Énonciation subjective
et simulacre d’intimité sur Youtube

Le cas de l’asmr

Youtube évolue-t-il d’une plateforme de vidéos à un simulacre de soi, de proximité, par le truchement d’une énonciation singulièrement subjective, tissant avec le spectateur une relation – virtuelle – qui paraît unique et bien réelle ? Les pratiques des vidéastes évoluent-elles vers une nouvelle forme d’énonciation, encouragée par la demande des utilisateurs ? Plusieurs youtubeurs francophones¸ représentants d’une ancienne génération, remarquent amèrement qu’apporter du contenu n’est pas un objectif viable, que seul compte le sentiment de proximité tissé avec le spectateur. Le youtubeur est un compagnon qui s’invite au quotidien, dont on souhaite voir et comprendre la vie, et dont on désire finalement devenir l’ami, au risque de la transgression : « À l’heure actuelle ce que les gens veulent en fait c’est la proximité ou le sentiment de proximité avec les gens1 ».

Trop nombreux sont les exemples et témoignages de youtubeurs pour les développer ici. Mais soulignons premièrement les nombreux témoignages relatifs à la confusion entre la sphère publique et privée du youtubeur – ou plutôt entre la sphère diégétique et la sphère privée de ce dernier. Propulsé soudainement au premier plan, le youtubeur devient l’intime du public, tandis que le public n’est pour lui qu’une masse d’anonymes : prises de photos, gestes déplacés, questions saugrenues, polémiques et controverses à répétition témoignent de cette asymétrie et des difficultés pour le spectateur à sortir de la relation virtuelle construite entre le youtubeur et le spectateur, entre un locuteur en quelque sorte fictif et des allocutaires2.

Afin d’étudier cette énonciation subjective, nous avons opté pour une focalisation particulière, en nous concentrant sur une pratique spécifique, un genre de vidéos en pleine expansion : l’asmr (Autonomous Sensory Meridian Response). En étudiant le phénomène et la pratique de l’asmr par le biais de Youtube, nous pensons pouvoir mettre au jour certaines caractéristiques de la pratique des youtubeurs. Cette pratique – en tant qu’elle est exposée sur Youtube – cristallise plusieurs traits saillants, qui ne lui sont pas spécifiques : ils sont propres à l’invention d’une énonciation subjective et d’un simulacre d’intimité spécifiques à la plateforme Youtube. Notre contribution ne prétend pas épuiser le domaine de l’asmr ou de l’énonciation subjective sur Youtube. Il convient toutefois de s’interroger quant à l’à-propos de cette voie épistémologique. L’asmr n’est-il pas une pratique obscure dont l’étude serait foncièrement triviale ? Ne s’agit-il pas d’un de ces « objets de travail non légitimés3 » qu’il peut être risqué d’étudier tant ils peuvent paraître « scandaleux, ou marginaux4 » ? Il est certainement vrai que, malgré les nombreux discours qui cherchent à légitimer la pratique et à la distancier de son penchant érotique, bien nommé asmrotica, celle-ci reste illégitime.

Avant toute chose, il nous paraît important de formuler une remarque heuristique et méthodologique. Dans cette contribution, nous ne prétendons pas livrer une analyse scientifique du phénomène de l’asmr. Nous souhaitons nous démarquer de l’approche adoptée jusqu’ici par la recherche (majoritairement anglo-saxonne) qui tend à étudier, psychologiquement et neurologiquement, les effets physiologiques de l’asmr. Notre approche est radicalement différente : il ne s’agit pas de débattre de l’existence du phénomène, ni de la validité de sa description, mais 51d’envisager l’asmr en tant qu’objet sociologique. Pour ce faire, il nous paraît pertinent de l’étudier à travers la plateforme qui l’a vu gagner en popularité, de la communauté qui s’est développée autour de la pratique et des codes que cette dernière a adoptés. La plateforme en question est le site web d’échange vidéo Youtube. Afin de mesurer l’ampleur du phénomène il suffit de réaliser une recherche contenant le mot-clé asmr, en utilisant le filtre « dernière heure ». Lorsque nous avons réalisé l’expérience, nous avons obtenu 99 résultats en anglais, coréen, japonais et en espagnol. Si la pratique est particulièrement exposée sur Youtube, ses ramifications sont profondes et multiples : nous la retrouvons, de fait, sur des plateformes de financement pour vidéastes et youtubeurs, sur PayPal, sur des plateformes vidéo alternatives – dont Twitch –, ou encore sur des forums spécifiquement consacrés à la pratique, ou non. Dans une certaine mesure, les ramifications s’étendent jusqu’aux sites pornographiques.

