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Classiques Garnier

Le techno-imaginaire à l’heure des réseaux

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2018 – 2, n° 6
    . Religiosité technologique, II
  • Auteur : Musso (Pierre)
  • Résumé : Le « techno-imaginaire » du réseau demeure un intermonde entre technique et l’organisme. Dans ses variations, il demeure structuré selon un triptyque temps/ordre/corps dont la logique demeure invariante et fonctionne sur la longue durée, comme les mythes. Les techniques changent mais les représentations collectives se répètent. Ces techno-mythes sont nécessaires aussi bien à l’invention qu’à la socialisation des techniques. Ils donnent sens aux pratiques et à la puissance technologique.
  • Pages : 15 à 32
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406095637
  • ISBN : 978-2-406-09563-7
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09563-7.p.0015
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 15/10/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Techno-imaginaire, réseaux, techniques, mythes, religiosité
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Le techno-imaginaire
à lère des réseaux

Les termes technique et imaginaire sont « surchargés », de significations. Sagissant de la technique, rappelons deux de ses caractéristiques essentielles. Dune part, la technique élargit, augmente et amplifie laction humaine : elle crée « lhomme agrandi », disait Henri Bergson, car cest un « accroissement dêtre », selon François Dagognet. Dautre part, elle invente un autre monde, un monde artificiel, en métamorphosant le monde naturel. Pour les Grecs, elle est une « ruse », car elle trompe la nature et la détourne de ses lois : ils parlaient dailleurs à son propos de « machination » et de pharmakon, pour souligner son ambivalence (remède et poison). Rousseau reprendra cette vision de la technique comme mal-remède.

Lobjet technique est une construction sociale et culturelle. On peut lire les rapports sociaux et les imaginaires cristallisés dans lobjet comme des sédimentations dans une carotte de glace. Il est la généalogie et la géologie des imaginaires des acteurs qui lont constitué. Gilbert Simondon souligne que la genèse dun objet technique fait partie de son identité. Lobjet technique est toujours culturel, voire symbolique, il nest pas extérieur à la société : il sinscrit dans « un système technique » et culturel (Bertrand Gille, Histoire des Techniques), dans une vision du monde, une Imago Mundi. Pour André Leroi-Gourhan, cest la façon de lhomme faber dêtre au monde :

Lhomme fabrique des outils concrets et des symboles, les uns et les autres relevant du même processus, ou plutôt recourant dans le cerveau au même équipement fondamental. Cela conduit à considérer non seulement que le langage est aussi caractéristique de lhomme que loutil, mais quils ne sont que lexpression de la même propriété de lhomme1.

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Lobjet technique est formé dune dualité essentielle, fonctionnelle et fictionnelle : il est fonction et fiction, instrument et imaginaire, formant un véritable « techno-imaginaire », selon le mot heureux de Georges Balandier2. Dans le même sens, Cornelius Castoriadis soulignait que « la dimension instrumentale ou fonctionnelle du faire (le teukhein et la technique) et sa dimension significative sont indissociables3 ».

À tel point que toute innovation technique suscite des alternances récurrentes de « techno-messianisme » et de « techno-catastrophisme ». Cette dualité de la technique et de limaginaire est propre à lhumain comme lavait déjà souligné Claude Lévi-Strauss qui définissait « lhomme total » par lunité de ses productions et de ses représentations. Dans le même sens, Leroi-Gourhan soulignait que le propre de lhomme est de créer des techniques et des symboles dans un double processus dextériorisation et dobjectivation. Quant à Gilbert Simondon, il considère que lessence de la technique inclut « la religiosité » : dans la « phase magique » originelle de la relation de lhomme à la nature, sest opéré un dédoublement de son rapport au monde en technicité et religiosité. Ils forment un couple, car la technicité exige dêtre équilibrée par « un autre mode de pensée ou dexistence sortant du mode religieux4 ». Finalement, comme laffirme Jacques Ellul, « La technique est le dieu qui sauve5 ».

En résumé, on peut soutenir cinq thèses sur la technique : 1) elle est toujours du « techno-imaginaire » ; 2) elle est moins un objet quun rapport social cristallisé et réifié (Philippe Roqueplo, Penser la technique) ; 3) elle demeure toujours un possible, un choix, une bifurcation à accomplir : il ny a nul déterminisme ou progressisme technologique qui prendrait valeur dune fatalité extérieure simposant à la société qui la produit ; 4) la socialisation des techniques, à lheure de leur suraccumulation, suscite la multiplication des fictions, des récits, voire des propagandes industrielles, non seulement pour leur promotion commerciale, mais aussi pour donner du sens aux usages ; 5) la technique prend valeur totémique dans les sociétés occidentales hyperindustrielles : elle est érigée en symbole de la modernité, du 17progrès, de la jeunesse, du futur, voire de la « révolution » – la dernière en date étant la « révolution numérique ».

Voyons maintenant la définition de limaginaire. Dans le discours ordinaire, il signifie le contraire du « réel » et devient rapidement synonyme de « chimérique ». Or, limaginaire nest lopposé ni du rationnel, ni du réel, mais bien plutôt leur complément obligé. Limaginaire nest pas seulement le produit de limagination dont il doit être distingué : il est un langage fait de narrations, de récits et dunivers de formes et dimages dynamiques ayant une certaine cohérence.

Il peut être défini comme un langage intermédiaire et médiateur entre le concept et le percept, pour le philosophe ; ou entre le réel et le symbolique, pour le psychanalyste. Cet ensemble dimages, de textes et démotions est constitutif de représentations structurées et stabilisées dans des schèmes et des archétypes.

