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Classiques Garnier

La religiosité de Ted Chiang, là où Dieu n’est pas

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2018 – 2, n° 6
    . Religiosité technologique, II
  • Auteur : Gilbert (Jacques Athanase)
  • Résumé : Un pattern explicitement religieux peut-il se trouver déplacer dans un contexte narratif différent sans se trouver soumis à une profonde transformation. L’article aborde plusieurs nouvelles de Ted Chiang en les interprétant à partir des débats des premiers siècles du christianisme sur la double nature du Christ.
  • Pages : 115 à 136
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406095637
  • ISBN : 978-2-406-09563-7
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09563-7.p.0115
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 15/10/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Pattern, narration, Ted Chiang, science-fiction, salut
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La religiosité de Ted Chiang,
Là où Dieu nest pas

Le titre de cet article est directement inspiré de celui dune nouvelle de Ted Chiang : Hell is the absence of God. La question que je souhaite poser est celle du déplacement dun pattern culturel, en loccurrence religieux, dans un autre environnement narratif. Ce pattern est celui de la présence de Dieu mais aussi sans doute celui du rapport à la transcendance telle quelle sest construite dans la tradition chrétienne avec ses multiples dérivations plus ou moins sécularisées. Il existe aujourdhui une mode de pensée qui dénonce « lappropriation culturelle ». Je minscris absolument contre une telle conception de la culture. Bien entendu, certains éléments culturels ont pu émerger dans un contexte spécifique : des productions artistiques, des techniques, des modes de pensée et un certain rapport au sacré. Tous ces éléments sont largement « transférables » comme on le dit pour les technologies. En revanche, il est intéressant de sinterroger sur la manière dont le transfert opère. Lépoque de la « globalisation » est peut-être celle dune certaine uniformisation mais surtout celle du « bricolage » généralisé, au sens où lentend Claude Lévi-Strauss. De ce point de vue, nous sommes tous des « penseurs sauvages » qui recomposons les éléments étrangers dans notre propre système de référence à la manière du philosophe cordouan que J. L. Borges imagine dans La quête dAverroes, cherchant à écrire du théâtre à partir de sa lecture de la Poétique dAristote sans savoir ce quest une scène.

Hans Belting, dans son ouvrage Florence et Bagdad1, pose une question quErwin Panofsky navait pas envisagée dans La perspective comme forme symbolique2, celle de la diffusion du pattern. Lhypothèse de la forme symbolique, empruntée à Ernt Cassirer, supposait quil y ait une sorte de lien intrinsèque entre une forme et une valeur symbolique. Le lien 116peut être direct. La forme porte en elle-même la détermination qui la produit, comme quand Hegel pense voir dans la pyramide égyptienne la structure hiérarchique de la société qui la génère et quelle traduit. Panofsky est évidemment plus prudent, il ne suppose pas forcément une incarnation de la forme dans la société et sa pensée. Il se contente de contextualiser la forme symbolique et de mettre en évidence les conditions de sa systématicité. La question posée par Belting est celle de la possible diffusion, voire de la dissémination dune forme quand elle se trouve déplacée dans un contexte tout à fait différent de son contexte dorigine. Comment la perspective a-t-elle été reçue au Japon ou en Inde ? Et surtout, comment la « forme » quelle porte avec elle, celle dun espace unifié, peut-elle se traduire dans des systèmes visuels tout à fait différents ? On sait que la culture chinoise a plutôt bien reçu le pattern de la vierge et lenfant, au moment de lintroduction du christianisme. Ce motif se trouvait déjà présent dans la figuration chinoise. Cest la mère avec le fils qui signifie « bon » dans le caractère . La virginité de cette mère à lenfant paraissait en revanche plus énigmatique aux Chinois. Ces exemples ne doivent pas faire perdre de vue que ces questions, des plus actuelles, concernent toutes les tentatives de « conversion » culturelle : comment un élément hétérogène issu dun certain système peut-il sintégrer dans un système différent ? Et, plus généralement, à une époque où tous les systèmes culturels se trouvent connectés, comment envisager le « bricolage » généralisé qui met en relation tous les paradigmes ? Jusquà quel point la diffusion dun pattern le transforme-t-elle ? La « forme symbolique » disparaît-elle ou se trouve-t-elle régénérée par ses anamorphoses ? Sans doute est-il impossible de répondre précisément à cette question. On peut ainsi considérer le projet de Witzel3 de reconstitution du processus de diffusion des mythologies, ainsi quon a pu le faire pour les langues, comme parfaitement utopique et relevant abusivement dun modèle morphogénétique fondé sur une hypothèse génétique et continuiste. On commence à comprendre que la constitution des langues ne relève pas seulement dun modèle génétique mais également dune forme de créolisation horizontale qui sopère dès lors que des populations différentes se trouvent en contact. La question nen est pas moins passionnante : que devient un pattern quand il est déplacé, transposé et peut-être même recomposé ?

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Le terme de « religion » est évidemment problématique. Jai souvenir quau programme de philosophie de terminale figurait comme sujet « La religion ». Le singulier est ici particulièrement déterminé dans la mesure où son unicité renvoie immédiatement à un modèle monothéiste pour lequel il ne peut exister quune seule religion. Jon Assman a bien montré la construction du paradigme dans Le prix du monothéisme4 avec son hypothèse de la distinction mosaïque qui instaure la vérité en religion par lexclusion de toute autre religion. « Il ny a quun seul Dieu » signifie avant tout que les autres ne sont que des idoles. La notion de religiosité est plus discrète et prudente dans la mesure où elle se limite à lattitude du croyant et autorise une pluralité de modes. Si « La » religion est une, la religiosité ouvre les champs de lexpérience possible selon un a priori moins compromettant : celui-ci postule quil existe un sacré, lequel nest peut-être pas comme la sacer de Giorgio Agamben, un pattern unique quon peut mouvoir, sans déformation, de lAntiquité latine jusquau christianisme et ses multiples théologies politiques. Le christianisme est devenu progressivement un phénomène mondial quand il sest diffusé bien au-delà de ses frontières initiales. Si, sest opéré au courant des premiers siècles de notre ère, une sorte syncrétisme entre les cultures juive et gréco-romaine, on peut considérer que ce processus sest ensuite poursuivi dans des champs plus larges comme la montré Peter Brown dans son ouvrage sur la diffusion du christianisme5.