Plan et méthode

Avant de poursuivre plus avant notre réflexion, il nous paraît indispensable d’aborder la question du corpus. Ce dernier n’a pas été conçu afin d’infirmer ou de confirmer une hypothèse ou un modèle antérieur. Nous avons privilégié à cette approche déductive une approche inductive, dite corpus-driven, en partant d’un ensemble de vidéos que nous pensons représentatives de la pratique de l’asmr sur Youtube. Notre corpus se compose principalement de vidéos de chaînes anglophones et francophones. Afin de traiter de notre sujet, nous chercherons dans un premier temps à identifier et à caractériser le phénomène. Nous l’aborderons du point de vue physiologique avant d’en apporter une lecture communicationnelle. Après ce panorama nous chercherons à développer une approche heuristique du phénomène, et formulerons plusieurs hypothèses interprétatives. Enfin, en conclusion, afin d’ouvrir au débat, nous introduirons la notion de scénographie qui nous permettra de synthétiser nos observations sur l’asmr et l’apparition d’une énonciation subjective sur Youtube.

État de l’art

Le terme asmr (pour Autonomous Sensory Meridian Response) a été forgé en 2010 par Jennifer Allen, new-yorkaise ingénieure en sécurité informatique, lors de la création d’un groupe Facebook dédié au phénomène5. L’acronyme désigne une sensation caractérisée comme agréable – comparable à de légers picotements, frissons ou fourmillements (tingles) – partant généralement du crâne ou du cuir chevelu, pour migrer vers la nuque et les zones périphériques, en réponse à un stimulus visuel, auditif ou cognitif6. Avant que le terme d’asmr ne s’impose finalement sur Internet, d’autres noms avaient été proposés par différentes communautés, témoignant de discussions plus anciennes encore autour du phénomène et des nombreuses manières de le définir. Le terme orgasme était couramment utilisé pour le caractériser, ce qui n’a pas manqué de provoquer un débat sur la nature potentiellement sexuelle du phénomène7. La dénomination actuelle d’asmr doit probablement son succès à sa consonance quasi-scientifique, qui permet commodément d’éviter toute référence explicite à l’orgasme. Ainsi, le terme Meridian a pour but de remplacer le terme d’orgasme tout en gardant, peu ou prou, la même notion d’intensité et d’acmé8. Le A d’Autonomous renvoie quant à lui au caractère idiosyncrasique des déclencheurs et de la réponse associée, tandis que le S de Sensory et le R de Response rappellent que le phénomène consiste en un déclenchement de sensations en réaction à certains stimuli.