Limaginaire peut être considéré comme un matériau structuré, parce quil a une logique propre (fut-elle a-logique). On peut en déceler la « grammaire » : par exemple, limaginaire est par essence ambivalent, ainsi linverse est le même, Enfer et Paradis vont ensemble. Gilbert Durand invitait même à construire une « science de limaginaire ».

Insistons sur un aspect de limaginaire, à savoir son lien à laction : il est inséparable des œuvres mentales ou matérielles qui en sont lexpression. Cest en cela quil peut être traité comme un matériau. Limaginaire se réalise dans des objets, des œuvres, des actions ou des techniques qui à leur tour, peuvent être générateurs de nouveaux imaginaires. Une œuvre issue dun imaginaire en suscite de multiples nouveaux : ainsi de lœuvre dart, ou encore dun logiciel devenu jeu vidéo et univers virtuel producteur à son tour de nouveaux mondes possibles.

Avec lactuel développement technologique intensif – que Georges Balandier nomme « La Grande Transformation » – les liens sont toujours plus étroits entre limaginaire, linnovation technique et lindustrie. Limaginaire tend lui-même à être technicisé, standardisé, voire usiné.

Au cœur de la grande transformation techno-industrielle actuelle se trouve la télé-informatisation, née de la rencontre de linformatique et des télécommunications, avec une figure centrale : le réseau, le Net, le réseau des réseaux, les réseaux sociaux. Cette centralité suscite une vision du monde néo-cybernétique où toute la société serait « connectée » et mise « en réseaux » : les hommes, les animaux et les objets. Le réseau 18est devenu la figure centrale du monde contemporain, comme jadis larbre, quand tout était hiérarchisé selon une logique religieuse de la transcendance et de la « verticalité » entre ciel et terre. Le Réseau est à la fois un macro-système technique territorial (réseaux de communication, de transports et dénergie) et une représentation du monde intramondaine, « horizontale », multipolaire et « décentralisée ». Le Réseau est un puissant « techno-imaginaire », à la fois technique et symbolique, car il sert de référent pour comprendre et organiser les sociétés (par exemple, « la société en réseau » de Manuel Castells).

Limaginaire du Réseau renvoie aux deux grandes techniques réticulées connues dans lhistoire, car le réseau est toujours lié à la technique. La première, la plus ancienne, cest le filet ou le tissu qui enveloppe et enserre les corps vivants, animaux ou humains. Cest une technique de chasse, de pêche ou de combat (le rétiaire est un gladiateur à Rome) qui permet de garder sa proie vivante ; cest aussi un tissu, un vêtement qui laisse le corps respirer. Le réseau/filet est placé autour du corps, sur le corps, quil enveloppe et il sidentifie même aux corps naturels, notamment au xviiie siècle. Là est lorigine étymologique du terme réseau, du latin retis, filet. Cest lunique signification du mot « réseau » jusquau xviiie siècle (que lon trouve encore à larticle « réseau » de lEncyclopédie de Diderot et dAlembert) : un filet, un tissu, des fils entrelacés.

La seconde technique réticulaire est en fait récente, associée à lindustrialisation : ce sont les grands réseaux techniques ayant un fonctionnement autonome et superposés aux territoires à partir de la « révolution industrielle » : chemins de fer, télégraphie, électricité, réseaux urbains, dénergie et réseaux dinformation. Ces réseaux techniques territoriaux (RTT) enserrent la planète, la ville et la société qui en deviennent dépendantes pour leurs systèmes de transport, dénergie et de communication. Du réseau/filet au RTT, il y a un déplacement du champ dapplication du corps naturel au corps social. Mais dans tous les cas, le réseau demeure un intermédiaire entre le corps et la technique, géré tantôt par la médecine, tantôt par lingénierie. Examinons dabord le techno-imaginaire du réseau-filet, forme réticulaire exclusive de lAntiquité au xviiie siècle, et ensuite, celui du RTT quand le réseau devient un grand « macro-système technique6 », un mécanisme modifiant lespace-temps, à partir de la « révolution industrielle ».

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Le techno-imaginaire du réseau/filet (retis)

La généalogie est pour lanalyse de limaginaire, léquivalent de lhistoire des concepts pour lépistémologie. Elle fonctionne par strates sédimentées et non par progression linéaire. Cela signifie que des imaginaires actuels viennent souvent des profondeurs de lhistoire, tout comme la lave dun volcan vient recouvrir sa surface. Les représentations sociales travaillent sur la longue durée, contrairement à la temporalité rapide de linnovation technique : tout techno-imaginaire combine des temporalités en forte tension.

Le langage imaginaire du réseau est toujours ficelé à une technique et à des pratiques associées. À lorigine, il est question de fils et de tissage, du filet ou de la vannerie – forme artisanale du réticulaire – qui entoure et enserre les corps. Par-delà les variations de la conception du réseau liées aux évolutions techniques, demeure une métaphore constitutive qui associe le réseau à lorganisme vivant, humain ou animal. Autrement dit, limaginaire du réseau se forge dans le double référent des images du corps et du filet/tissu. Cest à lentrecroisement de ces représentations et de leurs évolutions que le concept et limaginaire du réseau se sont construits : tantôt le réseau filet est posé autour ou sur le corps (pour la capturer ou le protéger), tantôt il est un modèle de compréhension du fonctionnement du corps (le cerveau est comme un réseau, le corps est un réseau de réseaux).

