plus nous sommes prompts à répandre ce qui nous a choqués. On ne peut donc mettre sur le compte de la fausseté du message la rapidité de sa propagation, au-delà de linfluence que peuvent avoir par ailleurs les trolls.

Cette perte de linstitution est certes un problème de nature politique. Mais, plus fondamentalement encore, elle me semble relever dun problème anthropologique. Je rejoins sur ce point la position de Pierre Legendre qui nest pas réactionnaire au sens où elle consisterait à 253revêtir le passé de toutes les vertus. Au contraire, elle vise à réinventer le droit, suivant en cela lambition de Lawrence Lessig. Autrement dit, la fluidité qui est à notre disposition nest vivable que si elle est régulée. Wikipédia est, de ce point de vue, un chef-dœuvre : il a produit une véritable institution, même si celle-ci est complexe et certainement pas infaillible. Il nen demeure pas moins quelle permet de procéder à des arbitrages, quelle met à disposition des historiques et constitue donc une mémoire et quelle protège la contradiction à travers les espaces de discussion. La dimension contradictoire, précisément, est centrale tant en termes juridiques que politiques. Or, elle est totalement évacuée par des dispositifs du type de Google qui est devenu un moteur de réponse et non de recherche. Il donne des réponses en position zéro, cest-à-dire en tête de page, sans préciser doù elles proviennent et sans suggérer quelles peuvent être équivoques ou, pour le moins, porter à controverses. Ce sont ces mêmes réponses dont lutilisateur sempare sans plus de réflexion. Je ne peux que minquiéter de la dictature de la vitesse à laquelle nous sommes soumis même si je ne partage pas entièrement les positions que Hartmut Rosa défend dans Accélération, Une critique sociale du temps. Cet ouvrage, au demeurant, névoque pas directement le numérique.

J. A. G. : Il est étonnant que Hartmut Rosa ne se soit pas intéressé au numérique au regard de la thématique dont il a traité.

D. B. : Il faut tenir compte du fait que son ouvrage est paru en 2005, avant lexplosion de Facebook et de Twitter. En tout état de cause, il me semble que la situation à laquelle nous sommes confrontés relève moins dun problème daccélération que dun problème de rythme. En effet, même si la tendance est à une vitesse toujours croissante, elle est plus fondamentalement encore découpée en phases de plus en plus nombreuses, de plus en plus hachées. Létude de cette fragmentation a permis aux chercheurs de Costech à lUniversité de Technologie de Compiègne dexplorer le syndrome de saturation cognitive. Celui-ci peut être envisagé non seulement à partir de lattention mais également depuis les procédures de décision ou le traçage des comportements. La granularité de plus en plus fine qui est actuellement à lœuvre suppose que nous générions des impulsions, que le système génère des impulsions et que les unes comme les autres soient soumises à la calculabilité. Nous entrons ici dans un autre monde.

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A. K. : Reliez-vous cette granularité des actions et des décisions à ce que daucuns désignent par « la fin du sujet » ou « dividu » ?

D. B. : Minscrivant dans la lignée de Gabriel Tarde, je suis, de fait, leibnizien : la mise en exergue de la dimension infinitésimale, plus que lidée de monade, me semble une avancée majeure et pas uniquement pour les mathématiques. Elle a nourri le courant deleuzien au même titre que la pensée de Bruno Latour. On pourrait imaginer que linfinitésimal saccommode assez mal de mon intérêt pour la linguistique structurale. Je pense au contraire que lun et lautre sont complémentaires. Lorsque Ferdinand Saussure énonce : « la valeur dun élément, cest dêtre ce que les autres ne sont pas », il se rapproche du différencialisme. Or, celui-ci occupe une place centrale dans ma formation intellectuelle et se révèle dune particulière utilité dès lors quil faut saisir des degrés de granularité de plus en plus fins. Ceux-ci ne peuvent que disqualifier les sciences sociales si elles persévèrent dans létude de lindividu alors quil nexiste plus que des dividus qui ne sont eux-mêmes plus définis en fonction de propriétés sociales mais du seul fait que telle ou telle touche ait été maintenue appuyée pendant un temps donné. Lunité danalyse est dès lors ramenée à la micro-action. Louvrage publié par mes collègues de Sciences Po à propos du biais comportementaliste pointe cette problématique que jai alimentée en partie puisque jai ouvert un Laboratoire des Usages à la Cité des Sciences en 2004. Celui-ci était entièrement dédié à la mesure comportementale dans la perspective toutefois de redonner une place aux utilisateurs. Le fait est que le contexte a, depuis cette expérience, totalement changé. La question ne consiste plus à débusquer un quelconque biais comportementaliste. Elle repose sur le fait que la granularité est devenue le ressort même dun système économique calqué sur le modèle de Google, ainsi que Shoshana Zuboff la parfaitement démontré. Ce quelle appelle « la plus-value comportementale » est généré à partir de traces qui sont transformées en « produits prédictifs ». Cette problématique ne peut être tenue pour un simple parti pris théorique. Les promoteurs dune telle économie sembarrassent assez peu de théorie mais ont parfaitement trouvé leur intérêt dans lexploitation de la granularité appliquée aux comportements. Et la force de frappe financière de ces plates-formes, en raison du mode de financement dominant dinternet, à savoir la publicité, leur permet 255dorienter les futurs comportements grâce à cette connaissance fine des traces de nos comportements passés. Cela produit un mouvement dapprentissage permanent qui fait dire à Zuboff que la division de lapprentissage remplace la division du travail : les firmes apprennent y compris avec le machine learning alors que les sujets savent de moins en moins pourquoi telle information se présente à eux dans notre fil ou pourquoi tel résultat est mis en avant, et comment il se fait quon est incapable de sempêcher de vérifier nos comptes sur tous nos réseaux et de réagir à tout nouveau post.

J. A. G. : Pour filer lévolution de lindividu au dividu, il serait peut-être plus pertinent dévoquer des portements plutôt que des comportements. Si ces derniers présupposent une unité constituée, les premiers sont réductibles à une congruence de traces qui effacent lavec, le « cum ».

D. B. : Ce dernier demeure néanmoins mais uniquement sur un mode algorithmique ou statistique.

A. K. : Il ne simpose pas comme une nécessité : les machines, quelles soient commerciales ou scientifiques, sintéressent exclusivement aux micro-actions.