Les toutes premières vidéos que nous pouvons considérer rétrospectivement comme des performances dont l’objectif est de provoquer l’asmr datent de 2009 et ont été publiées sur la chaîne Youtube WhisperingLife9. Toutefois, dans une perspective que nous pourrions presque considérer comme de la reconstruction historique, le peintre et animateur de télévision américain Bob Ross est considéré par la communauté comme le légendaire précurseur (involontaire) de l’asmr : son émission la plus célèbre, The Joy of Painting, le montre dispenser des cours de peinture, avec pédagogie et bienveillance, provoquant à son insu de l’asmr. À partir de 2012, le phénomène gagne en ampleur et en popularité. Alors que les vidéos et les membres de la communauté10 – surtout anglo-saxonne – se multiplient sur Youtube, le phénomène physiologique dénommé asmr se confond avec les vidéos et les performances destinées à le provoquer. Les créateurs de ces contenus deviennent des asmrtists, dont les plus en vogue obtiennent des millions de vues, tout en fidélisant de très nombreux spectateurs (viewers). Ceux-ci sont parfois prêts à soutenir leurs asmrtists favoris via la plateforme de financement participatif Patreon, permettant à certains d’entre eux de vivre de leurs vidéos. Fin 2017, alors que les marques s’emparent de l’aubaine publicitaire, Youtube comptabilisait plus de 4,3 millions de vidéos sur le sujet. D’abord strictement anglophone, l’asmr se développe désormais dans le monde francophone et ailleurs11.

Cependant, comme nous l’avons préalablement remarqué, la recherche sur ce phénomène reste très clairsemée – faute sans doute de pouvoir définir objectivement ces sensations hétérogènes. La majorité des études sont le fait de neurologues qui entendent décrire l’asmr d’un point de vue physiologique12. Les approches dirons-nous sociologiques du phénomène en sont à leur début. Par ailleurs, en France, seuls quelques 54journalistes évoquent l’asmr, perçu comme une curiosité13. Nous nous devons toutefois de souligner la présence d’un mémoire francophone, réalisé par Jonathan Fitas, traitant spécifiquement du rôle du son dans l’asmr14 . Aussi, constatant le manque d’études à ce sujet ainsi que la rareté d’une approche sociologique et communicationnelle de l’asmr intégrant adéquatement dans le modèle le rôle certain de Youtube, notre contribution entend défricher un vaste domaine d’étude qui, in fine, nous permet de caractériser l’émergence d’une énonciation subjective sur Youtube.

Pour une lecture socio-affective de l’asmr

D’une performance sensorielle…

D’un point de vue heuristique, il nous paraît indispensable d’établir une typologie du phénomène dont l’apparente hétérogénéité peut rendre l’analyse démesurément complexe et difficilement généralisable. Fitas propose une typologie du contenu des vidéos asmr en trois parties15. Il distingue ainsi le jeu de rôle, la manipulation d’objets et la voix. Avant toute chose, rappelons qu’originellement l’asmr n’était caractérisé que par un contenu sonore, comme le démontrent les vidéos de la chaîne WhisperingLife. S’il existe encore des vidéos asmr axées uniquement sur cet aspect, la pratique est devenue relativement rare. En outre, lorsque nous étudions un sujet, a fortiori un sujet marginal, il est indispensable de se concentrer dans un premier temps sur la pratique qui réunit les caractéristiques saillantes. Autrement dit, il est nécessaire de se concentrer sur la pratique qualifiée de « mainstream ». Si nous ne délaissons pas les 55productions originales – par exemple celles d’Ephemeral Rift qui sont à la limite de ce que nous pouvons appeler asmr et qui s’approchent du jeu de rôle et de la mise en scène – nous devons nous centrer prioritairement sur la pratique la plus représentative et la plus représentée sur Youtube. Dès lors, il n’est plus pertinent de caractériser l’asmr uniquement du point de vue sonore, attendu que notre objet a acquis la double caractéristique visuelle et sonore.