Soit une lecture de ces strates dimaginaires empilées du réseau-filet à laide de trois outils : le Temps, lOrdre, le Corps (disons « le TOC »). Ces trois dimensions définissent la structure invariante sur très longue période, des imaginaires du réseau en Occident. Certes avec les évolutions techniques, sopèrent des variations de contenus, des reprises ou des déplacements, mais elles demeurent sur ce registre ternaire. Le réseau-filet évoque le fil du temps, notamment le Destin, il convoque un ordre jouant de la séparation et de la liaison (le réseau relie le séparé) et il est associé au corps, spécifiquement au cerveau, depuis la célèbre affirmation du médecin romain Galien, le qualifiant de « rete mirabili ».

À une extrémité de la généalogie du techno-imaginaire réticulé, considérons la mythologie grecque qui construit un vaste tissu imaginaire 20avec le réseau entendu comme un ensemble de fils entrecroisés dans le tissage, symbole du Destin, de lOrdre du Cosmos et du fonctionnement du Corps.

À une autre extrémité de cette généalogie, avant lindustrialisation porteuse des RTT, lEncyclopédie et les Lumières dont les ingénieurs et les savants décèlent partout des réseaux dans la nature. François Dagognet dit du xviiie siècle quil est « la fête épistémologique du réseau7 ».

LEncyclopédie explique tous les corps naturels par leur structure réticulaire cachée, tout comme la mythologie grecque confie lordre du Cosmos et de la Cité aux déesses fileuses, à linstar dAthêna ou de Pénélope. Esquissons les grands traits du réseau-filet dabord, dans la mythologie et ensuite, dans lEncyclopédie des Lumières.

Le réseau-filet dans la mythologie grecque :
Temps, Ordre et Corps

Dans sa fabrication technique, le réseau-filet, résultat dun mouvement alternatif continu de va-et-vient, répétitif et circulaire, renvoie au « fil du temps ». À cette technique, une des plus anciennes, est associé un imaginaire du Temps : il y a une intimité symbolique entre le réseau-filet du tissage et le fil de la vie et du destin. Comme la montré Gilbert Durand, dans la plupart des civilisations, « Les instruments et les produits du tissage et du filage sont universellement symboliques du devenir8 ». Il existe une détermination bénéfique du tissu qui, comme le filet et le fil, est dabord un lien. Il est une liaison rassurante, un symbole de continuité, surdéterminé dans linconscient collectif par la technique rythmique de sa production faite daller-retour et dentrecroisements de fils. « Le tissu est ce qui soppose à la discontinuité, à la déchirure comme à la rupture. La trame est ce qui sous-tend9 ». Le filet relie le séparé et produit le continu. Des fils entrelacés, naît le tissu lisse et fluide. Dès lorigine, limaginaire du tissage est pris dans lambivalence de la continuité et de la rupture, du fil et du ciseau. La continuité du fil soppose à la coupure du ciseau. La rupture menace la fragilité du 21lien. Le réseau relie et sépare à la fois, et son imaginaire est pris dans lambivalence du continu et du discontinu.

Dans les mythologies, tissage, féminité et temps sont associés : en Grèce, les Moires, sœurs des Heures, sont des fileuses. À Rome, les trois Parques, répliques des trois Moires grecques, sont les déesses du Destin, des fileuses qui gèrent le fil de la vie, symbolisant la naissance, le mariage et la mort.

Voyons lOrdre du réseau-filet : cest celui de lintelligence rusée, de la métis grecque qui est la capacité à se sortir dune impasse, à trouver un « passage » dans une situation intenable ; cest la capacité à réussir un poros dans une aporia. En grec, poros désigne un passage ou un stratagème pour se sortir dune aporia. Poros et aporia sont constitutifs de toute pensée du réseau. La métis est une ruse qui permet dentrelacer les termes contraires, le vrai et le faux, des « paroles de crabe ». Elle permet de modifier les rapports de force dans le monde animal : deux animaux font preuve de métis, le renard et surtout le poulpe ou la seiche. « Pour les Grecs, le poulpe est un nœud de mille bras, un réseau vivant dentrelacs, un poluplokos… épithète qui qualifie le labyrinthe, ses dédales, son enchevêtrement de salles et de couloirs10 ». Le poulpe ou la seiche, véritable réseau vivant, est symbole de la métis, car il est insaisissable : animal nocturne, il jette une nuée dencre comme un filet, pour piéger ses adversaires. La nuée de la seiche se nomme nephélé qui est aussi le nom que les Grecs donnent à une espèce de filet de pêche. Le poulpe et la seiche symbolisent leau et la mer parce que, grâce à leur polymorphie, ils épousent les flux aquatiques. Dans le monde de la chasse et de la pêche, le filet et la métis sont aussi omniprésents en tant que pièges nécessaires à la victoire de la ruse sur la force.

Le règne de la métis sest étendu sur dix siècles, dHomère qui lévoque dans lIliade et lOdyssée, jusquaux traités techniques de pêche et de chasse dOppien, au deuxième siècle de notre ère. La métis définit parfaitement lusage métaphorique du tissage pour penser le corps, la politique et le Cosmos. Détienne et Vernant précisent :

Ce qui la caractérise, cest précisément dopérer par un continuel jeu de bascule, daller et retour entre pôles opposés ; elle renverse en leur contraire des termes qui ne sont pas encore définis comme des concepts stables et délimités, 22exclusifs les uns des autres, mais se présentent comme des Puissances en situation daffrontement11.