On peut penser, comme le suggère Pierre Musso, que des formes de religiosité, par un mécanisme de resécularisation, se sont maintenues et poursuivies dans le processus de production et dindustrialisation de lOccident6. Nous envisageons ici la religiosité technologique à partir de lhypothèse diffusionniste dune pensée religieuse, disons dorigine judéo-chrétienne, dans un champ tout à fait différent qui est celui de la science-fiction. Et, plus précisément, la science-fiction dun auteur américain, Ted Chiang, dont les parents chinois ont fui la Chine continentale pour Taïwan avant démigrer aux États-Unis. Cette information nest en elle-même pas vraiment pertinente dans la mesure où il est impossible de déterminer le poids relatif des influences culturelles, que ce soit concernant Ted Chiang ou nimporte quel autre auteur. Les écrivains 118de science-fiction se lisent les uns les autres et ainsi il est probable, par exemple, que lauteur du Problème à trois corps, Liu Cixin, ait pu sinspirer du cycle Fondation dIsaac Asimov.

Ce quon désigne comme la diffusion dun pattern peut concerner une technique spécifique ou une manière de procéder. Il peut aussi sagit dune histoire qui se répand et qui est reçue et acceptée. Le remplacement du paganisme antique par le christianisme a été de ce point de vue particulièrement spectaculaire. En quelques siècles, les anciennes croyances polythéistes sont pratiquement rayées de la carte au profit dune nouvelle foi et les efforts dun Julien empereur pour arrêter le processus se sont avérés vains. Les histoires circulent-elles au même rythme que les croyances ? Si les histoires sont elles-mêmes des croyances, on peut être tenté de répondre : oui, si elles en sont le vecteur. Il y a toutefois un temps de ladhésion qui est celui de lincubation du récit. Cest ici que la notion de religiosité induit une sorte de lenteur, ou pour utiliser un terme contemporain, de rugosité, comme la surface rayée dun récit qui glisserait moins bien. Ladhérence deviendrait alors résistance à linverse de ladhésion religieuse. La religiosité serait aussi rugosité comme lest, par exemple, la survivance de croyances tout à fait locales, peut-être issues du paganisme, au sein de luniversalisme chrétien.

Quune question religieuse se propage et se diffuse indépendamment de tout contenu religieux à proprement parler, et même si certains patterns religieux subsistent après quils ont perdu tout sens religieux, a été décrit par Max Weber comme un processus de sécularisation. Une doctrine qui se fonde sur une éthique particulière, en loccurrence celle du protestantisme, finit par favoriser des comportements et même tout un système économique : le capitalisme. Cest ainsi quon entend parfois dire que, désormais, le monde occidental serait devenu « protestant », ce qui est parfaitement contestable. Cela supposerait que la corrélation identifiée par Max Weber entre léthique protestante et le développement du capitalisme se soit maintenue de manière permanente du xvie siècle jusquà aujourdhui, supposition bien hypothétique. Surtout, cela signifierait que la corrélation fonctionne comme une causalité dans les deux sens. Précisément, Max Weber explique la manière dont lascétisme séculier favorise laccumulation du capital mais pas linverse. Et pour cause, « La société de Loisirs » décrite par Thorsten Veblen ne produit pas de lascétisme ! Si le capitalisme sest très largement 119répandu, il nest pas pour autant certain que lascétisme séculier ait accompagné sa diffusion. Certainement, il y a eu la diffusion dune idéologie de ce capitalisme avec sa mythologie : la culture américaine a propagé, par son rayonnement cinématographique notamment, certains patterns religieux qui relèvent désormais de la mythologie basique la plus largement partagée. Les exemples sont multiples : la plupart des blockbusters de science-fiction sappuient sur lidée quil faut sauver le monde ! Et New-York en particulier ! Avec parfois même des accents bibliques particulièrement marqués comme cest le cas dans le film Le jour où la Terre sest arrêtée : le salut y est conditionné à la présence dun seul « juste » et on assiste à une reprise new tech de Sodome et Gomorrhe. Sur un autre registre, le vaisseau principal de Star Trek se nomme lEnterprise et lexploration de la « nouvelle frontière » paraît encore un pattern de la culture américaine.

La science-fiction nest pas exempte de cette propension à la transmission diffuse, justifiant quelle ait longtemps été considérée comme une littérature de « genre ». Ceci signifiait, selon les critères de la modernité littéraire, que le récit y primait sur la recherche formelle. Or, lœuvre de Ted Chiang ne peut absolument pas se trouver réduite à une telle approche. Ses références sont tout à fait semblables à ce quon peut attendre dun auteur américain ou européen contemporain. Lœuvre est peu volumineuse mais réputée et reconnue comme lindique sa fiche Wikipédia :

Ted Chiang, né en 1967 à Port Jefferson, dans lÉtat de New York, est un auteur américain de science-fiction. Diplômé dinformatique de lUniversité Brown de Providence (Rhode Island), il suit un stage à latelier décriture Clarion. Il vit aujourdhui près de Seattle et travaille dans lindustrie informatique. Peu prolifique, Chiang na publié entre 1990 et 2015 que quinze nouvelles, dont les huit premières sont au sommaire de Stories Of Your Life and Others, traduit en français sous le titre La Tour de Babylone. Il a néanmoins déjà remporté un grand nombre de prix littéraires : La Tour de Babylone, la première nouvelle publiée par lauteur, reçoit un prix Nebula ; LHistoire de ta vie est récompensée par un autre Nebula et le prix Theodore Sturgeon ; Soixante-douze lettres a les honneurs du prix Sidewise ; Lenfer, quand Dieu nest pas présent reçoit les prix Hugo, Nebula et Locus ; Le Marchand et la porte de lalchimiste remportent les prix Hugo et Nebula ; Exhalaison obtient les prix Hugo et Locus ; The Lifecycle of Software Objects reçoit les prix Hugo7.

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La Tour de Babylone est publiée en français dans la collection Folio SF. La nouvelle, qui donne son titre au volume, est classée par sa fiche Wikipédia en anglais comme a « science fantasy novelette8 ». La particularité du genre combiné de la science-fiction et de la fantasy, précise le site, est que le monde proposé nest pas restreint par les possibilités effectives de la science ni même par ses développements imaginés. Il apparaît évident, à la lecture du seul titre, que la référence borgésienne est présente entre La bibliothèque de Babel et la Loterie de Babylone. Ted Chiang ne la mentionne explicitement que dans Stories of your life quand il imagine un texte alla Borges, Le livre des âges. On trouve dans les notices qui suivent les nouvelles, des références variées et notamment à lAncien Testament, à Sartre, à Kurt Vonnegut, au golem, à Von Neumann, au livre de Job, aux mathématiques, etc. On comprend quil sagit par conséquent dune littérature spéculative aux contours qui ne paraîtront pas si étranges aux lecteurs de science-fiction.