Cette dimension visuelle nous paraît par ailleurs participer directement du fonctionnement de la plateforme qui favorise cette démarche de mise en scène de soi – nous approfondirons cet aspect au point suivant. L’importance de la vue est observable dans les commentaires des spectateurs qui encouragent souvent les asmrtist qui ne le font pas déjà à montrer leur visage16. Cet aspect nous semble illustrer combien la vue joue un rôle primordial dans la relation qui est tissée avec le spectateur – rôle qui dépasse de loin la simple production d’un effet physiologique nommé asmr. Finalement, la personnalité de l’artiste est importante dans la construction de l’intimité. Aussi, outre le problème essentiel du rôle des sens – l’ouïe et la vue – dans l’asmr et à travers une tentative de typologie, se pose la question du créateur de contenu. En effet, il pourrait être pertinent de catégoriser la pratique en fonction de l’asmrtist, de son âge, de son genre, de sa nationalité ou de sa langue. Finalement, il ne nous paraît pas possible de construire une typologie sans avoir préalablement étudié la pratique. Aussi, dans une approche descriptive, nous allons d’abord envisager les aspects sensoriels et ensuite nous intéresser aux aspects situationnels, à savoir la situation de communication.

Les stimuli auditifs sont produits par l’artiste ou son assistant. Il peut s’agir de la voix au sens strict. Elle est à considérer autant du point de vue acoustique – chuchotements, susurrements, murmures, 56chantonnements – que du point de vue du verbe, du contenu – lecture ou discours improvisé ou non, mots déclencheurs (triggerwords) ou paroles volontairement inaudibles, etc. Il peut s’agir de sons ou de bruits buccaux, à savoir des claquements de langues, des sons labiaux, des sons soufflés, des bruits de mastication ou d’autres sons spécifiques. Il peut s’agir de sons produits par les mains – frottements, claquages de doigts, « papillonnements », craquements d’articulations, etc. – ou par les jambes – grattage, frottement, massage, tapotement – par les cheveux – brossage, frottement, lissage, coiffage, etc. Enfin, nous retrouvons des sons et des bruits produits par la manipulation d’objets : tapotements, grattements, frottements, brossages, contacts qui varient selon la texture (gluant, glissant, craquant), secouement, pliage, etc. Tous les objets sont potentiellement concernés, du plus banal au plus insolite, d’un élément du décor aux outils de travail, tels que la caméra ou le micro utilisé pour l’enregistrement. Nous retrouvons par ailleurs des sons produits par ordinateur ou par des phénomènes ambiants : pluie, feu de cheminée, vent, tempête ou grésillement d’un appareil électronique.

À cet égard, il est intéressant d’observer la posture de l’asmrtist. Nous pouvons retrouver plusieurs variables : soit il est entièrement invisible – caché de la caméra ou hors champ – soit il est partiellement visible, soit il est entièrement visible. Lorsqu’il est partiellement visible, l’artiste montre tantôt la partie inférieure de son visage, tantôt en cache l’intégralité et ne montre que ses mains. Lorsqu’il montre son visage, l’image est cadrée soit sur son buste, soit sur l’intégralité du corps. L’artiste peut être maquillé ou déguisé. Notons que, dans certains cas, l’asmrtist n’est pas seul à l’écran : il peut en effet être accompagné par un « assistant », pour effectuer un massage par exemple. La description ci-dessus s’applique donc aussi à l’assistant éventuel. Concernant le cadre, nous pouvons nous intéresser au décor – virtuel ou réel17 – ou à ce que nous considérons comme une reproduction subjective de l’usager – utilisation d’un mannequin, de perruques ou d’oreilles artificielles. 57Nous pourrions aussi nous intéresser aux effets de montage et de mise en scène : focalisation, plans, jumeaux18 et autres techniques.

… à un simulacre d’intimité

Il ressort de notre description que le caractère protéiforme des performances asmr semble tenir en échec toute tentative d’établir une relation directe entre un déclencheur spécifique – par la vue ou l’ouïe – et l’asmr que le spectateur dit éprouver. Ceci est a fortiori d’autant plus manifeste pour toute tentative de lier ces sensations à un trigger spécifique au sein d’une de ces deux catégories sensorielles. S’il ne faut certainement pas négliger les propriétés apaisantes de certains sons, force est de constater que la pratique est accompagnée d’une mise en scène et de discours types – incantations, encouragements, propos doux et bienveillants – auxquels s’ajoutent des modulations vocales particulières : le timbre de voix est chaleureux et se veut rassurant, rappelant parfois les mécanismes de l’hypnose19. Cependant, ces propriétés ne suffisent pas, selon nous, à expliquer à elles seules l’apparition des sensations abondamment décrites par les usagers de la plateforme Youtube.