Ainsi est définie la pensée du réseau qui consiste à poser des termes contradictoires, ou pôles opposés, et à produire un jeu réciproque de déséquilibre dynamique entre ces termes. Elle relie le séparé, elle est un concept qui définit le passage, la relation, « linter » (connexion, relation, médiation, etc.).

Venons-en au Corps, notamment le cerveau. Dans lAntiquité, le filet composé de fils entrelacés, sert à capturer vivant lanimal ou ladversaire ; à la Renaissance, le résel ou le réseuil est un tissu à mailles larges, et le réseau au xviie siècle demeure un maillage textile qui couvre le corps, lenserre et lorne. Le réseau est un filet posé sur ou autour du corps. Le réseau-filet enserre les solides et laisse passer les fluides. Il couvre le corps et le laisse respirer, il le cache et le révèle à la fois. Le tissu est à la fois utilitaire et décoratif, il a une fonction dusage et il est un art à forte charge symbolique.

Dès les débuts de la médecine, le réseau est lié au corps, et ce lien traverse toute lhistoire des représentations du réseau, désignant tantôt le corps dans sa totalité comme agencement de flux ou de tissus, tantôt une partie de celui-ci notamment le cerveau. La métaphore galénique du cerveau-réseau sinstalle durablement, et cette image fondatrice sera réactivée de façon récurrente, de Descartes jusquà la première cybernétique. Léquation « cerveau = réseau » est établie.

Le réseau-structure étendu à la nature
dans LEncyclopédie : Temps, Ordre et Corps

Le triptyque Temps/Ordre/Corps du réseau-filet est réinvesti à plusieurs reprises, notamment par Diderot et lEncyclopédie.

Le Temps, cest évidemment le Progrès, grand mythe moderne de lOccident. Au xviiie siècle, lidée de progrès scientifique, conçue sur un mode cumulatif, est soutenue par Turgot, en 1750, en Sorbonne, dans son discours intitulé, Tableau philosophique des progrès successifs de lesprit humain et « renforcé » en 1793, par Condorcet qui, dans son Esquisse dun 23tableau historique des progrès de lesprit humain, soutient lirréversibilité du progrès de lesprit humain. Dans ce contexte, le réseau va être déplacé par Diderot dans le Rêve de dAlembert, du champ technique (réseau-filet) au champ politique et social pour sinscrire dans ce nouveau grand récit de lHistoire. Selon quon se trouve au centre dun réseau, dit Diderot, cest le despotisme qui triomphe, alors quà la périphérie, règne lanarchie. Il suffit dès lors, de se déplacer du centre à la périphérie du réseau, telle laraignée sur sa toile, pour « passer » du despotisme à lanarchie. Vu du centre, le réseau est surveillance et, vu de la périphérie, il devient communication.

LOrdre. Prolongeant Galien, Descartes invite dans la Règle X pour la Direction de lesprit, à observer les techniques où « règne davantage un ordre », « comme celles des artisans qui tissent des toiles et des tapis, ou celles des femmes qui piquent à laiguille ou tricotent des fils pour en faire des tissus de structures infiniment variées12 ». Cette idée cartésienne dun ordre caché révélé par le maillage du réseau-tissu, devient centrale chez Leibniz, le philosophe-mathématicien-ingénieur dont la philosophie est structurée comme un réseau comme la montré Michel Serres13. Le réseau conçu, réfléchi voire formalisé, devient un modèle de rationalité, représentatif dun ordre formalisable que la théorie mathématique semploiera à mettre en évidence. Leibniz peut être considéré comme le précurseur de cette théorie dans sa Monadologie. À sa suite, les ingénieurs-géographes formalisent lordre du réseau avec la géométrisation du territoire et de lespace par la « réticulation ». Ainsi vers 1750, labbé La Caille, professeur de mathématiques, appelle « réseau », un assemblage de fils qui permet dobserver les étoiles avec une lunette astronomique (le « réticule optique »). Puis les ingénieurs-géographes comme Pierre-Alexandre dAllent (1772-1837), dans son Essai de reconnaissance militaire (1802), représentent le territoire comme un canevas de lignes imaginaires ordonnées en réseau, pour le mathématiser et en constituer la carte.

Le Corps. Jusquà la fin du xviiie siècle, le terme « réseau » ne sort pas du langage des médecins où le naturaliste et médecin italien Marcello 24Malpighi (1628-1694) lavait introduit, parlant même de « réseau réticulaire », et garde trace de son sens originel issu du tissage : ainsi dans lEncyclopédie, il est encore défini comme un ouvrage de fil ou de soierie. Toutefois, le réseau sert de structure explicative du fonctionnement de tout corps vivant dans la nature : corps et réseau sont désormais identifiés. Le réticulé définit lenveloppe du corps lui-même : la peau est comme une enveloppe « naturelle » complémentaire de son enveloppement réticulaire artificiel. Un processus de « naturalisation » de la technique réticulaire se déploie, réalisant lincarnation du réseau que Bichat portera à son acmé avec sa théorie des « tissus humains » en 1802. Le corps est enveloppé de réseaux naturels, comme il lest par les réseaux artificiels du tissage. Les tissus artificiels se font tissus naturels. De multiples peaux et épidermes lenserrent, sur le modèle malpighien. Cest lensemble du corps qui est observé comme un réseau fait de membranes, vaisseaux, conduits, et tissus percés de petits trous. Le corps-réseau simpose.