Mon attention sest portée plus spécifiquement sur trois nouvelles que je classe ici en fonction de leur degré dans le traitement de la présence envisagée comme relation/non-relation. Une est très courte : environ quatre pages que Ted Chiang a publiées dans les années deux mille dans la revue Nature sous le titre « The Evolution of Human Science9 ». La revue scientifique ouvrait ses pages, pour chacun de ses numéros, à un écrivain différent afin quil propose une « vignette » éditée sous une rubrique « Futures10 ». La « vignette » expose, dès les années deux mille, le paradigme contemporain de la relation de la culture et du savoir aux technologies digitales La suivante, bien plus développée, date de 2001 et sintitule Hell is the absence of God, titre assez mal traduit en français : Lenfer, quand Dieu nest pas présent. La plus célèbre : Stories of your life, a été publiée en 1998 et 2002. Elle a inspiré le film First contact de Denis Villeneuve. Ces trois récits exposent à leur façon une question sous-jacente : la possibilité, ou non, de communiquer avec une entité transcendante ou absolument autre. Les possibilités de cette « communication » sont examinées. La question est celle du « pont » quon peut envisager au-dessus de linévitable gap. Ce gap en évoque un autre puisquil se trouve que la relation entre le Créateur et sa créature, 121dans les religions monothéistes, se trouve posée du fait de leur caractère révélé. Exemplairement, dans le christianisme, la double nature du Christ interroge sur les modalités de sa présence divine et humaine. Ces questions, qui font lobjet dun travail complexe jusquà ladoption de lunicité dans la double nature, forment ce quon peut considérer comme le pattern de la présence christique. Il est intéressant de voir de quelle manière Ted Chiang sapproprie et transforme le motif dans un contexte narratif original qui nest a priori ni chrétien ni vraiment étranger au christianisme.

Hell is the Absence of God, paraît la nouvelle la plus énigmatique. Elle raconte lapparition danges qui sont comme autant de « catastrophes miraculeuses » dans la réalité des hommes. En effet, ces apparitions angéliques, qui signalent une manifestation divine, sont à la fois miraculeuses et désastreuses. On peut être guéri ou tué, retrouver lusage de ses membres ou perdre la vue. La prédestination calviniste et limpossibilité de connaître les desseins de Dieu deviennent ici une « destination » dont le surgissement paraît purement accidentel, comme sil ny avait, in fine, pas de plan divin. Stories of your life, pose explicitement la question téléologique. Ce motif, éminemment théologique est pourtant commun aux trois nouvelles, même sil se développe dans des champs différents : comment envisager le savoir ? Comment accéder au salut dans un mode purement « accidentel », quand Enfer et Paradis ne sont pas réellement distingués, sinon par ce seul critère : que Dieu sy trouve ou pas ? Enfin, comment appréhender dans un langage fondamentalement séquentiel et causal, une réalité extraterrestre essentiellement téléologique ? Cest tout lobjet de Stories of your life.

Dans la nouvelle Hell is the absence of God, Dieu nest pas « caché », il ne nourrit pas dimpénétrables desseins. Il se manifeste par ses anges mais demeure incompréhensible. La perte des yeux et de la vue par plusieurs personnages après des manifestations angéliques évoque laveuglement de Paul sur le chemin de Damas, mais cet aveuglement ne livre rien, pas même une « nuit obscure ». Stories of your life raconte la manière dont une linguiste finit par déchiffrer lécriture dextraterrestres nommés Heptapodes. La particularité de cette écriture est quelle implique une autre conception du temps. Lécriture est non séquentielle, si bien que la phrase ne se construit pas de façon linéaire et causale mais suppose au contraire une forme de simultanéité. Ted Chiang rapporte cette position 122au principe de Fermat. Celui-ci postule en effet que, dans le cas où un rayon lumineux traverse lair puis leau, lindice de réfraction de leau brise le rayon. Le rayon lumineux semble alors suivre un chemin plus long, mais, en réalité, cette brisure qui allonge le trajet de la lumière, est la solution la plus rapide si on tient compte de la vitesse à laquelle le rayon lumineux traverse leau. Le problème est de savoir comment le rayon « sait » que cette brisure est le chemin le plus rapide : le résoudre induit un fonctionnement téléologique et non causal. La langue graphique des Heptapodes est une sorte de métaphore de cette situation car lHeptapode B fonctionne comme une écriture téléologique qui ne peut sécrire quà condition que le but soit connu.

La nouvelle la plus courte, The Evolution of Human Science, sen tient à une version plus restreinte de laltérité dans la mesure où les métahumains ne sont que des humains génétiquement modifiés. La thématique du gap sy trouve posée comme celle dun « savoir » performatif mais incompréhensible ou, pour le moins, inexplicable. En un sens, ce genre de situations nest en rien nouveau si on pense à la physique quantique. On attend encore une hypothétique « théorie de tout ». Mais, cette science performative, qui permet de « prédire sans expliquer » pour reprendre une expression de René Thom, demeure comme une énigme non résolue. Il ne sagit pas dun horizon intrinsèquement insoluble. Lenjeu nest pas anodin. Il indique précisément la limite entre une science-fiction inscrite dans limaginaire scientifique envisageant les possibles et les imaginaires plus débridés de la fantasy. Cette limite identifiable, établissant le partage entre le supranaturel et le naturel, a constitué une spécificité du christianisme, en particulier quand sest posée la question de larticulation complexe des natures humaines et divines de Jésus et, par extension de la relation entre le Créateur et sa créature.

Ces remarques liminaires ne suffisent pas à situer de manière décisive les nouvelles de Ted Chiang dans un contexte chrétien même si on y retrouve indéniablement certains motifs. Mais notre propos nest pas exactement archéologique. Il consiste plutôt à comprendre de quelle façon une narration contemporaine peut réactualiser des patterns dont la généalogie peut être attribuée à la théologie. Le premier pattern, exposé dans The Evolution of Human Science, est le lien entre une transcendance et une finitude. Dans le christianisme, cest la relation de Dieu avec lhomme. Une transformation génétique modifie les embryons humains 123afin que ces métahumains accèdent à une connaissance supérieure. Ils se trouvent ainsi dotés dune « double nature », génétique et artificielle, si bien que la différence se trouve incarnée. Le second pattern, présenté dans Hell is the Absence of God, tient au sens de lamour de Dieu, du salut de lâme et de la contemplation de Dieu, lesquels se trouvent, dans le texte, dissociés. Le troisième pattern, dans Stories of your life, développant le premier pattern et posant la question de la relation quon pourrait établir avec une altérité radicale, finit par poser la question du libre arbitre.