Il en va de même pour la situation de communication, qui ne saurait être tenue pour unique responsable du déclenchement de l’asmr – ou plutôt du développement d’un affect particulier pour la vidéo regardée, son contenu et l’auteur. Il est toutefois évident que chaque spectateur peut éprouver une préférence pour l’un ou l’autre aspect des vidéos : il sera tantôt plus réceptif aux stimuli stricto sensu, aux sons ou aux gestes, tantôt plus attiré par des situations de communication et des mises en scène spécifiques – ainsi que par des combinaisons riches et variées de ces critères. Cependant, la propriété définitoire qui permet selon nous de catégoriser une performance comme étant de l’asmr, c’est sa capacité à conférer à l’usager un certain sentiment de proximité – la sensation 58qu’il jouit d’une attention qui lui est entièrement dédiée : en d’autres termes, la perception qu’il existe entre lui et l’asmrtist, le temps d’une vidéo, une intimité réelle et partagée.

En effet, la pratique de l’asmr sur Youtube implique une proximité forte avec son public. Il s’agit de créer avec le spectateur-auditeur un lien unique et l’illusion qu’il en est le seul destinataire. Paradoxalement, il s’agit d’instiller chez le spectateur le sentiment d’être l’unique destinataire d’un effort d’attention personnelle alors que la plateforme implique que la vidéo pourra – et sera – visionnée par des millions de personnes20. En cela, la prouesse, si nous pouvons nous permettre ce terme, de l’asmr est de conjurer la réalité du spectateur qui est, a priori, seul devant son écran, à une distance certaine de l’asmrtist – en instaurant une relation particulière qui donne au spectateur le sentiment d’être écouté, pris en considération, pris en charge – comme en témoignent la grande majorité des jeux de rôle qui consistent en des services à la personne : infirmier(e), coiffeur, maquilleur, grand frère ou grande sœur, médecin, massage et spa, meilleur(e) ami(e), portraitiste, sondeur, etc.

Ce sentiment d’intimité ne repose pas exclusivement sur la situation de communication : elle résulte tout autant des conditions de production. L’usage du gros plan, qui donne l’illusion que l’asmrtist s’approche du spectateur, et l’usage de micros spécialisés, qui amplifient les bruits buccaux ainsi que les sons produits par le souffle et la voix pourtant souvent étouffée, participent à cette illusion. En outre, la barrière que constitue l’écran est d’autant plus abolie lorsque la pratique de l’asmr est réalisée au moyen et à travers une plateforme communautaire devenue réseau social. En effet, l’asmrtist peut recueillir les suggestions de son public et produire les stimuli souhaités, voire prononcer le prénom du spectateur/auditeur. Les usagers les plus impliqués dans ce qui devient une véritable interaction (intime) différée peuvent même soutenir financièrement leur asmrtist favori, qui propose, en contrepartie, des vidéos sur mesure à ses mécènes via Patreon21.

Quant à l’implication du spectateur dans le simulacre d’intimité, elle se réalise autant du point de vue du discours – jeu de rôle ou prononciation du prénom et vidéos sur mesure – que du point de vue de la mise en scène. Dans le cadre d’un jeu de rôle de type service à la personne, le spectateur doit pouvoir se projeter à la place de la personne fictive – sorte de coquille vide délocutée – à qui s’adresse l’asmrtist. Il s’agit pour le spectateur de se sentir dans la peau de la personne. La caméra devient, en quelque sorte, le point de vue du spectateur. Outre l’usage de la tête de mannequin, nous pouvons retrouver le brossage de la caméra, la main devant celle-ci lors de l’usage d’un brumisateur – imitant donc la main devant les yeux – des caresses sur la caméra, etc. Jonathan Fitas remarque pertinemment que :