Le techno-imaginaire
des réseaux techniques territoriaux (rtt)

La grande rupture qui fait advenir un nouveau concept de réseau à la charnière des xviiie et xixe siècles, cest sa « sortie » du corps. Le réseau nest plus seulement observé sur ou dans le corps humain, il peut être construit comme un artefact mécanisé et automatisé, une technique projetée à lextérieur sur le territoire et dans la société modifiant le rapport à lespace et au temps. Doutil artisanal, le réseau devient une grande machinerie industrielle conçue et réalisée par de nouveaux officiants, à savoir lingénieur et lindustriel.

Avec les trois « révolutions industrielles » selon lhistorien François Caron – celle de 1760-1820 liée à la machine de Watt et aux chemins de fer, celle de 1860-1900, avec lélectricité et le téléphone, puis celle de 1960-2000, avec linformatique et sa fusion avec les télécommunications – les sociétés occidentales ont formé trois « macro-systèmes techniques » construits sur des réseaux de transport, dénergie et de 25communication. Avec ces machines artificielles, des techno-imaginaires nouveaux se développent mêlant les anciennes métaphores du corps-réseau avec de nouvelles branchées sur les techniques, pour les penser et leur donner sens.

Comme pour la première période de notre généalogie du réseau, mais sur une durée plus courte, voyons dabord le triptyque Temps/Ordre/Corps sur les premiers grands réseaux techniques – chemins de fer et télégraphe – de la « révolution industrielle », puis à lautre extrémité, sur ceux contemporains de la télé-informatisation et de lInternet.

Les premiers réseaux techniques :
Temps, Ordre et Corps

Le Temps du réseau technique cest celui de lavenir, la promesse du progrès et lannonce de révolutions « industrielles » : ce réseau est porteur dun changement de la société. Ce mythe moderne qui lie réseau technique et futur social a été formulé au xixe siècle par le saint-simonisme. Les ingénieurs, les industriels et les banquiers saint-simoniens ont développé un véritable culte religieux des réseaux techniques, notamment des chemins de fer. Ils sinstituent comme les prophètes et les acteurs dun nouvel encerclement technique, industriel et financier de la planète.

Dans un célèbre article du journal Le Globe sur « Le Système de la Méditerranée » de 1832, lingénieur-économiste Michel Chevalier (1806-1879) a construit une véritable symbolique du réseau. Le passage de la domination des hommes à leur association universelle ne pourra se réaliser quavec le développement des réseaux de communication, par la communion et la communication de lOrient et de lOccident. Le réseau permet de « passer » et de « dépasser » la lutte de lOrient et de lOccident :

Dans lordre matériel, le chemin de fer est le symbole le plus parfait de lassociation universelle. Les chemins de fer changeront les conditions de lexistence humaine (…) Lintroduction sur une grande échelle, des chemins de fer sur les continents, et des bateaux à vapeur sur les mers, sera une révolution non seulement industrielle, mais politique14.

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Dans cette affirmation, se loge un des principaux thèmes de la symbolique contemporaine des réseaux : le macro-réseau technique territorial porte en lui la promesse du changement social. Il devient dès lors possible de faire léconomie de la transformation sociale. Les saint-simoniens ont déchargé lutopie sociale de son fardeau, en transférant la promesse dun avenir meilleur sur lutopie technologique réticulaire.

LOrdre – Comme pour le « réseau-filet » dans la philosophie de Descartes, il existe un ordre caché dans le réseau technique. Cest Proudhon qui le met à jour : il voit dans la structure technique même du réseau, un choix politique de société. Proudhon avec les chemins de fer, et à sa suite Kropotkine avec lélectricité, instaurent un clivage politique interne à larchitecture des réseaux, selon quils sont centralisés, donc « monarchiques » ou décentralisés, donc anarchiques. Le réseau technique nest pas seulement un moyen denvelopper le territoire et la société ; un choix de système social se loge dans sa structure. Un réseau centralisé signifie une société centralisée et réciproquement. Ainsi le réseau technique et la société sentre-définissent-ils par la similitude de leurs structures : verticalité contre horizontalité, centralisation contre décentralisation, pyramide versus réseau. Le techno-imaginaire du RTT déplace le politique et linscrit dans des choix techniques, rendant du même coup, les ingénieurs maîtres du jeu.

Le Corps. Le réseau technique est censé devenir « le système nerveux » de la société. De même que le médecin-philosophe a longtemps pensé et éclairé le corps humain par limage du filet et du tissage, jusquà les confondre à la fin du dix-huitième siècle, lingénieur inverse cette logique et se sert des images réticulées empruntées aux effets de réseaux observés ou imaginés dans le corps humain, pour naturaliser les réseaux techniques. Lingénieur semploie à donner corps au réseau. Après Barthélémy-Prosper Enfantin (1796-1864), leader saint-simonien dit « le Père », cest Herbert Spencer (1820-1903), ancien ingénieur des chemins de fer devenu sociologue, qui reformule la fiction de lorganisme-réseau. Dans ses Principes de Sociologie (trois volumes de 1877 à 1896), il compare les structures et les fonctions sociales et biologiques, dans une sorte d« évolutionnisme social ». Spencer emprunte lopposition enfantinienne entre « société organique » ou industrielle et « société militaire », et la pousse jusquau bout dans une vision organiciste du social. Il distingue dans la société 27trois « appareils dorganes » : producteur, distributeur et régulateur. Dans le corps humain, lorgane régulateur est le système nerveux qui diffuse de linformation dans lorganisme : dans la société, son équivalent est lensemble des moyens de communication, quil sagisse de la poste, du télégraphe ou des agences de presse. Limage du réseau considéré comme système nerveux social, trouve là une première formulation explicite. « Le seul fil télégraphique, écrit Spencer, qui accompagne le système de chemin de fer dans toutes ses ramifications est le fil qui en arrête ou en excite le trafic, de même que le nerf qui accompagne partout une artère est le nerf vaso-moteur qui y règle la circulation15 ».