Dans The Evolution of Human Science, la mutation génétique artificielle permet à ceux qui lont subie, les métahumains, de concevoir une science tout simplement incompréhensible aux autres hommes. Ce savoir se trouve dailleurs transmis selon un protocole de Transfert Neural Numérique, ou TNN. Ce mode de transfert supporte très difficilement dêtre traduit en langage humain. Et encore, cette tentative de traduction demeure-elle incapable de rendre les textes accessibles. Les « mutants » développent cette science dont leffectivité nest sensible pour lensemble des humains quà travers son efficience technologique. Le fonctionnement des objets quelle permet de fabriquer atteste quelle doit bien constituer un « savoir » dans la mesure où les manifestations de ces productions répondent à la régularité expérientielle quon se trouve en droit dattendre dès quune loi est en jeu. Simplement, aucun humain non modifié ne peut comprendre cette science qui, par conséquent, ne peut être un savoir pour tout le monde. La « science incompréhensible » se détache de la science compréhensible par un gap infranchissable qui demeure toutefois incarné. Comme pour les développements incompréhensibles du deep learning, on peut rappeler quil sagit bien, au départ, dune production humaine et, dans le cas de la nouvelle de Ted Chiang, dune génération humaine :

Les succès de la science métahumaine ne doivent pas nous intimider. Un rappel : les technologies entraînant lapparition des métahumains ont bien été inventées par des humains, des humains qui nétaient pas plus intelligents que nous11.

Ce qui atteste, in fine, la véracité dune telle science dans la nouvelle de Chiang tient au fait que les machines produites avec cette science 124fonctionnent et, par conséquent, produisent, à lévidence de la vue, leur efficacité. Une comparaison est explicite :

Imaginez disent-ils, un Indien dAmérique effectuant des recherches sur la fusion du bronze alors quil peut se procurer des outils en acier de fabrication européenne12.

Sopère ainsi une sorte de retournement : devant la science incompréhensible qui implique une nature fondamentalement inaccessible, il ne reste plus quune seule posture possible, car elle se tient dans les limites de lexpérience possible, lherméneutique :

Lexistence dappareils basés sur la science métahumaines a engendré lherméneutique orientée objet13.

La « science humaine » en est dès lors réduite à nêtre plus que linterprétation et le commentaire de textes fondamentalement inaccessibles. Cette mutation est-elle considérée comme un bienfait ? Malgré les progrès technologiques quelle promet, la plupart des parents y renoncent pour leurs enfants, car ceux-ci, sils bénéficient de ce traitement génétique, leur deviennent incompréhensibles, ce qui interdit tout dialogue. Ainsi, « les humains ne risquent, ni lassimilation, ni lextinction » car les parents, craignant ne plus pouvoir communiquer avec leur progéniture, si elle a subi la modification génétique, se trouvent face à un dilemme : soit générer du discontinu et interrompre toute transmission, soit assurer la poursuite de la culture humaine. Ils choisissent en plus grand nombre la seconde solution.

Cette nouvelle de Ted Chiang peut, bien entendu, être lue simplement comme une sorte dallégorie de la situation contemporaine de la plupart des humains face aux objets techniques. Beaucoup dobjets technologiques demeurent en effet, pour une large part de leurs utilisateurs, parfaitement mystérieux ou, plus banalement, ils font partie de cet ordinaire « incompréhensible » qui délie lutilisateur de la compréhension immédiate de son outil. Dans La terre ne se meut pas, Husserl sest interrogé sur larché-présence de lhomme qui continue de se sentir sur Terre, les deux pieds rivés au sol et la tête tournée vers 125les étoiles, alors quil nignore pas que sa présence sur le globe terrestre peut très bien le situer « la tête en bas » sur le globe terrestre. Une chose est de se représenter le mouvement des planètes, et celui de la nôtre en particulier, autre chose est de se déprendre de cette expérience fondatrice qui, même quand on la sait fausse, nous permet de continuer à dire que le soleil « se lève » et « se couche ». Au point quil devient impossible, comme le faisait remarquer Heidegger, dimaginer un monde pour lequel le soleil ne se lèverait pas. Comme Galilée en son temps, mais de manière bien plus étendue, nous sommes incapables de « voir » ce que nous « savons » sans la médiation dun instrumentarium très développé. Ainsi la Terre continue-t-elle de se manifester comme « plate » même quand nous avons connaissance de sa rotondité, à moins quun voyage en avion nous ait permis un moment den apprécier la courbure. Ce « gap » cognitif entre lexpérience immédiate et les « représentations » de la pensée a occupé une bonne partie de la réflexion épistémologique de lÂge classique.

Linstrumentarium permet ainsi daccéder à un savoir inaccessible sans lui. Mais il ne parvient pas forcément à surmonter le gap cognitif. Il est devenu une interface. Une interface consiste en une médiation, une limite commune à deux systèmes. Les surfaces sensibles des smartphones et des tablettes sont intéressantes en ceci quelles exposent, de la façon la plus commune, ce quest une interface. Le doigt touche une surface qui réagit au toucher, et parfois même à la pression. Mais ce geste nest pas direct, il est médiatisé par une multitude de capteurs dont les signaux sont traités en réalité par le calcul pour produire un effet en retour. Dans le jardin de Milan, comme il est indiqué dans Les confessions, Augustin entre en relation avec Dieu par lintermédiaire dune lecture parce quil a entendu un enfant répéter plusieurs fois cette phrase « prends et lis » sans quil puisse en établir le contexte. Il regarde le livre quil tient ouvert à côté de son ami Alypius. Il est difficile dévoquer une interface, mais le dispositif technique du texte nest pas anodin. Il ne sagit pas dun rouleau mais dun codex quon peut avoir ouvert au hasard.