D. B. : Certes. Néanmoins, ces dernières ne font sens que si elles permettent la détection de patterns, cest-à-dire dune forme dagrégation. En tout état de cause, cette détection se fonde sur la différence. Ce nest pas un hasard si le machine learning comporte, via les support vector machines, un mode analogiste : on optimise les similarités et les différences pour rendre la classification plus robuste. Il nest plus dès lors question que de mesurer des distances.

A. K. : Shoshana Zuboff ajoute aux trois niveaux de réalité décrits par Karl Polanyi (la vie devenue travail, la nature devenue biens immobiliers, léchange devenu monnaie) un quatrième niveau : le comportement. Elle pose par là une question de nature pour ainsi dire ontologique.

D. B. : Cest la raison pour laquelle linternet des objets nest pas un phénomène anecdotique. Il empêche de faire une distinction de substance entre les traces laissées par un clic à linitiative dun utilisateur et celles 256consécutives à laction dun robot. Un tel prisme pose des problématiques multiples tant du point de vue statistique que juridique ou de traitement massif des données. La théorie de lacteur-réseau est particulièrement utile dans ce contexte : elle nous a équipés intellectuellement de façon à ce que nous puissions accueillir le non-humain dans notre réflexion.

J. A. G. : Lexpérience de Parcours Sup est, de ce point de vue, très intéressante. Les élèves dont les souhaits navaient pas été retenus ont demandé à recevoir la justification de ces décisions. On leur a adressé pour toute réponse, et après de nombreuses sollicitations, cent pages de code. Néanmoins, ils ont ainsi obtenu, quoiquindirectement, quune personne humaine signe les décisions correspondantes. Un tel exemple illustre bien le fait quon assiste à une sorte de transfert des instances décisionnelles particulièrement problématique. En effet, les machines ne pouvant prendre de décisions juridiquement qualifiées, elles ne peuvent quapporter une aide à la décision. Pour autant, la qualité interfacielle de notre environnement napporte aucune assurance quant au respect de cette nécessaire limitation.

D. B. : Pour faire à nouveau référence à Karl Polanyi, jévoque à ce propos une logique de désencastrement du calcul : celui-ci sautonomise ; ses boucles tournent par elles-mêmes sans garantir linterprétabilité de leurs résultats et sans être reprises à lintérieur dun quelconque design organisationnel, qui doit toujours être spécifique. Dun point de vue juridique, il est essentiel de pouvoir distinguer entre léventuel recours à une aide à la décision et les décisions effectivement validées. Au regard de cette difficulté, Alain Bensoussan, malgré le caractère polémique de ses prises de position, a raison de vouloir doter les robots dune personnalité juridique, selon le même modèle mobilisé par lInde et la Nouvelle-Zélande à propos des fleuves ou, récemment, pour le lac Érié. Seule une telle démarche permettra dattribuer la responsabilité à qui de droit. Le non-humain doit donc accéder à un statut juridique quand bien même nos façons de penser devraient en être bouleversées. Là encore, la théorie de lacteur-réseau est déterminante en ce quelle a permis à la réflexion de ne plus être uniquement centré sur le sujet humain.

D. V. : Votre ouvrage La ville événement paraissait développer une perception plus négative de linstitution que celle que vous livrez ici. Vous 257remarquez en particulier quelle propose une « fiction pauvre », voire « lacunaire », contrairement à celle produite par la « conversation » soutenue par les réseaux sociaux.

D. B. : Ce livre relève de lanthropologie urbaine. Il démontre que les événements mineurs peuvent générer des changements déchelle, comme on lobserve sur les réseaux sociaux. Linstitution a toujours une difficulté à être en prise sur les événements. En lespèce, ceux relatés au sein de La ville événement sont très précisément documentés puisquils ont été observés simultanément par plusieurs membres de léquipe de recherche que javais constituée pour cette étude. Celle-ci permet de souligner la grande expertise dont sont dépositaires les acteurs de terrain qui simposent comme les indispensables capteurs de linstitution. Jen ai moi-même été le témoin pour avoir participé à plusieurs patrouilles avec les forces de maintien de lordre. Je pouvais sentir ceux dentre les agents qui portaient linstitution avec eux : au contraire de leurs collègues pris par la peur, ils disposaient de cette étonnante capacité à pacifier les situations par leur seule présence, y compris face à des protagonistes pris de boisson et emportés par lexcitation du moment. De la même façon, jai vécu des scènes particulièrement tendues lorsque je travaillais comme éducateur auprès de jeunes délinquants. Ainsi, mon expérience de linstitution ne se situe pas uniquement à un niveau conceptuel et juridique ; elle est également pour ainsi dire physique au sens où linstitution peu ou non sécuriser les personnes. Les récents exemples de harcèlement démontrent les effets délétères dune institution qui nest pas instituante, dune institution qui ne garantit pas sa place à chacun. Permettez-moi de remarquer à ce propos que le management a massivement détruit cette garantie des places pour des raisons supposément libérales de performance ou de compétitivité.

Travailler sur les événements ma donc permis de souligner que les institutions, du fait de leurs protocoles, ne parviennent pas à saisir ce qui émerge, le grain fin de ce qui est. Pourtant, dans le même temps, elles sappuient sur des professionnels qui jouent pour elles le rôle de capteurs tels que les agents de renseignement qui se mêlent aux manifestants. Du moins, ce fut le cas jusquà récemment. Après être allé observer les manifestations des « gilets jaunes » sur les Champs-Élysées, jai publié le 4 décembre 2018 un article sur mon blog de Mediapart intitulé 258Lincroyable faillite du maintien de lordre macronien. Un tel constat déchec simpose à tous ceux qui, comme moi, ont eu loccasion de voir la manière dont les forces de lordre travaillaient il y a seulement dix ans et la manière dont elles interviennent de nos jours.

