La religiosité de Ted Chiang, là où Dieu n’est pas
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2018 – 2, n° 6. Religiosité technologique, II - Auteur : Gilbert (Jacques Athanase)
- Résumé : Un pattern explicitement religieux peut-il se trouver déplacer dans un contexte narratif différent sans se trouver soumis à une profonde transformation. L’article aborde plusieurs nouvelles de Ted Chiang en les interprétant à partir des débats des premiers siècles du christianisme sur la double nature du Christ.
- Pages : 115 à 136
- Revue : Études digitales
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- EAN : 9782406095637
- ISBN : 978-2-406-09563-7
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09563-7.p.0115
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/10/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Pattern, narration, Ted Chiang, science-fiction, salut
La religiosité de Ted Chiang,
Là où Dieu n’est pas
Le titre de cet article est directement inspiré de celui d’une nouvelle de Ted Chiang : Hell is the absence of God. La question que je souhaite poser est celle du déplacement d’un pattern culturel, en l’occurrence religieux, dans un autre environnement narratif. Ce pattern est celui de la présence de Dieu mais aussi sans doute celui du rapport à la transcendance telle qu’elle s’est construite dans la tradition chrétienne avec ses multiples dérivations plus ou moins sécularisées. Il existe aujourd’hui une mode de pensée qui dénonce « l’appropriation culturelle ». Je m’inscris absolument contre une telle conception de la culture. Bien entendu, certains éléments culturels ont pu émerger dans un contexte spécifique : des productions artistiques, des techniques, des modes de pensée et un certain rapport au sacré. Tous ces éléments sont largement « transférables » comme on le dit pour les technologies. En revanche, il est intéressant de s’interroger sur la manière dont le transfert opère. L’époque de la « globalisation » est peut-être celle d’une certaine uniformisation mais surtout celle du « bricolage » généralisé, au sens où l’entend Claude Lévi-Strauss. De ce point de vue, nous sommes tous des « penseurs sauvages » qui recomposons les éléments étrangers dans notre propre système de référence à la manière du philosophe cordouan que J. L. Borges imagine dans La quête d’Averroes, cherchant à écrire du théâtre à partir de sa lecture de la Poétique d’Aristote sans savoir ce qu’est une scène.
Hans Belting, dans son ouvrage Florence et Bagdad1, pose une question qu’Erwin Panofsky n’avait pas envisagée dans La perspective comme forme symbolique2, celle de la diffusion du pattern. L’hypothèse de la forme symbolique, empruntée à Ernt Cassirer, supposait qu’il y ait une sorte de lien intrinsèque entre une forme et une valeur symbolique. Le lien 116peut être direct. La forme porte en elle-même la détermination qui la produit, comme quand Hegel pense voir dans la pyramide égyptienne la structure hiérarchique de la société qui la génère et qu’elle traduit. Panofsky est évidemment plus prudent, il ne suppose pas forcément une incarnation de la forme dans la société et sa pensée. Il se contente de contextualiser la forme symbolique et de mettre en évidence les conditions de sa systématicité. La question posée par Belting est celle de la possible diffusion, voire de la dissémination d’une forme quand elle se trouve déplacée dans un contexte tout à fait différent de son contexte d’origine. Comment la perspective a-t-elle été reçue au Japon ou en Inde ? Et surtout, comment la « forme » qu’elle porte avec elle, celle d’un espace unifié, peut-elle se traduire dans des systèmes visuels tout à fait différents ? On sait que la culture chinoise a plutôt bien reçu le pattern de la vierge et l’enfant, au moment de l’introduction du christianisme. Ce motif se trouvait déjà présent dans la figuration chinoise. C’est la mère avec le fils qui signifie « bon » dans le caractère 好. La virginité de cette mère à l’enfant paraissait en revanche plus énigmatique aux Chinois. Ces exemples ne doivent pas faire perdre de vue que ces questions, des plus actuelles, concernent toutes les tentatives de « conversion » culturelle : comment un élément hétérogène issu d’un certain système peut-il s’intégrer dans un système différent ? Et, plus généralement, à une époque où tous les systèmes culturels se trouvent connectés, comment envisager le « bricolage » généralisé qui met en relation tous les paradigmes ? Jusqu’à quel point la diffusion d’un pattern le transforme-t-elle ? La « forme symbolique » disparaît-elle ou se trouve-t-elle régénérée par ses anamorphoses ? Sans doute est-il impossible de répondre précisément à cette question. On peut ainsi considérer le projet de Witzel3 de reconstitution du processus de diffusion des mythologies, ainsi qu’on a pu le faire pour les langues, comme parfaitement utopique et relevant abusivement d’un modèle morphogénétique fondé sur une hypothèse génétique et continuiste. On commence à comprendre que la constitution des langues ne relève pas seulement d’un modèle génétique mais également d’une forme de créolisation horizontale qui s’opère dès lors que des populations différentes se trouvent en contact. La question n’en est pas moins passionnante : que devient un pattern quand il est déplacé, transposé et peut-être même recomposé ?