En un sens, linterface procède dune forme de naturalisation, ou même dincarnation, comme quand ma petite-fille se met à pincer limage dun livre de papier pour lagrandir ou la rétrécir. Elle na pas compris que cette interaction avec la machine et son écran ne peut être transposée dans la « réalité réelle » ou plutôt dans ce quil conviendrait 126de désigner comme un autre ordre de la réalité des objets. On peut alors considérer ce geste comme « herméneutique ». Le débat sur les humanités digitales, et particulièrement concernant le codage, est de ce point de vue significatif. La plupart des utilisateurs des outils digitaux ne savent pas coder. En revanche ils savent utiliser au mieux les ressources de leur logiciel. Bien entendu, il existe un savoir technologique qui permet de produire les algorithmes mais là encore, il peut demeurer une part dombre. Dans le cas du deep learning par exemple, la programmation des instructions relève bien de la technologie et du savoir humains, à ceci près que, quand des programmes commandent dautres programmes, il se trouve un moment où il nest plus possible de déterminer exactement ce qui se produit. Cest la raison pour laquelle Milad Doueihi distingue le computable du calculable. On peut bien se rappeler, comme dans la nouvelle de Ted Chiang, que ce sont des humains qui ont conçu les instructions des programmes, cela ne permet toutefois pas de surmonter le gap qui nous sépare de leur compréhension.

On échappe à laporie du Ménon selon laquelle linconnu est inconnaissable et le connu déjà connu. Linconnu a été programmé par un humain qui connaissait les modes de la programmation sans pour autant se trouver en mesure de savoir exactement ce qui allait se produire. Linformaticien Ted Chiang, quand il est sollicité par la revue Nature, propose un prolongement fictionnel de ce processus quand il imagine que le mode spécifique de « Transfert Neural Numérique » est déclenché par une intervention génétique. Ce faisant, le calcul ou la computation sincarne. Notons que les recherches actuelles sur les ondes cérébrales promettent de dépasser la fiction en laissant envisager ou imaginer la possibilité dune communication non verbale par simple captation. Lhypothèse émise par Ted Chiang en 2001 serait-elle en mesure de sactualiser ? Les signaux des ondes cérébrales seraient envoyés à des convertisseurs et pourraient être ainsi numérisés et transmis. De là à imaginer une captation de la pensée en direct comme je lai entendu, il y a sans doute un pas difficile à franchir. Il nest peut-être pas « infranchissable » – que sait-on de lavenir – mais il est certainement de nature théologique. En effet, la pensée ne préexiste pas au langage dans sa forme la plus élaborée parce quelle suppose une séquentialité. La pensée ne peut énoncer sa logique avant davoir construit des phrases. Avant cela, 127la « pensée » demeure rivée à des signifiants non syntaxiques. En dautres termes, elle en reste à la première articulation du langage, mais elle na pas encore accédé à la seconde. Pour quon puisse « capter la pensée », il faudrait que la pensée soit absolument transparente au « locuteur ». Quelle se trouve déjà grammaticalisée pour que la conversion interfacielle puisse opérer. Pour linstant, on ne sait capter guère plus que lintention de formuler un son14. Lhypothèse dun « Transfert Neural Numérique », inspirée à Ted Chiang par les questions de lintelligence artificielle ainsi que celle dune Singularité, se trouvent complètement réexaminées, ou plutôt transposées, dans Stories of you life. Y compris dans sa dimension théologique.

Si on considère laporie du Ménon exposée plus haut, on peut penser que le paradigme change complètement avec lavènement du christianisme : désormais, linconnu est connu parce que révélé. Dieu demeure inconnaissable mais non pas inconnu. Lalliance scellée avec Dieu dans lAncien Testament est fondamentalement exomorphe : elle suppose une altérité. Elle livre un surgissement qui pourtant ne se donne pas au regard. Cest le Buisson-ardent ou la présence de Dieu dans la nuée entre les chérubins. Faut-il considérer ces manifestations comme interfacielles, selon la définition quon en a donnée précédemment ? La question de la présence de Dieu, et celle de son absence se trouvent ici en jeu. Si Dieu est « avec nous » cest parce que sa présence est conditionnée au nous pour lequel il est advenu. Cette advenue nest possible que parce quil existe un ad pour la venue. Ce nest pas une « présence » au sens substantiel mais une arrivée. Il ny a pas encore de transcendance ni de transcendantal dans la mesure où les deux termes conditionnent lun à lautre leur possibilité dadvenue, ce que cherche à tout prix à préserver lunité de substance avec double nature du concile de Chalcédoine. Dun point de vue anthropologique, Robert Jaulin a formalisé la différence entre les « parents » et les « alliés15 » à partir de laquelle on peut considérer que Dieu est fondamentalement un « allié » et non un « parent ». Selon cette perspective, aucune relation de type génétique ne lie lhomme à Dieu, et surtout pas la Création qui nest en rien un engendrement. Pourtant, Dieu est appelé le « Père ».

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Le christianisme innove profondément, par rapport au judaïsme antique, avec la médiation christique telle quelle sélabore au cours des débats des premiers siècles, jusquau concile de Chalcédoine en 451. Jésus, en tant quhomme et pleinement homme, sinscrit bien dans lordre génétique dune naissance humaine. Mais, sil se trouve, par conséquent, généré comme homme, il est également, en tant que Dieu, le discontinu incréé. Mais malgré cette discontinuité à lui-même, il demeure un selon la substance. Il nest pas possible, dans le cadre de cet article, de résumer les débats des premiers siècles sur la double nature et encore moins dévoquer les diverses hypothèses qui ont fini par se trouver rejetées comme hérétiques après les conciles de Nicée, de Constantinople et de Chalcédoine. Ce qui importe en loccurrence est la coïncidence, pleinement assumée, qui finit par prévaloir de lunité en une seule personne de deux natures : le discontinu de la présence de Dieu et le continu génétique. Le concile de Chalcédoine a fini par produire la solution la plus aporétique qui soit : cest un des « mystères » du christianisme. En un sens, les « hérésies » qui défendaient un Jésus pleinement Dieu ou pleinement homme paraissaient plus rationnelles : un homme choisi par Dieu continuait à sinscrire dans une lignée humaine, cest ladoptianisme. Un Dieu qui prenait forme humaine nabolissait pas la distance qui le séparait de lhomme, cest le docétisme. La double nature nest toutefois pas seulement un défi à la raison, elle implique surtout une forme de continuité-discontinue effectivement « mystérieuse », si elle nest pas simplement aporétique.