J. A. G. : Pensez-vous que cette faillite soit volontaire ?

D. B. : Elle émane dune volonté politique dont lobjectif est de nier le mouvement des « gilets jaunes », de lui interdire toute forme de représentation, de lui refuser une place et donc de le destituer. Cest la raison pour laquelle, et pour la première fois, les manifestants qui se sont présentés à dix heures du matin Place de la Concorde se sont fait gazer cinq minutes plus tard : ils navaient pas le droit de cité sur les Champs-Élysées alors même quils y ont été ensuite autorisés. On saisit là lincohérence du pouvoir et son propre affaissement institutionnel au profit de la réactivité. Par ailleurs, on ne peut que constater lincompétence avec laquelle il prend appui sur les agents à sa disposition. Il sensuit quil est tout à fait fallacieux de prétendre que des milliers de black blocks déferlent sur Paris alors quils ne sont que quelques centaines sur le territoire national et, qui plus est, parfaitement connus des services de renseignement. À défaut de sappuyer sur lexpertise policière, il est impossible dinstituer la manifestation, autrement dit de lui donner sa place. En lespèce, les « gilets jaunes » que jai vu être bloqués avenue de Friedland navaient plus nulle part où aller : certains dentre eux ont donc commencé à allumer des feux, ouvrant la voie aux épisodes émeutiers dont nous avons été les témoins. Ce gigantesque désordre est une caricature de la désinstitutionalisation.

D. V. : De quelle manière ces places institutionnelles sont-elles données ? Peuvent-elles être revendiquées ? Le modèle de Wikipédia et de lintelligence collective que vous évoquiez précédemment peut peut-être permettre de répondre à cette question tout en en appelant une nouvelle : la représentativité politique est-elle encore possible à travers linstitution ?

D. B. : Nous ne pouvons que constater lessoufflement dun certain type dinstitutionnalisation de la représentation tant politique que scientifique, celle-ci étant aux prises avec un mouvement de disqualification 259généralisée. Bruno Latour et moi-même avons, malgré nous, contribué à cette malheureuse tendance en ce que nous avons rappelé que la science en train de se faire suppose une multiplicité de controverses. Nous avons ainsi mené un travail particulièrement rigoureux autour des hésitations, des débats et des mises à lépreuve qui précèdent létablissement dune science ou dune innovation technique, travail qui présente, de mon point de vue, un apport essentiel des sciences and technological studies. Or, cette prise de position a été entendue comme lannonce de la disparition de la vérité scientifique en tant que telle. Il sagit là dun parfait contresens : il nest en aucun cas question daffirmer labsolue relativité des thèses entre elles. Toutes ne se valent pas. Je crains que les discours de cette eau qui prolifèrent actuellement, exploités quils sont par les réseaux numériques, ne soient quune réaction à labus de pouvoir scientiste qua commis linstitution scientifique.

J. A. G. : Dans lAntiquité et au Moyen-Âge, je pense au Contre les sophistes dIsocrate ou au Traité décisif dAverroès il paraissait évident quil fallait articuler les dimensions tant ésotériques quexotériques ce qui a pu paraître incompréhensible à un lecteur daprès les Lumières. Les questions antiques et médiévales ont été balayées par laffirmation dune vérité scientifique établie selon un modèle pyramidal ascendant. Or, le modèle actuel semble renversé et se présente comme une sorte dentonnoir descendant.

D. B. : Le texte de ma conférence Éduquer à lincertitude, publié dans louvrage Cultures numériques, soulève ce paradoxe. Éduquer à lincertitude consiste à admettre quil nest plus possible de transmettre les certitudes qui étaient, auparavant, rattachées aux institutions par le truchement des autorités. Ma définition de linstitution, au contraire, nest pas liée aux autorités mais sarticule à la notion de place. Or, affirmer que chacun se voit garantir une place suppose quon puisse penser un garant, un tiers que daucuns ont pu qualifier en leur temps de méta-social. Si celui-ci seffondre, un climat dincertitude sinstalle nécessairement, rendant par-là même difficile toute démarche éducative. Parallèlement, les dispositifs techniques tels que la blockchain sont censés reposer sur une confiance distribuée et sans garant alors quun examen plus attentif met en évidence le fait quils alimentent une défiance totale. Il faut en effet déployer des 260efforts inouïs (ce quon appelle des proof of work qui demandent des calculs très complexes, pour le modèle de blockchain de Bitcoin tout au moins) pour obtenir la validation dun contrat dont le contenu lui-même nest pas parfaitement clair puisquil est crypté. Nous assistons donc à lémergence dun régime de défiance généralisée particulièrement vis-à-vis des intermédiaires traditionnels tels que les scientifiques, les politiques ou les journalistes. Il nous est proposé de les remplacer par un contrôle technologique et algorithmique. Or, larchitecture de ce dernier a été pensée sur le présupposé quil nest plus possible davoir confiance en rien ni personne. Un tel monde est proprement invivable.

A. K. : La seule mesure palliative consiste à distribuer le calcul.

D. B. : Cest bien la preuve que lon se méfie de tout le monde et non que lon est gouverné par un idéal du partage : il sagit par cette distribution dempêcher quiconque de fausser la construction des chaînes de blocs. Le peu de temps où jai eu à subir un tel régime était lors de mon bref séjour en Pologne pendant le coup dÉtat du général Jaruzelski. Faire lexpérience dun État totalitaire est un bon moyen de sen prémunir à tout jamais.

J. A. G. : Vous évoquez cette question lorsque vous traitez de linvisibilité. La méthode de Max Weber consistait, à partir de corrélations, de développer des explications permettant daccroître le visible du déjà-visible. Or, actuellement, le « dessous du visible » ne peut être porté à la visibilité : linterface arrête la vue. Vous analysez ce modèle au fil de votre interrogation autour de limmersion. Vous remarquez en effet que nous ne disposons plus dune vision extérieure par laquelle le sujet posait son objet pour le concevoir, fût-ce au prix dune opération artificielle. Au contraire, vous affirmez à la suite de Peter Sloterdijk quil faut, pour voir, être maintenant à lintérieur. La difficulté est dès lors de situer ce que lon peut tenir pour le « dedans », dautant plus que la notion de dividu suppose de ne récolter quune multitude de données. À défaut, et si nous choisissons de nous en remettre seulement au calculable, nous serons contraints dadopter une posture conséquentialiste. Dès lors nos choix se porteront sur ce qui marche plutôt que sur ce que nous comprenons. Au-delà, dans dautres traditions culturelles, il nest pas nécessaire de voir et de comprendre pour admettre lefficacité. En dautres termes, nassistons-nous pas tout simplement à la crise dun type de science strictement occidentale ?