117Le terme de « religion » est évidemment problématique. J’ai souvenir qu’au programme de philosophie de terminale figurait comme sujet « La religion ». Le singulier est ici particulièrement déterminé dans la mesure où son unicité renvoie immédiatement à un modèle monothéiste pour lequel il ne peut exister qu’une seule religion. Jon Assman a bien montré la construction du paradigme dans Le prix du monothéisme4 avec son hypothèse de la distinction mosaïque qui instaure la vérité en religion par l’exclusion de toute autre religion. « Il n’y a qu’un seul Dieu » signifie avant tout que les autres ne sont que des idoles. La notion de religiosité est plus discrète et prudente dans la mesure où elle se limite à l’attitude du croyant et autorise une pluralité de modes. Si « La » religion est une, la religiosité ouvre les champs de l’expérience possible selon un a priori moins compromettant : celui-ci postule qu’il existe un sacré, lequel n’est peut-être pas comme la sacer de Giorgio Agamben, un pattern unique qu’on peut mouvoir, sans déformation, de l’Antiquité latine jusqu’au christianisme et ses multiples théologies politiques. Le christianisme est devenu progressivement un phénomène mondial quand il s’est diffusé bien au-delà de ses frontières initiales. Si, s’est opéré au courant des premiers siècles de notre ère, une sorte syncrétisme entre les cultures juive et gréco-romaine, on peut considérer que ce processus s’est ensuite poursuivi dans des champs plus larges comme l’a montré Peter Brown dans son ouvrage sur la diffusion du christianisme5.
On peut penser, comme le suggère Pierre Musso, que des formes de religiosité, par un mécanisme de resécularisation, se sont maintenues et poursuivies dans le processus de production et d’industrialisation de l’Occident6. Nous envisageons ici la religiosité technologique à partir de l’hypothèse diffusionniste d’une pensée religieuse, disons d’origine judéo-chrétienne, dans un champ tout à fait différent qui est celui de la science-fiction. Et, plus précisément, la science-fiction d’un auteur américain, Ted Chiang, dont les parents chinois ont fui la Chine continentale pour Taïwan avant d’émigrer aux États-Unis. Cette information n’est en elle-même pas vraiment pertinente dans la mesure où il est impossible de déterminer le poids relatif des influences culturelles, que ce soit concernant Ted Chiang ou n’importe quel autre auteur. Les écrivains 118de science-fiction se lisent les uns les autres et ainsi il est probable, par exemple, que l’auteur du Problème à trois corps, Liu Cixin, ait pu s’inspirer du cycle Fondation d’Isaac Asimov.
Ce qu’on désigne comme la diffusion d’un pattern peut concerner une technique spécifique ou une manière de procéder. Il peut aussi s’agit d’une histoire qui se répand et qui est reçue et acceptée. Le remplacement du paganisme antique par le christianisme a été de ce point de vue particulièrement spectaculaire. En quelques siècles, les anciennes croyances polythéistes sont pratiquement rayées de la carte au profit d’une nouvelle foi et les efforts d’un Julien empereur pour arrêter le processus se sont avérés vains. Les histoires circulent-elles au même rythme que les croyances ? Si les histoires sont elles-mêmes des croyances, on peut être tenté de répondre : oui, si elles en sont le vecteur. Il y a toutefois un temps de l’adhésion qui est celui de l’incubation du récit. C’est ici que la notion de religiosité induit une sorte de lenteur, ou pour utiliser un terme contemporain, de rugosité, comme la surface rayée d’un récit qui glisserait moins bien. L’adhérence deviendrait alors résistance à l’inverse de l’adhésion religieuse. La religiosité serait aussi rugosité comme l’est, par exemple, la survivance de croyances tout à fait locales, peut-être issues du paganisme, au sein de l’universalisme chrétien.