Dans son De trinitate, Augustin défend contre les « hérétiques » la proposition dun « fils » qui demeure « incréé » bien quil soit né : « Ils ont essayé de transférer ce qui est dit du Christ sous forme humaine à sa substance, qui était éternelle avant son incarnation et qui lest toujours16 ». Le fils concentre la contradiction de cette mystérieuse médiation mais il ne la résout pas : à la fois né dune femme et incréé, il est légal du Père. Il justifie toutefois le fait que lhomme soit à limage de Dieu, ce qui naurait pu se réaliser, selon Augustin, sans la figure du fils incarné17. Cette question prend une tonalité décisive pour la modernité à venir quand Augustin distingue radicalement léternité du Créateur de la temporalité de la créature dans Les Confessions. Léternité devient 129énigme pour lhomme pris dans le temps. La transcendance de Dieu échappe à la finitude de lhomme. Le christianisme se trouve confronté à la question de la relation entre phusis et Création. Plus précisément, la parole « logique » que lhomme pouvait tenir sur la nature devient dès lors celle que la créature tient sur la Création. Augustin en instaurant un gap absolu entre léternité de Dieu et la temporalité de lhomme ouvre la voie à la distinction plus tardive opérée par Francisco Suarez entre ens finitum et ens infinitum18. Lhomme, devenu créature finie, nest plus confronté à une phusis fondamentalement finie, dont il faisait dailleurs partie, comme dans la Physique dAristote. Il se trouve désormais face à la Création dun Dieu infini et transcendant. Heidegger voit dans cette finitude le point de départ du transcendantal chez Kant : « Quun être fini connaissant doive “aussi” penser nest quune conséquence de la finitude de son intuition19 ». La question théologique renvoie in fine à une anthropologie.

Bien entendu, les nouvelles de Ted Chiang ne sont pas, à proprement parler, augustiniennes ni mêmes chrétiennes. Simplement on y retrouve certains patterns bien identifiables, même sils se trouvent entièrement recomposés.

Dans The Evolution of Human Science, la présence des métahumains transforme fondamentalement la science humaine en ce que celle-ci ne peut franchir le « gap » qui la sépare de la science des métahumains. Mais le gap scientifique devient anthropologique :

Si la recherche offrait lespoir dune nouvelle thérapie daugmentation de lintelligence qui permette aux individus des « remises à jour » graduelles de leur esprit jusquà atteindre le palier métahumain, cette thérapie jetterait un pont au-dessus du plus vaste abîme culturel de lhistoire de lespèce ; or les métahumains ny verraient aucune utilité et pourraient donc négliger de lexplorer. Cette seule possibilité justifie la poursuite de la recherche scientifique humaine20.

La question du caractère incompréhensible de la science métahumaine est posée en termes de gradients : on peut concevoir quune augmentation de lintelligence humaine par paliers puisse surmonter 130le gap. Cela implique que la différence qualitative nest envisagée que comme le dépassement dun seuil, dune certaine quantité. Comme Ted Chiang le mentionne dans sa notice, cest lhypothèse de la Singularité. Paradoxalement, les métahumains continuent à répondre au principe dutilité. Cest la raison pour laquelle, ils ne cherchent daucune façon à établir un « pont », pas plus quà combler l« abîme culturel », bien quils aient été générés par les humains. La dynamique humaine de lintérêt semble les séparer des autres hommes même si ceux-ci trouvent des avantages à la science métahumaine. Mais ce qui les sépare est aussi ce qui les relie, si on retient lhypothèse mandevillienne dune articulation entre légoïsme privé et lintérêt public. Il faut, pour maintenir une humanité, que lintérêt et lutilité demeurent non seulement incarnés mais reliés par une généalogie. Or, il est difficile de définir le lien qui demeure entre humains et métahumains après quon a procédé à la mutation génétique. Ils sont des créatures de lhomme et ont été générés par lui mais la technique génétique interpose une incommunicabilité dun type nouveau : ils ne sont plus des hommes exactement mais en rien des dieux, comme sils se trouvaient dépourvus des deux natures.

La différence, opérée à partir de la séparation augustinienne, entre un Dieu éternel hors du temps et un homme pris dans le temps est intéressante. Si Dieu est hors du temps et quen lui se superpose puissance et acte, la Création ne peut laltérer. Elle ne peut faire événement pour lui, pas plus quelle ne peut manifester une « utilité ». Elle est amour de la créature qui est, à son tour, image dans la mesure où elle est lexpression de cet amour. Le fils, bien quincréé, demeure, par son humanité générée, ce qui permet à la ressemblance dopérer. Augustin écrit :

Donc, parce que la forme de Dieu a reçu la forme dun serviteur, lune et lautre sont Dieu et lune et lautre sont homme ; mais elles sont Dieu parce que Dieu les prend, et elles sont homme parce que lhomme est pris21.

Lamour est cette disposition qui consiste à prendre et être pris. Sinstitue ainsi une relation. Les métahumains sont capables de communiquer par le Transfert Neural Numérique mais ils ne cherchent pas de relation avec les humains. Le lien génétique, pourtant avéré, paraît coupé : il nest pas poursuivi, ni remplacé par une relation. La 131seule étrangeté dans la nouvelle de Chiang tient au fait quils puissent partager le même monde sans pourtant quil y ait aucun partage. Le « mystère » est celui de lindifférence, bien mandevillienne, inspirée par les traités moraux de Pierre Nicole, et non le mystère de lamour.

La nouvelle Stories of your life repose la question dans des termes différents. LHeptapode B nest pas exactement une écriture dans la mesure où il serait censé transposer une pensée séquentielle. Il est, au contraire, un « sémagramme » non séquentiel :

Mon esprit campait sur la symétrie inhérente des sémagrammes, lesquels me semblaient plus quun langage : des mandalas. Ainsi je méditais sur le caractère interchangeable des prémisses et des conclusions. Il ny avait pas de direction implicite à larticulation des propositions, de « cheminement » précis ; tous les éléments dun raisonnement étaient aussi puissants, tous possédaient la même importance22.

La pensée des Heptapodes est « presque téléologique23 » comme le rayon lumineux du principe de Fermat :

Tu as lhabitude de penser à la réfraction en termes de cause et deffets : atteindre la surface de leau est la cause, le changement est leffet. Mais le principe de Fermat paraît bizarre parce quil décrit le comportement de la lumière en termes dobjectifs24.

LHeptapode se trouve alors séparé de la pensée humaine par cette différence qui pourrait être du même type que celle dun Dieu éternel au reagard de lhomme, pris dans le temps. La protagoniste réussit à apprendre lHeptapode B, et entre ainsi, dans une certaine mesure, dans le système téléologique de la « pensée » des Heptapodes. La conséquence en est une transformation du statut de sa mémoire :

Même si je lis et que jécris couramment lheptapode B, je sais que je ne fais pas lexpérience de la réalité à la façon dun heptapode. Mon esprit a été moulé à lhumaine, pour les langues séquentielles : aussi poussée soit-elle, aucune immersion ne le remodèlera totalement. Ma vision du monde reste un amalgame.