261

D. B. : Cest le prix à payer du mouvement moderne dextériorisation du sujet. Nous avons posé le monde à lextérieur, et pas uniquement par lintermédiaire de la perspective. Nous nous en sommes extraits. Mais, ainsi que Sloterdijk le souligne, nous avons finalement toujours été à lintérieur. Dès lors, il nous revient de répondre à cette question : que pouvons-nous penser à lintérieur ? Il nest pas impossible que la phénoménologie soit la plus apte à y répondre. En tout état de cause, nous ne pouvons plus nous contenter de lappréhension scientifique du monde. Or, paradoxalement, renoncer à lomnipotence scientifique nous permet dacquérir un nouveau type de connaissances. Cest la raison pour laquelle jaffirmais précédemment que la psychanalyse na pas à faire science. De même, lexpertise sur laquelle sappuie la pharmacopée indienne ne peut être disqualifiée au seul motif quelle nest pas de nature scientifique. Cela étant dit, ma position nest pas celle du relativisme : je prétends au contraire quil nous faut continuer à faire de la science ne serait-ce que pour tout ce que celle-ci a permis et permet daccomplir. Néanmoins, nous devons être en mesure de la poser à côté dautres modes de connaissance, et ce dautant plus quune appréhension depuis lintérieur du monde est riche denseignements.

Cest à partir de ce constat que je modèle actuellement le plan de mon ouvrage consacré à lhabitèle. Dautant plus que la question de lintérieur percute celle posée par le modèle des réseaux. En effet, celui-ci nécessite, de manière générale, un point de vue extérieur en ce quil suppose de cartographier le monde. De la sorte, notre préoccupation porte moins sur les entités qui circulent au sein des réseaux que sur la topologie que ces derniers permettent didentifier. A contrario, ma recherche, que je qualifie volontiers de troisième génération des sciences sociales, porte sur ce qui circule dans les réseaux et qui nest ni un nœud, ni une structure et qui, dune certaine façon, se situe à lintérieur des réseaux.

Nous devons admettre quen adoptant des modèles du réseau, nous avons dissous toute pensée de lenveloppe et implicitement de linstitution. Il va sans dire quune telle lecture peut être aisément transposée dans le champ politique : la globalisation est synonyme de réseau alors que le protectionnisme réfère à lenveloppe. On peut objecter quune telle affirmation est, par maints égards, trop tranchée. Force est pourtant de constater que, pour avoir donné un privilège presque exclusif au réseau, nous devons maintenant réinventer lenveloppe. Une telle démarche relève 262dun programme à la fois politique et technique au sens où elle suppose dengager la réflexion dabord au niveau de chacun, puis au niveau dun système technique et enfin au niveau dune coopération entre États, dont on peut dès lors se demander sils sont capables de « faire enveloppe ». Il ne sagit donc pas de théoriser une protection entendue dans le sens le plus réactionnaire du terme, dautant moins que refuser toute forme déchanges équivaut à une condamnation à mort. Au contraire, il convient de penser une immunologie dans le sillage de Peter Sloterdijk. Il sagit dès lors détudier les modalités de régulation des flux, des échanges et des places. Celles-ci sont nécessairement plurielles pour chacun dentre nous : nous ne sommes plus en position den avoir une seule et devons au contraire admettre den changer régulièrement.

D. V. : Comment se garantir contre une totale relativisation des places entre elles ? Envisagez-vous quil puisse y avoir des « justes places » pensées sur le modèle du kairos ?

D. B. : Cette problématique est complexe tant dun point de vue politique que cognitif. Si nous ne vivons plus dans une société traditionnelle, nous devons néanmoins maintenir un sens des places sans pour autant que celles-ci soient substantielles ! On peut alors reprendre une démarche structuraliste (au sens formel et théorique du terme) pour tenir compte des différences. En effet, nous navons de place que dans des systèmes différentiels qui sont plus mobiles quauparavant, quand bien même les grandes hiérarchies sociales ont perduré. Dans cette perspective, il nest pas question de disqualifier a priori ceux dentre nous qui veulent défendre leur place, ou pour le moins leur droit à avoir une place. Si cette revendication est légitime, il nen demeure pas moins quil nest plus possible doccuper les mêmes places quauparavant. Les travaux que nous avons publiés au sein des Cosmopolitiques avaient précisément pour ambition dassembler ces différentes positions sans les disqualifier a priori. Au-delà, évoquer le changement des positions néquivaut pas à promouvoir le relativisme. Il nous est possible dadopter un temps une posture scientifique puis, à dautres moments, une posture relevant de lexpérience humaine : lune nannule pas lautre.

D. V. : Est-il donc possible de rapprocher la notion de point de vue que vous exposiez précédemment de la notion de place ?

263

D. B. : De même que le pluralisme politique est au fondement de la démocratie, de même nous devrions admettre parfaitement quil existe une pluralité de postures permettant de penser le monde. Aucune dentre elles ne peut se donner comme hégémonique, au mépris de toutes les autres. En ce sens, la récente tribune de Bruno Latour parue dans Le Monde me semble être une perte de temps. Il sévertue à évacuer la tradition bourdieusienne au prétexte quelle ne permet pas de comprendre le monde. Je ne peux pas partager une telle affirmation. Les bourdieusiens ont développé un modèle qui a imprégné la vision que nous avons du social : il est donc loin dêtre ridicule.

J. A. G. : Considérer quune vérité simpose au détriment de toutes positions contradictoires est une démarche strictement religieuse ainsi que la démontré Jan Assmann avec sa critique du monothéisme. Ce dernier ne consiste pas à adorer un seul dieu mais suppose de faire la différence entre le vrai dieu et les faux dieux. Affirmer quun dieu est vrai au détriment de tous les autres pousse nécessairement à créer des clivages et à faire sécession. La science sest, dune certaine manière, fondée sur ce monisme de confiance et de croyance. À un certain point limite, affirmer que lon ne croit en rien est un énoncé strictement monothéiste.