Dès 1896, la métaphore du système nerveux-réseau est reprise par R. Worms qui, dans son ouvrage Organisme et société, assimile « les routes et les chemins de fer aux vaisseaux sanguins, le télégraphe aux nerfs, les machines aux muscles du corps social16 ». Désormais, on parlera du télégraphe puis du téléphone, comme du « système nerveux », voire du « cerveau » de la société.

Les réseaux télé-informatiques :
Temps, Ordre et Corps

À lheure des « révolutions multimédia, internet, numérique, industrielle, robotique, etc. », le techno-imaginaire du réseau technique territorial fonctionne à plein régime, celui de la « rétiologie » (retis & logos = idéologie du réseau)17.

Le Temps, cest celui de laccélération des « révolutions » technologiques, sorte de révolution permanente, poussée par linnovation intensive et quelques industriels leaders dont les GAFAM, notamment Google qui « veut changer le monde » ou Facebook qui veut créer une « communauté mondiale » fraternelle. Le récit mythique saint-simonien du changement social et de « lassociation universelle », assuré par la mutation technique des réseaux, se répète à chaque innovation technique, jusquau paroxysme avec lInternet annonciateur dun « nouvel Âge », dune « nouvelle économie », de la « société en réseaux » et du « capitalisme informationnel » 28dont Manuel Castells est le prophète. Les nouveaux réseaux télé-informatiques promettent la prospérité, le progrès, de nouvelles activités, la multiplication des nouveaux services, une « nouvelle économie », etc. Le réseau donnerait réponse à la crise et rétablirait le lien social dans une « société » éclatée et individualisée, via les « réseaux sociaux », dans la société éclatée des individus. Ce grand récit « techno-messianiste » – qui peut se retourner en son contraire « techno-catastrophiste » comme tout imaginaire – est si fort quil alimente massivement les représentations sociales, en particulier le marketing et la publicité.

LOrdre – Si larbre a longtemps symbolisé la hiérarchie et la verticalité religieuse en reliant terre et ciel, le réseau technique est lobjet fétiche pour le culte contemporain de « lhorizontalité » fraternelle et planétaire. Comme limage de larbre avait servi jusquaux Lumières, à expliquer lordre du monde, des connaissances et des filiations, désormais le réseau a pris le relais. Le Réseau a remplacé lArbre. La figure du réseau, quil soit technique ou social, permet dordonner le monde et les organisations : dun côté, les structures verticales, hiérarchiques, dépassées, tel lÉtat, les grandes institutions, les partis etc. et de lautre, les structures horizontales et décentralisées réticulaires. Le réseau livre une image du pouvoir, conformément à la thèse proudhonienne. Comme tout techno-imaginaire, il est réversible. Lordre du Réseau peut devenir – sil est mis au service de grandes puissances policières ou industrielles – loutil de la surveillance planétaire généralisée. Lordre des réseaux techniques et sociaux est alors celui du contrôle et de la surveillance généralisée des individus et des territoires.

Ainsi les images fondatrices du réseau, introduites par Diderot et revisitées par Proudhon, semblent définir lespace des possibles ordonnancements de la société : les thuriféraires du Réseau célèbrent la libre circulation généralisée, signifiant démocratie, voire égalité et fraternité, et ses détracteurs réduisent le réseau à son inverse, un moyen de contrôle social, sur le modèle orwellien de Big Brother. Ces deux images de la circulation et de la surveillance renvoient lune à lautre, dans un jeu spéculaire et délimitent les visions de lordre social planétaire. Ainsi, le vice-président américain Al Gore put déclarer en 1994, devant la communauté internationale quune « Infrastructure Globale dInformation encerclera le Globe avec des super-autoroutes sur lesquelles tous les 29peuples pourront circuler (…) Son intelligence distribuée diffusera une démocratie participative… Je vois un nouvel Âge Athénien de la démocratie forgé dans les forums qui y seront créés » !

Le Corps. Le réseau technique est étroitement lié à la métaphore du corps, notamment par léquation fondatrice « réseau = cerveau ». Si depuis Galien, sous le cerveau, se cachait le réseau, désormais derrière le réseau technique, se profile le cerveau. Les réseaux techniques de linformation et de la communication sont qualifiés de « cerveaux » et de « système nerveux » de la société. Ainsi, lInternet serait-il un « cerveau planétaire » producteur « dintelligence collective »… Cette identification des réseaux techniques de communication au système nerveux, déjà présente chez Spencer, a été vulgarisée par la première cybernétique. Puis elle a été diffusée par de nombreux ingénieurs-sociologues, et par les idéologues du Net, rassemblés autour de revues-culte comme Wired. Ainsi les thuriféraires contemporains de la techno-utopie réticulaire, peuvent traiter de « lintelligence des réseaux » (Derrick de Kerckhove18). Le cerveau fonctionne comme un réseau idéal de communication, et devient un modèle pour lingénieur. « Derrière » le réseau technique de communication, il y aura toujours le réseau idéal-cognitif à atteindre ; « derrière » le cerveau, il y aura le fonctionnement logique en réseau. Réseau et cerveau convergent dans la production partagée « dintelligence » : le premier sur le mode artificiel, et le second sur le mode naturel. « Nous sommes en train dassister – et de participer “de lintérieur” – à la construction du système nerveux et du cerveau planétaire du micro-organisme sociétal », lance le techno-visionnaire Joël de Rosnay19. Les réseaux techniques seraient même des organismes vivants qui réalisent lutopie dune intelligence collective ou collaborative. Cest pourquoi ils peuvent être qualifiés de « réseaux intelligents », Ultime forme de la fusion réseau = cerveau = intelligence (ou « bêtise », en conséquence de lambivalence de limaginaire, selon Nicholas Carr20).