La situation est en générale commune : le spectateur est mis dans une position de vue subjective. Cette mécanique, héritée des jeux vidéo, permet au spectateur de voir et expérimenter la scène à travers les yeux et les oreilles d’un personnage cobaye. Le but recherché étant de faire entrer le spectateur au cœur de l’action qui va se dérouler dans la vidéo. Le créateur de la vidéo implique le spectateur par des regards caméras, des gestes vers et autour de la caméra. Le système sonore devient alors primordial afin de créer le contexte propice à l’immersion22.

En substance, que ce soit pour calmer une migraine, pour mettre un terme à l’insomnie, pour soulager une dépression ou pour provoquer ce que les spectateurs définissent comme un « orgasme cérébral », il nous apparaît que ce que trouve primordialement le spectateur dans l’asmr est ce sentiment d’intimité et d’attention23. Ainsi, l’inépuisable diversité des sonorités et des gestes et l’hétérogénéité des stimuli opacifient la finalité et les effets produits par la pratique. Si nous nous intéressons ne serait-ce que brièvement au cas de Bob Ross24, dont les démonstrations de peinture provoqueraient les fameux tingle, nous ne pouvons que constater qu’outre la dimension sensorielle évidente – cliquetis du pinceau frappé contre les pieds du chevalet, timbre de voix rassérénant 60du peintre, léger et répétitif raclement de la spatule sur la toile – le comportement du peintre participe au sentiment d’intimité : il s’adresse directement au spectateur pour le rassurer, l’encourager à lâcher prise, à laisser libre cours à sa créativité, en insistant sur le fait que ce moment de détente lui appartient totalement, qu’aucune pensée négative ne pourra venir le troubler, etc.

Une énonciation subjective
entre simulacre et scénographie

De la situation de communication sur Youtube

Outre l’approche sensorielle, nous pouvons également développer une approche situationnelle de l’asmr. Il est en effet possible de décrire précisément la situation de communication – et par la suite, la scénographie – des vidéos sur Youtube, et plus spécifiquement des vidéos d’asmr. Il n’est pas envisageable de développer ici une réflexion complète sur une approche situationnelle – cela nécessiterait en effet un article complet. Aussi, nous exposerons uniquement les grandes lignes de notre réflexion. De la synthèse des paramètres de la situation de communication opérée par Dominique Maingueneau25, nous en retiendrons quatre :

1. La finalité : il s’agit de cerner le type de modifications que les auteurs de vidéos d’asmr cherchent à apporter à la situation de communication. Selon leurs discours, il s’agit de créer des vidéos de relaxation et d’aider les spectateurs à se détendre ou à s’endormir, voire à soigner certains maux, par le biais par exemple de l’hypnose ou du reiki. Il peut aussi s’agir de prendre du plaisir, à travers des sessions d’ordre érotique, ou simplement d’assister à une performance – au sens artistique du terme. Derrière cette variété de finalités se cache, nous semble-t-il, l’effet réel attendu par les auteurs desdites vidéos. En effet, plus qu’un sentiment de relaxation, il s’agit de créer un simulacre d’intimité.

2. Des statuts pour les partenaires : les vidéos d’asmr s’adressent à un certain public au moyen de modalités diverses. Il y a de multiples asymétries entre le locuteur et ses allocutaires/spectateurs. Premièrement, le locuteur est supposé avoir un savoir particulier, une compétence capable de produire des effets physiologiques dont sont demandeurs les spectateurs. Outre sa compétence, le locuteur prétend à une certaine professionnalisation de sa pratique : d’une part, il investit dans un matériel permettant de maximiser les effets de sa pratique (Micro professionnel/Amateur, Smartphone, Blue Yeti, 3Dio, etc.), d’autre part, il instaure une relation financière à l’aide de dons et de mécénats.