D. B. : Bruno Latour définit le moderne comme celui qui croit que les autres croient. Cest par ce quelles sont données pour des croyances que certaines visions du monde peuvent être disqualifiées. Or, en défendant cette position, le moderne expose ni plus ni moins que sa propre croyance. Au contraire, si lon adopte le perspectivisme dEduardo Viveiros de Castro, on peut passer dune vision à lautre. Pour autant toutes ne se valent pas, ne serait-ce que parce que la domination des unes sur les autres fait tout lenjeu de la lutte des influences politiques. Or, dominer ne signifie pas écraser : il ne sagit pas, au travers de la domination, de détruire un ennemi auquel on dénierait le droit à la commune humanité. Dans cette perspective, le pluralisme est érigé au rang de valeur fondamentale et doit être à la fois préservé et parfaitement décrit. Précisément, la description des différents régimes de vérité simpose comme une véritable difficulté à laquelle Bruno Latour néchappe pas lorsquil opère une distinction entre ce quil nomme les « modes dexistence ». Son recensement a pris une telle ampleur que la photographie densemble est devenue particulièrement complexe.

264

Plus modestement, je développe une lecture fondée sur les trois points de vue qui me semblent structurer les sciences sociales et que jai cités précédemment. Ceux-ci supposent que le pouvoir dagir soit délégué aux structures, ou aux préférences individuelles, ou aux actants que sont les objets et les messages en circulation. Permettez-moi de préciser que cette « délégation de pouvoir » est arbitraire au sens où elle nest réalisée quà des fins dinvestigation. Ainsi, lorsque nous affirmons que le pouvoir dagir est délégué aux structures, nous ne prétendons pas que les personnes sont susceptibles dêtre manipulées comme des marionnettes. En tout état de cause, il est impossible dembrasser ces trois points de vue dun même mouvement, dautant moins quils supposent chacun de mobiliser des méthodes très spécifiques.

Cest lexpérience du numérique qui ma amené à adopter cette position pluraliste En effet, la démarche que nous avions empruntée dans le cadre du médialab mest apparue, au fil du temps, relever dun malentendu. Elle consistait à repérer des structures, en utilisant parmi les méthodes numériques uniquement celles qui permettent une analyse des positions ou une topologie des controverses. Reconstituer ces controverses dans le temps en deuxième instance ne résout pas les difficultés que pose un tel abord. Celui-ci postule en effet de définir les positions à lavance alors que leur mouvement nest perçu que cinétiquement, comme une succession de clichés. Néanmoins, nous ne pouvons nous en tenir à ce point de vue qui est uniquement celui des structures. Précisément, mon propos est de comprendre les modalités de circulation dentités telles que les énoncés. Je cherche donc à suivre les entités circulantes, à comprendre la manière dont elles pénètrent dautres entités afin dévaluer leur pouvoir dagir, fût-il limité et leur capacité à créer du réseau, fût-elle provisoire. Cest la raison pour laquelle je travaille sur la mémétique, en mappuyant sur Daniel C. Dennett et sur lévolutionnisme culturel. Le fait est quil existe un véritable courant permettant de concevoir ce qui se maintient à travers de multiples figures, y compris au sein du monothéisme. Quelles raisons justifient-elles une telle survivance des énoncés ? Il me semble essentiel de mettre ces derniers à lépreuve sans pour autant viser à leur ôter tout leur pouvoir. Une telle démarche permet de rétablir un certain pluralisme qui nest ni disciplinaire, ni hiérarchisé.

265

A. K. : Votre article intitulé medialab stories : How to Align Actor Network Theory and Digital Methods retrace de manière critique laventure du médialab. Comment définiriez-vous la troisième voie que vous tentez douvrir entre le point de vue des structures dune part et le point de vue des préférences individuelles dautre part ? Bruno Latour a lui-même, à lorigine de sa réflexion, souhaité sinscrire sur un autre plan quÉmile Durkheim et Max Weber pour échapper à la dichotomie entre individus et structures. Quel est, selon vous, lapport du numérique au service de cette recherche ? Celle-ci passe-t-elle nécessairement par lanalyse des énoncés ? Le cas échéant, sagit-il de prendre en compte uniquement les énoncés en tant que tels ou est-il également nécessaire de saisir leur circulation et leur survivance ? Enfin, une telle démarche peut-elle déboucher sur la question des institutions, laquelle nest pas frontalement prise en charge par la théorie de lacteur-réseau ?

D. B. : Forte de son ambition de créer un « monde plat », la théorie de lacteur-réseau a été, dès lorigine, conçue comme une machine de guerre contre les institutions. Ainsi que le rappelle larticle que jai cosigné en 2012 avec Bruno Latour, Pablo Jensen, Tommaso Venturini et Sébastian Grauwin sous le titre The whole is always smaller than its parts – a digital test of Gabriel Tardes monads, dès lors que « le tout » est entièrement déplié, ne reste quune multitude de petites différences, qui, emboîtées les unes avec les autres, font institution. Si cet abord est légitime, il ne peut, à mon sens, se donner pour définitif, raison pour laquelle je ne peux souscrire à cette idée de « monde plat ». En effet, les assemblages une fois constitués ne sont pas réductibles à de simples amas : ils font corps. Sans nier lexistence des cellules, un tel constat permet donc de considérer des corps dont on peut dire, comme pour le corps humain, quils sont autres choses que des conglomérats de cellules. Ainsi, tout constructivisme responsable se doit de reconnaître non seulement le déconstruit mais également le construit. Ce dernier permet de faire des entités originales qui séchappent et vivent leur vie sans que lon sache vraiment pourquoi. Des entités qui, en vertu de la théorie de lévolution, gagnent ou perdent mais, pour le moins, existent.

Par ailleurs, lorsque nous avons créé le médialab en 2009, nous avons, à la suite de Franck Ghitalla, abordé le numérique à partir de lanalyse des liens hypertextes. Cette acception de la trace se justifiait 266car les réseaux sociaux nétaient pas aussi développés quaujourdhui, avant quils ninstaurent la traçabilité du moindre comportement. Franck Ghitalla ma présenté sa première analyse des réseaux au tout début des années 2000. Jai trouvé ce modèle aussi passionnant que spéculatif. Je me suis immédiatement méfié des approximations induites par les transpositions précipitées des clusters aux « communautés » ou des nœuds aux « acteurs » – même si nous devons à présent apprendre à vivre avec ces approximations. En tout état de cause, si la démarche de Franck Ghitalla a été instructive, elle ne permettait pas de rendre compte des flux, devenus pour ainsi dire invisibles. Dès lors que le réseau est appréhendé uniquement comme une structure, les liens sont, en quelque sorte, institués. De la sorte, ces derniers peuvent même être marchandés au sein dune communauté : par exemple, les référencements séchangent entre membres (je te cite, tu me cites). Google, sil participe pleinement à cette logique, ne repose pourtant pas uniquement sur une telle mécanique topologique. Il prend au contraire en compte une dynamique de circulation de traces de comportements quil ne me semble plus possible de négliger.