Le techno-imaginaire du réseau demeure, dans ses métamorphoses, un intermonde entre la technique et lorganisme. Tantôt la technique 30éclaire lorganisme pour la médecine et la philosophie, tantôt, lorganisme socialise et naturalise la technique pour lingénierie et la sociologie. Dans ses variations, le techno-imaginaire réticulaire demeure aussi ordonné selon le triptyque Temps/Ordre/Corps qui se reformule, mais dont la logique demeure invariante. Le techno-imaginaire est donc structuré (comme un langage ?) ainsi que lont soutenu Gaston Bachelard et Gilbert Durand, même si sa logique est a-logique, car ne respectant pas le principe de non-contradiction. Le techno-imaginaire fonctionne à la répétition sur la longue durée, comme les mythes. Les techniques changent, surtout à lère de linnovation intensive, mais les représentations collectives se répètent, opérant des reprises, des déplacements ou des réinvestissements.

Ces techno-mythes sont nécessaires aussi bien à linvention quà la socialisation des techniques. Ils donnent sens, voire religiosité, aux pratiques et à la puissance technologique. Plus cette « puissance du rationnel » (Dominique Janicaud21) samplifie et saccélère, plus les techno-discours et les techno-imaginaires sont essentiels, car « lhomme symbolise comme il respire » (Pierre Legendre22).

Conclusion

Si les réseaux techniques sont des « techno-imaginaires » majeurs, cest quils sont devenus les « macro-systèmes techniques » (Alain Gras) de notre monde hyperindustrialisé, à la fois fonctionnels et fictionnels. Or la technique elle-même a toujours été ambivalente en Occident : pharmakon, mal-remède, machine et machination, à la fois magique ou diabolique et utile ou inutile. Si aujourdhui nous célébrons quotidiennement l« utilité » et lefficacité opératoire des techniques, dans la Grèce antique les techniques étaient, elles des thaumata, machines merveilleuses et inutiles qui étonnent et amusent23. Cest avec la chrétienté 31occidentale que naquit la « culture techno-faustienne » et même la « religion industrielle24 », notamment dans les monastères cisterciens du xiiie siècle, avec la révolution hydraulique, par exemple chez Roger Bacon et Albert le Grand : « Cest là où jamais, dit Spengler, que se révèle lorigine religieuse de toute pensée technique. (…) La scientia experimentalis, première définition qua donnée Roger Bacon des sciences de la nature, cette interrogation violente de la nature au moyen de ressorts et de vis, a commencé ce qui, dans nos plaines daujourdhui, recouvertes de cheminées dusine et de tours dextraction, se présente à nos yeux comme résultat. » Pour les moines gothiques, la machine est diabolique car elle concurrence Dieu :

Cest ce que signifie le songe de ces étranges dominicains comme Petrus Peregrinus rêvant du perpetuum mobile qui aurait arraché à Dieu sa toute-puissance. Ils nont pas cessé dêtre victimes de cette ambition ; ils ont arraché son secret à la divinité pour être eux-mêmes Dieu. Ils ont épié les lois du tact cosmique pour les violenter, et ils ont créé ainsi lidée de la machine, comme dun petit cosmos qui nobéit quà la volonté de lhomme. La machine est diabolique : ce sentiment na jamais cessé daccompagner la foi authentique25.

Réciproquement, à la même époque, la cloche associée à Marie et au Christ, est perçue comme la voix de Dieu appelant à la prière : une cloche dEssen du xiiie siècle a pour inscription : « Dum sono, signo Christum de ligno clamentem26 ». La cloche et lhorloge techniques qui accompagnent toute lhistoire de lindustrie occidentale, incarnent le pouvoir du Verbe divin ; elles équivalent en tant que techniques et mécaniques, au corps du Christ. La cloche faite de la fonte dun alliage subtil de métaux – cuivre, étain, plomb, zinc, fer et antimoine – pour obtenir des sonorités diverses, est fabriquée exclusivement par des moines-métallurgistes dans le monastère-usine.

Par la production des techniques, lhomme est à limage du Dieu créateur. Erich Fromm le résume ainsi :

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LHomme a fait de lui-même un Dieu parce quil a acquis la capacité technique de procéder à une « seconde création » du monde qui remplace celle du Dieu de la religion traditionnelle. On peut également dire que nous avons fait de la machine un dieu et que, en la servant, nous sommes devenus des dieux27 .