Qu’une question religieuse se propage et se diffuse indépendamment de tout contenu religieux à proprement parler, et même si certains patterns religieux subsistent après qu’ils ont perdu tout sens religieux, a été décrit par Max Weber comme un processus de sécularisation. Une doctrine qui se fonde sur une éthique particulière, en l’occurrence celle du protestantisme, finit par favoriser des comportements et même tout un système économique : le capitalisme. C’est ainsi qu’on entend parfois dire que, désormais, le monde occidental serait devenu « protestant », ce qui est parfaitement contestable. Cela supposerait que la corrélation identifiée par Max Weber entre l’éthique protestante et le développement du capitalisme se soit maintenue de manière permanente du xvie siècle jusqu’à aujourd’hui, supposition bien hypothétique. Surtout, cela signifierait que la corrélation fonctionne comme une causalité dans les deux sens. Précisément, Max Weber explique la manière dont l’ascétisme séculier favorise l’accumulation du capital mais pas l’inverse. Et pour cause, « La société de Loisirs » décrite par Thorsten Veblen ne produit pas de l’ascétisme ! Si le capitalisme s’est très largement 119répandu, il n’est pas pour autant certain que l’ascétisme séculier ait accompagné sa diffusion. Certainement, il y a eu la diffusion d’une idéologie de ce capitalisme avec sa mythologie : la culture américaine a propagé, par son rayonnement cinématographique notamment, certains patterns religieux qui relèvent désormais de la mythologie basique la plus largement partagée. Les exemples sont multiples : la plupart des blockbusters de science-fiction s’appuient sur l’idée qu’il faut sauver le monde ! Et New-York en particulier ! Avec parfois même des accents bibliques particulièrement marqués comme c’est le cas dans le film Le jour où la Terre s’est arrêtée : le salut y est conditionné à la présence d’un seul « juste » et on assiste à une reprise new tech de Sodome et Gomorrhe. Sur un autre registre, le vaisseau principal de Star Trek se nomme l’Enterprise et l’exploration de la « nouvelle frontière » paraît encore un pattern de la culture américaine.
La science-fiction n’est pas exempte de cette propension à la transmission diffuse, justifiant qu’elle ait longtemps été considérée comme une littérature de « genre ». Ceci signifiait, selon les critères de la modernité littéraire, que le récit y primait sur la recherche formelle. Or, l’œuvre de Ted Chiang ne peut absolument pas se trouver réduite à une telle approche. Ses références sont tout à fait semblables à ce qu’on peut attendre d’un auteur américain ou européen contemporain. L’œuvre est peu volumineuse mais réputée et reconnue comme l’indique sa fiche Wikipédia :
Ted Chiang, né en 1967 à Port Jefferson, dans l’État de New York, est un auteur américain de science-fiction. Diplômé d’informatique de l’Université Brown de Providence (Rhode Island), il suit un stage à l’atelier d’écriture Clarion. Il vit aujourd’hui près de Seattle et travaille dans l’industrie informatique. Peu prolifique, Chiang n’a publié entre 1990 et 2015 que quinze nouvelles, dont les huit premières sont au sommaire de Stories Of Your Life and Others, traduit en français sous le titre La Tour de Babylone. Il a néanmoins déjà remporté un grand nombre de prix littéraires : La Tour de Babylone, la première nouvelle publiée par l’auteur, reçoit un prix Nebula ; L’Histoire de ta vie est récompensée par un autre Nebula et le prix Theodore Sturgeon ; Soixante-douze lettres a les honneurs du prix Sidewise ; L’enfer, quand Dieu n’est pas présent reçoit les prix Hugo, Nebula et Locus ; Le Marchand et la porte de l’alchimiste remportent les prix Hugo et Nebula ; Exhalaison obtient les prix Hugo et Locus ; The Lifecycle of Software Objects reçoit les prix Hugo7.
120La Tour de Babylone est publiée en français dans la collection Folio SF. La nouvelle, qui donne son titre au volume, est classée par sa fiche Wikipédia en anglais comme a « science fantasy novelette8 ». La particularité du genre combiné de la science-fiction et de la fantasy, précise le site, est que le monde proposé n’est pas restreint par les possibilités effectives de la science ni même par ses développements imaginés. Il apparaît évident, à la lecture du seul titre, que la référence borgésienne est présente entre La bibliothèque de Babel et la Loterie de Babylone. Ted Chiang ne la mentionne explicitement que dans Stories of your life quand il imagine un texte alla Borges, Le livre des âges. On trouve dans les notices qui suivent les nouvelles, des références variées et notamment à l’Ancien Testament, à Sartre, à Kurt Vonnegut, au golem, à Von Neumann, au livre de Job, aux mathématiques, etc. On comprend qu’il s’agit par conséquent d’une littérature spéculative aux contours qui ne paraîtront pas si étranges aux lecteurs de science-fiction.