Jai participé à la production détudes topologiques portant sur le Web scientifique et technique ou sur le Web du livre. Jai appris donc dexpérience que les graphes générés à partir des algorithmes sont à prendre avec circonspection. Par exemple, les distances entre les sommets, comprises aussi bien en termes de spatialisation que de visualisation, sont pondérées sans que lon sache toujours exactement le justifier. Or, ces graphes sont utilisés pour rendre visibles voire expliquer des structures, des positions substantielles : ils permettent de décrire les camps qui saffrontent lors dun débat ou les positions dalliances adoptées dans le cadre dun projet. Une telle méthodologie na rien à voir avec la théorie de lacteur-réseau. En effet, lANT permet de rendre compte dune dynamique entendue dans une perspective deleuzienne comme un devenir. De mon point de vue, celle-ci ne peut être appréhendée que grâce au suivi des entités qui circulent et qui relient.

Je nen suis venu à cette conclusion quavec le temps même si je nai jamais adhéré aux discours pseudo-théoriques visant à faire du numérique le révélateur dune prétendue continuité du social depuis léchelle microscopique à celle macroscopique, ou qui combinerait sans contradiction une approche qualitative et une approche quantitative. 267Les données ne sont pas la réalité ! Celles-ci, ainsi que le monde quelles décrivent, sont formatées par nos regards et donc par nos instruments. Ce fait nappelle aucun jugement de valeur. Cest uniquement une condition de la connaissance qui doit être pleinement prise en compte de sorte que nous soyons conscients de ce que lon fait. Au contraire, nous avions déployé, au sein du médialab, un discours inadapté à notre activité réelle. Cest la raison pour laquelle jai développé une critique de largument de la continuité, en particulier à travers larticle intitulé Zoomer nest pas explorer. Le zoom nest pas un simple mouvement de rapprochement. Il suppose de procéder à un entier recalcul, fondé sur des algorithmes spécifiques : il ouvre sur un autre monde que celui qui a été vu depuis le lointain. Le zoom noffre donc quun effet artificiel de continuité. Lensemble de ces incohérences a motivé mon départ vers lÉcole polytechnique fédérale de Lausanne. Les membres du médialab, occupés à produire des graphes et de la topologie, ne pouvaient pas travailler à partir de mes propositions et abandonner le point de vue de la structure des positions, alors même quils pensaient pratiquer lANT.

Ainsi que je le soulignais plus haut, si lon sen tient au modèle proposé par Bruno Latour, les institutions « ne sont que » des accumulations de petites différences. Cette définition me paraît trop restrictive. Au contraire, si lon adopte une démarche différentielle, il est possible de saisir ce qui circule et qui va créer, à un moment donné, les conditions de structuration dune institution. Il ne sagit pas ici dénoncer un principe général mais de démontrer empiriquement ces dernières, de les calculer, de les comparer. Le fait est que certaines aboutissent, dautres non. Or, seules celles qui « marchent » comptent dans la durée, ainsi que nous lavons déjà remarqué. Sur ce terrain, les computational sciences ont un temps davance : elles offrent une véritable efficience sans sembarrasser de théories. Nous pouvons donc contribuer à les reconnecter à ces discussions théoriques.

J. A. G. : Elles introduisent néanmoins une dimension sémiotique en ce quelles produisent du sens.

D. B. : Cest beaucoup dire. Au mieux, elles laissent des traces potentiellement interprétables ou plus exactement corrélables. Elles créent ainsi les conditions démergence du sens.

268

Ces processus façonnent un environnement propice à la prolifération de traces que nous avons dorénavant la possibilité de suivre. Je me propose ainsi de men tenir à la théorie de lacteur-réseau au sens strict et de distribuer lagentivité non seulement aux humains, mais également à toute entité quelle soit ou non vivante telles que les objets ou les messages. En effet, si ceux-ci sont des extensions de nous-mêmes, ils vivent une vie propre dès lors quils entrent en circulation. Lenjeu consiste donc non seulement à les suivre, à les comparer, à les analyser mais également à les calculer. Dans cette perspective, jespère pouvoir lancer un programme de travail qui consiste à reprendre les protocoles dévaluation des chances de succès dans les environnements quasi expérimentaux que sont les mèmes et twitter. Ceux-ci, bien que parfaitement artefactuels et marginaux par rapport aux tendances lourdes du social, relèvent néanmoins du social. Ils permettent de mettre à lépreuve des détections de patterns à partir de méthodes de data science. Adopter une telle démarche cest admettre la nécessité de la réduction des dimensions des problèmes pour les rendre calculables – une réduction dont jai fait sans cesse le constat au fil de mes travaux au sein de lÉcole polytechnique fédérale de Lausanne. Cest prendre le contre-pied de la position de Bruno Latour telle quil lexpose dans son ouvrage Irréductions quil a publié en 1984 et remanié en 2005. Il soutient en effet quil nexiste pas de meilleur rôle politique que de révéler lensemble des entités qui contribuent à peupler un phénomène, ce quil fait très bien dans son article Le topofil de Boa Vista ou la référence scientifique - montage photo-philosophique. Cette étape créative de la recherche mène inévitablement au surpeuplement et à limpossibilité de la comparaison, qui doit constituer selon moi, la seconde phase du processus de connaissance, sa validation qui supposera nécessairement une réduction de dimensions du problème (ou de ses variables). Cela suppose donc, après repeuplement et restitution de la continuité et intégration à un schéma conceptuel pour rendre compte de ces entités, daccepter de discrétiser, de classifier pour rendre comparable. Au contraire, les data scientists ont tendance à prendre les concepts et les catégories disponibles dans le sens commun (ou dans une discipline) pour sélectionner les features sur lesquels ils vont travailler et pour labelliser les classes quils dégagent. Si toutefois les features ne permettent pas de produire un calcul, pour des raisons de faisabilité le plus souvent, ils entreprennent den réduire le périmètre 269ou les dimensions sans toujours se préoccuper des acquis des recherches en sciences sociales par exemple (pour des problèmes de type sociétal) ou de la cohérence conceptuelle du tout.