3. Un mode d’inscription dans la temporalité qui varie sur plusieurs axes : nous retrouvons notamment la périodicité qui dépend des choix de l’auteur. L’algorithme Youtube – ou plutôt l’interprétation qu’en font les youtubeurs – implique de poster des vidéos périodiquement. Certains auteurs fixent par ailleurs un calendrier dont les spectateurs ont connaissance. Nous pouvons ensuite nous intéresser à la durée – qui varie fortement d’une vidéo à une autre – ou encore à la continuité. En effet, dans le cas de l’asmr, l’illusion de continuité est primordiale et influence le montage.

4. Un support : le cas du support et du médium est primordial et extrêmement difficile à démêler. D’un point de vue purement physique, le support est l’écran. Toutefois, le support formel est un complexe sémiotique ardu à décrire, propre aux interfaces web et, en l’occurrence, à l’interface de Youtube. Les médiums concernés sont multiples : la vidéo, le texte, l’hypertexte, l’interface de commentaires, etc., participent tous de l’asmr en tant que pratique sociale.

Youtube, ou l’inversion des scènes

Au terme de cette analyse, il nous semble possible d’affirmer que les tenants et les aboutissants de l’énonciation subjective propre aux youtubeurs se situent dans une dimension que nous pourrions qualifier de scénographique. En effet, les vidéos cherchent à véhiculer un contenu et répondent aux divers critères d’analyse communicationnelle susmentionnés. Nous pouvons considérer la scénographie comme un dispositif complexe qui sert le discours et aide sa réception. Considérons une vidéo Youtube sponsorisée par un distributeur de jeu : nous pouvons considérer être face à un discours publicitaire, dont la finalité est 62de faire la promotion d’un jeu. Toutefois, la scénographie de la vidéo ne sera pas celle d’une publicité, mais d’un ami qui jouerait avec ses camarades. De façon analogue, les vidéos asmr ont toutes un contenu communicationnel identique (avec une même finalité, etc.), mais une variété de scénographies quasiment infinie : n’importe quel jeu de rôle peut servir la pratique de l’asmr. Toutefois, comme nous l’avons expliqué, la scénographie la plus régulière est celle du service à la personne.

Il nous semble que nous pouvons observer ici un phénomène primordial : l’énonciation opérée et la relation énonciative tissée entre le locuteur/auteur et les allocutaires/spectateurs produisent un déplacement du contenu vers la scénographie, et inversement. Considérons cette fois-ci un youtubeur, spécialisé dans l’unboxing. La vidéo est informationnelle et ludique, elle porte sur le contenu d’un achat ; la scénographie, quant à elle, sera toujours celle d’amis s’amusant ensemble. Nous faisons l’hypothèse d’une inversion : la scénographie devient celle d’une vidéo informationnelle et ludique sur le contenu d’un jeu, tandis que le contenu communicationnel (la finalité de la vidéo) devient le simulacre de l’intimité. En d’autres termes, nous pensons que de nombreux youtubeurs – afin de fidéliser leurs abonnés – ont mis au point une scénographie de l’intimité, de l’amitié, servant leur discours et leur contenu. Nous pensons en outre que s’opère une inversion : le contenu devient un prétexte pour des vidéos simulant l’amitié et l’intimité. Dans cette optique, l’asmr n’est que l’acmé d’un phénomène plus général qui touche la plateforme : la scénographie de l’intimité qui servait le contenu devient le contenu lui-même. L’asmr n’est finalement qu’une pratique qui assume jusqu’à l’extrême cette inversion en proposant des scénographies prototypiques servant parfaitement la finalité de l’intimité tout en ne la revendiquant pas. L’asmr se pose comme une pratique réelle à renfort de discours légitimant.

Adrien Mathy

Université de Liège

Jean-Baptiste Fanouillère

Université de Liège