Avant que japprenne lheptapode B, le volume de mes souvenirs augmentait comme une colonne de cendre de cigarette bâtie par la braise qui représentait ma conscience et marquait le présent séquentiel. Après que je lai appris, les 132nouveaux souvenirs se sont mis en place tels des blocs gigantesques, chacun dune taille mesurée en année. Même sils ne se présentaient pas dans lordre ni ne se disposaient de façon continue, ils ont fini par couvrir cinq décennies25.

Comme pour Augustin, lorsquil envisage dans Les Confessions que le déroulement du temps se constitue comme une mémoire, la linguiste expérimente lémergence dune forme nouvelle de conscience. Elle acquiert de façon partielle, parce que son récit demeure séquentiel, une conscience de la totalité des événements de sa vie, comme dans le récit pseudo borgésien du Livre des âges évoqué dans Stories of your life. Elle connaît désormais la totalité de sa vie mais ne peut en changer le cours parce quune part de sa mémoire est désormais non séquentielle mais simultanée. Se pose alors la question du libre arbitre qui ne fait quajouter à cette nouvelle forme absolue de prédestination un degré supplémentaire dans la certitudo salutis. Celle-ci na plus besoin de se trouver reliée à une quelconque foi puisque la finalité nest plus inconnaissable mais connue. Cest comme si « Dieu » livrait ses décrets à lavance. Lintérêt, qui mobilisait encore une part dhumanité chez les métahumains dans The Evolution of Human Science, disparaît avec le libre arbitre impossible de Stories of your life. Les Heptapodes ne sintéressent dailleurs aucunement au commerce car ils nattendent aucun bénéfice. La parousie sera alors forcément déceptive car elle ne peut « advenir ». Elle sera toujours-déjà advenue – ce qui est la position de Dieu.

La nouvelle Hell is the absence of God reprend certains éléments religieux de manière explicite, même si les interventions angéliques ressemblent à des phénomènes météorologiques. On trouve dailleurs des « chasseurs de lumière » qui traquent les manifestations théophaniques comme dautres traquent les tornades. Un contexte évangélique est souvent évoqué avec certaines manifestations charismatiques particulières à ce culte. Le personnage principal, Neil, dont la femme est morte suite à une irruption angélique, cherche désespérément à la rejoindre au paradis. Sa femme était pieuse : « Sara avait eu de la chance – mais pas assez pour que Neil en vienne à aimer Dieu26 ». La suite du récit revient à suivre le parcours de Neil : « il lui restait donc à tracer son propre chemin vers Dieu27 ». Les efforts de Neil pour « aimer Dieu » aboutissent à la fois à une réussite 133et à un échec. Bien quil aime Dieu, on peut voir, à sa mort, « son âme quitter son corps et – sélever dans le Ciel – pour descendre en Enfer28 ». La morale du juste qui tombe en Enfer après un mouvement ascendant peut paraître cruelle. Ethan, un personnage qui survit à Neil, en tire ces conséquences :

Il ne faut pas plus sattendre à la justice dans lau-delà que sur le plan mortel, (Ethan) nentend pas les dissuader dadorer Dieu ; au contraire, il les y encourage. Selon lui, on ne doit pas aimer Dieu sous le coup dun malentendu ; si on veut Laimer, on sy prépare quelles que soient ses intentions. Dieu nest pas juste, Dieu nest pas bon, Dieu nest pas miséricordieux, et il convient de le savoir pour accéder à la piété véritable29.

La différence entre lEnfer et la vie Terrestre peut paraître assez peu importante :

Pour la plupart de ses habitants, lEnfer ne diffère guère de la terre. Le principal châtiment quil leur inflige, cest le regret de navoir pas suffisamment aimé Dieu de leur vivant. LEnfer, cependant, ne présente pour Neil aucune ressemblance sur le plan mortel. [] De même que la lumière céleste lui a révélé la présence de Dieu en toutes choses sur le plan mortel, elle lui a révélé Son absence en toutes choses de lEnfer30.

Les décrets divins ne sont ici pas seulement incompréhensibles, ils paraissent arbitraires. Aucun amour ne provient de Dieu. Et pourtant la « seule réaction » de Neil « est daimer Dieu31 ». La nouvelle sachève ainsi :

Il sait quà être loin du regard de Dieu, on est loin de Son cœur. Mais les sentiments demeurent intacts, car un amour inconditionnel ne demande rien, pas même la réciprocité.

Et même sil y a des années quil vit en enfer et échappe au regard de Dieu, Neil Laime encore. Telle est la nature de la piété véritable32.

Ted Chiang pousse ici à bout lambivalence fondamentale qui portait la piété au sens où peut lentendre Madame Guyon, dans son renoncement 134absolu au salut, quand elle défend un total désintéressement. Que signifie un amour désintéressé au point quil ne présuppose même pas la possibilité dun mouvement en retour ou dune réciprocité ? Comment envisager le « pur amour » quand le salut est perdu ? Javais déjà évoqué les paradoxes de ce retournement33 : la relation disparaît dans leffacement dun des deux termes. Se profile alors une souveraineté absolue, sans altérité. Ceci explique mes réticences envers la traduction française de cette nouvelle, « Lenfer, quand Dieu nest pas présent » qui atténue le titre en anglais : Hell is the absence of God, soit : lEnfer est labsence de Dieu. Ted Chiang axiomatise la question de la présence et du rapport à Dieu. LEnfer na pas de possibilité conditionnelle en labsence de Dieu, il est cette absence et par conséquent le lieu dexercice dune impitoyable piété. Suivant le même motif, la linguiste de Stories of your life ne réussit pas non plus à établir un lien avec les extraterrestres, malgré sa compréhension du langage des Heptapodes. La raison en est quun lien ne peut subsister quavec un minimum dindétermination, ce que Ted Chiang désigne dans la nouvelle comme la question du « libre arbitre ». Cette interrogation est également présente chez Augustin quand il sinterroge sur lorigine du mal : soit Dieu est responsable de tout et par conséquent aussi du mal, soit il nest pas responsable du mal mais alors une partie de la Création échapperait à son pouvoir. La réponse augustinienne est éloquente. Certes, la grâce de Dieu est infinie mais la résistance de lhomme à la grâce de Dieu, par sa volonté, est également infinie. Cette solution permet à Augustin de proposer une solution à la question du libre arbitre par une sorte d« amalgame34 », cest le terme utilisé dans la nouvelle de Ted Chiang, entre la finitude humaine et linfinité de sa volonté. Les Heptapodes ne recherchent pas le commerce parce quils nont pas dintérêt. Ils nont pas dintérêt parce quils sont hors du temps humain. Ils peuvent disparaître du jour au lendemain. Si leur pensée est effectivement téléologique, il ny a pas de distinction entre « puissance » et « acte » ce qui signifie que leur disparition est déjà incluse dans leur apparition.