Il est légitime quune partie des sciences sociales poursuive son effort dexploration et de déploiement pour garantir une certaine exhaustivité et une précision notionnelle. Il est tout aussi légitime de sinterroger sur ce quon retient de ce travail. La science se réduit-elle à constater quil nexiste que des situations uniques, contrairement au sens commun dailleurs qui pousse à la réduction à outrance pour fournir des faits et des lois ? Suppose-t-elle au contraire de rendre comparable ces situations qui ne sont, par définition et du point de vue de lexpérience humaine, jamais identiques entre elles ?

J. A. G. : Lorsque vous confrontez David Hilbert et Alan Turing, vous utilisez le terme de contournement qui me paraît particulièrement intéressant. Il invite en effet à sinterroger sur ce qui est contourné.

D. B. : Lenjeu serait de contourner, au moyen dune boucle purement mathématique, le défi philosophique consistant à démontrer les axiomes dans des termes eux-mêmes mathématiques. Il savère que cest impossible ainsi que Kurt Gödel la démontré (théorème dincomplétude). Alan Turing simplifie la formulation de ces interrogations avec génie : il ne sattache pas à la résolution des grandes problématiques philosophiques mais se propose de décomposer algorithmiquement un problème donné. Il nen reste pas moins quil demeure in fine une part dincalculabilité : en effet, la machine de Turing, pour universelle quelle soit en théorie, nen est pas moins finie dans les faits. Cest à partir de ce constat quAlan Turing théorise, avec Alonso Church, les échelles de complexité. Sans préjuger de la possibilité daxiomatiser ou non les entités, il les décompose selon une démarche fondamentalement opérationnelle. Celle-ci justifie que lon privilégie à présent « ce qui marche » sans chercher à le comprendre. Nous avons des « compétences sans compréhension » pour reprendre lexpression de Daniel Dennett et cest dailleurs elles que nous mobilisons pour nous acquitter de limmense majorité de nos activités. Seule une posture scientifique nous permet, dans un second temps, de parvenir à une compréhension mais toujours orientée par un point de vue, cest-à-dire réduite.

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J. A. G. : Les choses produites doivent être réintégrées dans un récit, dans un monde. Or, celui-ci pâtit de la non-compréhension qui se traduit dans la prolifération des fake news ou dans la croyance dans les fausses sciences : de très nombreuses personnes considèrent les outils digitaux comme relevant dune forme de magie. Pour autant, sil nest pas essentiel davoir une connaissance précise du système digestif lorsquon mange, il est au contraire nécessaire de développer une compréhension minimale de ce qui est socialement partagé.

D. B. : En effet. Ainsi que je viens de le souligner, nous devons nous appuyer sur des régimes dexplication et dexplicitation de second degré, quils relèvent de la science, du droit ou du politique. Interrogeant la validité de ce que nous affirmons, ces régimes réintroduisent la controverse et lencadrent par des procédures spécifiques. Cest de la sorte que la démocratie est née. Néanmoins, une telle posture a ceci de contraignant que, du fait de sa nature contradictoire, elle engendre des complications et ralentit dautant les processus. Elle est ainsi à rebours de « ce qui marche ». Dès lors, il me semble nécessaire de rappeler, au nom de léthique, que ce qui est faisable nest pas nécessairement souhaitable. Il est fondamental de continuer à délibérer, à réguler et à auditer les algorithmes, fût-ce dun prix dun ralentissement. Ne privilégier que « ce qui marche » suppose, à terme, de marcher droit – perspective bien peu enviable qui se dessine néanmoins derrière le technologisme et le solutionisme. Le livre de Grégoire Chamayou, La Société ingouvernable, Une généalogie du libéralisme autoritaire, me semble de ce point de vue éclairant, même sil névoque à aucun moment le numérique.

A. K. : La troisième voie que vous vous proposez douvrir ne consiste-t-elle pas à suivre les entités circulantes afin de comprendre comment cette circulation peut, dans certaines conditions, déboucher sur une certaine forme de stabilité ?

D. B. : Mon ambition est, dans une certaine mesure, plus modeste. Le premier enjeu consiste à repérer des patterns de propagation : certains supposent une intensité aussi forte quéphémère ; dautres, à bas bruit, perdurent sur le long terme. Or, la description de ces patterns est délicate en soi. On peut y parvenir en mobilisant, par exemple, certains éléments de la théorie du signal. Le second enjeu, encore plus complexe, suppose 271de déterminer les propriétés sémiotiques de ce qui se propage. Prenons le cas du mème. Il va se propager à une certaine vitesse, agréger un public plus ou moins large, puis perdre de sa visibilité et de son influence. Cela étant dit, nous ne savons au fond rien de ce qui sest propagé. Quest-ce qui a déclenché la propagation ? Et parmi ces facteurs, quel est le pouvoir dagir spécifique du mème ? Ces questions demeurent sans réponse sauf peut-être à recourir à la sémiotique. Cest précisément à ce niveau quil est possible de repérer le pouvoir dagir. Au bout du compte, cest le terme qui « fait » quelque chose.

Pour autant, mon hypothèse est que ce problème est, pour ainsi dire, insoluble : lélément déclencheur ne peut être calculé, même sil est possible de lisoler en décomposant le mème. Une telle opération didentification ne permet pas de percevoir sa permanence, cest-à-dire ce qui pourrait permettre de le reproduire. En effet, pour le dire en langage structural, dans une série un même « trait » nest pas lié à une matérialité unique, ni à une seule signification. Il est en particulier possible de varier la matérialité en conservant une même signification : cest dailleurs tout le plaisir du mème. Ce qui reste mystérieux, cest ce qui a permis sa large propagation.

Mon principal souci est donc de disposer des outils permettant de rendre compte de cette traçabilité qui est, selon moi, une catégorie statistique de même niveau que lexhaustivité ou que la représentativité. Elle doit donc encore être construite afin, dans un second temps, de déterminer « ce qui marche ».