La technique est toujours de prime abord, un spectacle, magie et émerveillement comme Rousseau le montre dans les Confessions à propos de la fontaine et de laqueduc, ou dans lÉmile avec le canard aimanté. Mais une fois passé ce moment de découverte et de séduction, la technique dépasse sa propre sphère et dégrade toute la culture, comme le soutient le Discours sur les sciences et les arts. La machine, cest aussi bien lémerveillement de la magie (la perfectibilité) que la machination (la dénaturation)28. Dès quest recherchée « lutilité », tout sinverse. Rousseau refuse la « doctrine empoisonnée » de lutilité économique. Les sciences et les arts sont condamnés, non en eux-mêmes, mais dans leur soumission à lutile et par leur association au luxe, pour leurs conséquences négatives sur les mœurs. Cest donc au nom de la morale, de « la vertu » et de la religion que Rousseau conduit sa critique contre la techno-science utile. Il ne sagit pas dune critique rétrograde de la civilisation, mais « dune alerte sur les souffrances et lesclavage que subit la majorité des hommes au sein même de la civilisation policée et technicienne qui leur promet le bonheur29 ».

Pour conclure, ajoutons une sorte de thèse sur la technique : sa combinaison aux idées de progrès, dutilité ou defficacité, renverse toujours sa magie en diablerie, et fait de la machine une machination. Lambivalence du « techno-imaginaire », dont celui du réseau, ne cesse de hanter les représentations sociales de lOccident et dalimenter ses fictions.

Pierre Musso

1 André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Technique et Langage, Vol. 1. Paris, Albin Michel, 1964, p. 162-163.

2 Georges Balandier, Le Grand Système, Fayard, Paris, 2001, p. 20.

3 Cornelius, Castoriadis, Linstitution imaginaire de la société, Paris. Le Seuil, 1975, p. 521.

4 Gilbert Simondon, Du mode dexistence des objets techniques, (1958), Paris. Aubier, 1989, p. 157.

5 Jacques Ellul, La technique ou lenjeu du siècle, Paris, Armand Colin, 1954, p. 131.

6 Voir Alain Gras, Les macro-systèmes techniques, Paris, PUF. « Que Sais-Je ? », 1997.

7 François Dagognet in Penser les réseaux (sous la dir. de D. Parrochia), Seyssel, Ed. Champ Vallon, 2001, p. 191.

8 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de limaginaire. Paris. Dunod. 10e édition. 1969, p. 369 et suiv.

9 Ibid.

10 Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, « La métis du renard et du poulpe », Revue des Études Grecques, tome 82, fascicule 391-393, Juillet-décembre 1969. p. 291-317.

11 Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, Les ruses de lintelligence. La Mètis des Grecs. Flammarion, 1974.

12 René Descartes, Règles pour la Direction de lEsprit, in Œuvres philosophiques. Édition de Ferdinand Alquié. Paris. Classiques Garnier, 1988, p. 385.

13 Michel Serres, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, PUF, 2 vol. Paris, 1968.

14 Michel Chevalier, « La paix est aujourdhui la condition de lémancipation des peuples » (IVe article), « Système de la Méditerranée », Le Globe du 12 février 1832. Paris. Voir Le saint-simonisme lEurope et la Méditerranée, Introd., notes de Pierre Musso. Houilles, Éditions Manucius, 2008.

15 Herbert Spencer, Principes de sociologie. Paris Germer, Baillière & Co. 1883-1890, Tome 2, p. 82.

16 Cité par Judith Schlanger, Les métaphores de lorganisme, Paris, Librairie philosophique Jean Vrin, 1970, p. 90.

17 Voir Pierre Musso, Critique des réseaux, Paris. PUF, 2003.

18 Derrick de Kerckhove, Lintelligence des réseaux, Paris. Éditions Odile Jacob. 2000.

19 Joël de Rosnay, Lhomme symbiotique. Regards sur le troisième millénaire. Paris Le Seuil. 1995, p. 79.

20 Nicolas Carr, The Shallows : What the Internet is Doing to Our Brains. 2010, W. W. Norton. Traduction française : Internet rend-il bête ? : Réapprendre à lire et à penser dans un monde fragmenté, Paris. Robert Laffont. 2011.

21 Dominique Janicaud, La puissance du rationnel, Paris, Gallimard, NRF, 1985.

22 Pierre Legendre, Leçons VI, Paris, éd. Fayard, 1992, p. 27.

23 Jean-Pierre Vernant écrit à propos des thaumata, « Leur valeur et leur intérêt viennent moins des services quils peuvent rendre que de ladmiration et du plaisir quils suscitent chez le spectateur. À aucun moment lidée napparaît que par lintermédiaire de ces sortes de machines, lhomme peut commander aux forces de la nature, les transformer, sen rendre maître et possesseur ». In Mythe et pensée chez les Grecs, Paris. Maspero, vol II, p. 49-50.

24 Voir Pierre Musso, La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine. Une généalogie de lentreprise. Paris. Fayard, 2017.

25 Oswald Spengler, Lhomme et la technique, coll. « Idées nrf », Paris. Gallimard. 1958, p. 461.

26 Jules Baudot, Les cloches, Librairie Bloud & Cie, Paris, 1913, p. 48.

27 Erich Fromm, Avoir ou être. Un choix dont dépend lavenir de lhomme. Traduction de laméricain par Théo Carlier. « Le grand livre du mois », Paris. Robert Laffont, 1978, p. 178.

28 Chez Rousseau, « la machine incarne à la fois lordre du mécanique et celui de la machination persécutrice » dit Jean-François Perrin, Politique du renonçant : le dernier Rousseau : des « Dialogues » aux « Rêveries ». Paris. Éd. Kimé. 2011, p. 198.

29 Anne Deneys-Tunney, Un autre Jean-Jacques Rousseau, Paris, PUF, 2010, p. 81.