La seule nouvelle de Ted Chiang qui laisse subsister un lien humain est paradoxalement The Evolution of Human Science. Le fait 135que les métahumains ne se soucient pas assez des humains pour leur communiquer la possibilité daccéder à leur savoir est appréhendé sous langle de lutilité. Les métahumains auraient-ils un concept dutilité ? Et par conséquent, viseraient-ils une forme de téléologie, ou même un quelconque « salut » ? Le « Transfert Neural Numérique » est peut-être un mode de communication, il conserve le statut de medium dune intention. Cette seule « présence » quon puisse appréhender est celle de la différence sémiotique. Car cest la seule quon ne puisse réduire et elle suffit à imposer une communauté du langage. Elle nagit pas comme dans Stories of your life, à la manière dune épiphanie du sens, ce quon désigne, en dautres termes, comme une « révélation ». Mais elle lie humains et métahumains par une sorte de projection charnelle « intentionnelle ».

La rupture épistémique intervient avec Hell is the absence of God qui est paradoxalement la nouvelle la plus directement reliée à des motifs religieux : lirruption des anges, lamour de Dieu, etc. Le pattern religieux nest pas ici sécularisé, non plus dé-sécularisé. Il est appréhendé comme une axiomatique : lEnfer est labsence de Dieu. Que signifie une telle proposition ? Sagit-il dune prémisse avant quon poursuive le raisonnement ? Faut-il concevoir labsence comme non présence ? LÉvangile selon Matthieu dit : « Car là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu deux35. ». Que signifie « au milieu » ? Comme on la vu, la présence de Dieu est relationnelle, mais non essentielle. Elle présuppose une autre présence comme lexprime si bien ce vers dEsther de Racine quand, celle-ci craint « quun même coup mortel, abolisse ton nom, ton peuple et ton autel36 ». Les trois termes sont interdépendants. Comment Ted Chiang appréhende-t-il lamour persistant de Neil pour Dieu, alors quaprès sa mort et son effort pour aimer Dieu, son âme sest élevée vers le Paradis pour redescendre en Enfer ? La même question se pose que pour le renoncement au salut revendiqué par Madame Guyon. La perte de lintérêt pour le salut ne coïncide-telle pas avec la perte de toute altérité ? Il nest plus possible alors de distinguer labaissement et labsolue souveraineté de lun. Tout « pont » est brisé, toute communication. Dans le langage, la présence de ceux qui ont parlé la langue que nous utilisons, instaure une communauté. Dans les trois 136nouvelles de Ted Chiang, le pont est la question qui reste en suspens : entre humains et métahumains, entre la linguiste et les Heptapodes. Entre Neil et Dieu, la relation est plus énigmatique. Peut-être parce que la présence demeure posée de manière univoque, disant simplement ce quelle dit sans quon puisse la comprendre. Comme dans le cas de La quête dAverroes de J. L. Borges, on peut se demander si la « présence de Dieu », celle des autres hommes, ainsi que tout rapport de lun à lautre, peuvent être appréhendés comme des éléments dune axiomatique. « Amour », « alliance », et « présence » sont des termes difficiles à réduire à une univocité. Ils peuvent toutefois suivre un autre chemin que celui du pattern chrétien. Ted Chiang en fait la démonstration par ses fictions.

Jacques Athanase Gilbert

Université de Nantes

LAntique, Le Moderne (EA 4276)

CRENAU

1 Hans Belting, Florence et Bagdad, Gallimard, Paris, 20XX.

2 Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique, Minuit, Paris, 1976.

3 E. J. Michael Witzel, The origins of the worlds mythologies, OUP USA, 2013.

4 Jon Assmann, Le prix du monothéisme, Aubier, paris, 2007.

5 Peter Brown, Lessor du christianisme occidental, Seuil, Paris, 1997.

6 Pierre Musso, La religion industrielle, Fayard, Paris, 2017.

7 Wikipédia en français, entrée Ted Chiang, consultée le 14 mars 2019.

8 Wikipédia en anglais, URL : https://en.wikipedia.org/wiki/Tower_of_Babylon_(story)

9 Nature, URL : https://www.nature.com/articles/35014679

10 Ted Chiang, La tour de Babylone, p. 404.

11 Ted Chiang, Lévolution de la science humaines, in La tour de Babylone, 2002, Denoël, Paris, 2002, page

12 Ibid., page 299.

13 Ibid., page 298.

14 Voir : https://www.maxisciences.com/pensee/la-lecture-des-pensees-possible-grace-aux-ondes-cerebrales_art21346.html

15 Robert Jaulin, Gens du soi, gens de lautre, 10-18, paris, 1973.

16 Augustin, La Trinité, Livre 1, 14, La Pléïade, Gallimard, Paris 2002, pp 265-266.

17 Ibid., page 267.

18 F. Suarez, Dispute métaphysique, XXXI, La distinction de létant fini et de son être, Vrin, Paris 1999.

19 Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, Gallimard, Paris, 1963, page 86.

20 Ibid., p. 300.

21 Augustin, op. cit. p. 267.

22 Ted Chiang, op. cit. p. 188.

23 Ibid., p. 184.

24 Ibid.

25 Ibid., page 206.

26 Ibid., page 322.

27 Ibid.

28 Ibid., page 340.

29 Ibid., page 341.

30 Ibid., page 341.

31 Ibid., page 342.

32 Ibid.

33 Jacques Athanase Gilbert, Le sujet submergé, légendes intranquilles du quiétisme, in Légendes noires, légendes dorées, dirigé par Nathalie Grande et Chantal Pierre, PUR, Rennes, 2018.

34 Stories of your life, Lhistoire de ta vie, page 205.

35 Mathieu 18:20, traduction Louis Second.

36 Racine, Esther, Acte 1, sc IV.