Or, « ce qui marche » nest pas nécessairement une institution. Si lon sen tient à lévolutionnisme culturel par exemple, certains éléments nont pas fait institution mais se sont imposés comme des marqueurs durables. Si je devais filer la métaphore génomique, je dirais quil existe des marqueurs qui, quoique spécifiques, ne créent pas une nouvelle espèce.

J. A. G. : Les marqueurs ne sexpriment que dans des contextes précis.

D. B. : Cest la raison pour laquelle la compréhension du milieu et des influenceurs nécessite de poursuivre leffort danalyse. Au-delà, je mattache à déterminer quelle formulation des mèmes leur garantit le succès. Une telle ambition nécessite de procéder à des comparaisons de nature épigénétique.

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J. A. G. : Ne décrivez-vous pas là la narration ?

D. B. : Jai récemment évoqué cette hypothèse avec Serge Bouchardon. Précisément, je pense quil serait constructif de sappuyer en partie sur la narratologie afin de comprendre ce qui perdure et ce qui construit le sens par une sorte deffet de rétroaction. Certains éléments du récit ne font que durer ou ne prennent sens quà un moment déterminé. Ils se présentent dès lors comme des jalons qui sont réinvestis dans le temps. Cette problématique temporelle, au sein du récit, est particulièrement prégnante. Néanmoins, je ne suis pas certain quil faille envisager la propagation uniquement comme un récit.

A. K. : Le numérique est-il seulement un outil dobservation au service de ces études de propagation des traits ? Doit-il au contraire être considéré comme un support de propagation ? Vous affirmez en effet : « le numérique ne fait pas émerger ces entités inédites, il se contente de les rendre visibles, calculables, alors quelles faisaient déjà partie de lexpérience ordinaire. »

D. B. : Le principe de circulation que jenvisage existait en effet déjà à travers la rumeur ou la conversation. Il était néanmoins impossible de le tracer, même si Gabriel Tarde sy était employé en son temps. Non seulement nous ne disposions pas denregistreurs performants avant lère du numérique mais nous ignorions ce quil était possible de faire à partir dune telle analyse.

A. K. : Pensez-vous quil faille postuler une permanence des processus de propagation qui seraient rendus visibles grâce au numérique ? Au contraire, le numérique modifie-t-il la nature de la propagation ?

D. B. : Vous soulevez un double problème. En effet, il est possible de considérer que les observations réalisées sur les plateformes ont un caractère dexpérimentation pour ainsi dire naturelle. Autrement dit, une étude qui porterait par exemple sur le #metoo sur Twitter, serait résolument restreinte. Elle relèverait de ce que je me plais à appeler le « plateformisme méthodologique » qui peut être acceptable et productif sil est assumé consciemment avec toutes ses limites. Elle na pas vocation à rendre compte de lémergence dune controverse de fond mais 273consiste uniquement à étudier la propagation dun mème spécifique sur une plateforme spécifique.

La principale difficulté que lon rencontre lorsquon cherche à formaliser la propagation tient donc dans le niveau de conceptualisation retenu. Étudier uniquement Twitter na pas grand intérêt en soi, pas plus que de tenir des propos trop généraux.

Au contraire, un niveau de formalisation adéquat doit permettre, à terme, de tester la propagation des éléments dans un environnement autre quune plateforme spécifique. Parvenir à ce transfert exige de procéder à la fois mathématiquement et sémiotiquement.

Il sagit là dune sociologie de corpus. La méthodologie correspondante implique de tester des algorithmes et des patterns afin de comparer leur efficience au sein de différents corpus préalablement constitués et de mesurer la validité de leur extension. Pour prendre un exemple de propagation dans un tout autre domaine, on peut par exemple sinterroger sur les raisons pour lesquelles les écrans sont rectangulaires et horizontaux. Ainsi que Lev Manovich la démontré, la forme des tableaux est, en la matière, déterminante. Elle a été récupérée alors même quelle est totalement inadaptée aux pages web : en toute logique les écrans devraient être verticaux afin de ménager un réel confort de travail. Mon ambition est donc de repérer si telle ou telle modalité de propagation peut sappliquer à des entités matérielles telles que les écrans ou les listes ou à des entités culturelles, quelles relèvent par exemple de la religion ou de larchitecture. Ce qui veut dire que les enjeux de propagation, à lère de linternet des objets, vont devenir cruciaux, car ils vivent de leur vie propre et ce dautant plus que le réseau des réseaux nest en rien sécurisé.

J. A. G. : La seconde édition de votre ouvrage Sociologie du Numérique vient de paraître. Quelles modifications avez-vous apportées au texte initial ?

D. B. : Le domaine du numérique est, par définition, le lieu de la révolution permanente. Mes travaux sont dautant plus soumis à ces effets de temporalité quils consistent aussi à dresser une histoire des techniques. Je me devais donc, dans cette seconde édition, dintégrer à mon texte initial lémergence du machine learning ou de la blockchain, quand bien même peu de travaux de sciences sociales ont été publiés 274sur ces phénomènes récents. Je suis donc contraint de me référer à mes propres recherches afin de donner des pistes danalyse et de proposer une méthodologie adaptée. Au-delà, certains cadres théoriques ne sont plus pertinents. Par exemple, au chapitre économique, je ne marrête plus avec autant de détail sur les ouvrages de Manuel Castells ou de Yann Moulier-Boutang, quelle que soit laffection que je leur porte par ailleurs. De nouvelles théories, particulièrement stimulantes, sont parues depuis. Ainsi je porte désormais laccent sur André Orléan, Alain Supiot ou Michel Féher (Le temps des investis, 2017) Ce dernier démontre parfaitement que nous sommes « à crédit » au sens où nous recherchons à obtenir de la crédibilité et de la croyance. La dette correspondante, détenue par quelques-uns, crée une terrifiante asymétrie. Même Emmanuel Macron est en quête dinvestisseurs afin de valoriser la réputation de la France. Cette quête généralisée crée une économie spéculative qui se joue au plus profond de chacun dentre nous.

Enfin, jai développé les problématiques liées à la propagation dans le sens que jévoquais précédemment, la sociologie des algorithmes ainsi que les questions relevant de la justice, de la santé, de la cyberguerre, de la surveillance et de la sécurité ainsi que de lenvironnement.