Mon attention s’est portée plus spécifiquement sur trois nouvelles que je classe ici en fonction de leur degré dans le traitement de la présence envisagée comme relation/non-relation. Une est très courte : environ quatre pages que Ted Chiang a publiées dans les années deux mille dans la revue Nature sous le titre « The Evolution of Human Science9 ». La revue scientifique ouvrait ses pages, pour chacun de ses numéros, à un écrivain différent afin qu’il propose une « vignette » éditée sous une rubrique « Futures10 ». La « vignette » expose, dès les années deux mille, le paradigme contemporain de la relation de la culture et du savoir aux technologies digitales La suivante, bien plus développée, date de 2001 et s’intitule Hell is the absence of God, titre assez mal traduit en français : L’enfer, quand Dieu n’est pas présent. La plus célèbre : Stories of your life, a été publiée en 1998 et 2002. Elle a inspiré le film First contact de Denis Villeneuve. Ces trois récits exposent à leur façon une question sous-jacente : la possibilité, ou non, de communiquer avec une entité transcendante ou absolument autre. Les possibilités de cette « communication » sont examinées. La question est celle du « pont » qu’on peut envisager au-dessus de l’inévitable gap. Ce gap en évoque un autre puisqu’il se trouve que la relation entre le Créateur et sa créature, 121dans les religions monothéistes, se trouve posée du fait de leur caractère révélé. Exemplairement, dans le christianisme, la double nature du Christ interroge sur les modalités de sa présence divine et humaine. Ces questions, qui font l’objet d’un travail complexe jusqu’à l’adoption de l’unicité dans la double nature, forment ce qu’on peut considérer comme le pattern de la présence christique. Il est intéressant de voir de quelle manière Ted Chiang s’approprie et transforme le motif dans un contexte narratif original qui n’est a priori ni chrétien ni vraiment étranger au christianisme.
Hell is the Absence of God, paraît la nouvelle la plus énigmatique. Elle raconte l’apparition d’anges qui sont comme autant de « catastrophes miraculeuses » dans la réalité des hommes. En effet, ces apparitions angéliques, qui signalent une manifestation divine, sont à la fois miraculeuses et désastreuses. On peut être guéri ou tué, retrouver l’usage de ses membres ou perdre la vue. La prédestination calviniste et l’impossibilité de connaître les desseins de Dieu deviennent ici une « destination » dont le surgissement paraît purement accidentel, comme s’il n’y avait, in fine, pas de plan divin. Stories of your life, pose explicitement la question téléologique. Ce motif, éminemment théologique est pourtant commun aux trois nouvelles, même s’il se développe dans des champs différents : comment envisager le savoir ? Comment accéder au salut dans un mode purement « accidentel », quand Enfer et Paradis ne sont pas réellement distingués, sinon par ce seul critère : que Dieu s’y trouve ou pas ? Enfin, comment appréhender dans un langage fondamentalement séquentiel et causal, une réalité extraterrestre essentiellement téléologique ? C’est tout l’objet de Stories of your life.
Dans la nouvelle Hell is the absence of God, Dieu n’est pas « caché », il ne nourrit pas d’impénétrables desseins. Il se manifeste par ses anges mais demeure incompréhensible. La perte des yeux et de la vue par plusieurs personnages après des manifestations angéliques évoque l’aveuglement de Paul sur le chemin de Damas, mais cet aveuglement ne livre rien, pas même une « nuit obscure ». Stories of your life raconte la manière dont une linguiste finit par déchiffrer l’écriture d’extraterrestres nommés Heptapodes. La particularité de cette écriture est qu’elle implique une autre conception du temps. L’écriture est non séquentielle, si bien que la phrase ne se construit pas de façon linéaire et causale mais suppose au contraire une forme de simultanéité. Ted Chiang rapporte cette position 122au principe de Fermat. Celui-ci postule en effet que, dans le cas où un rayon lumineux traverse l’air puis l’eau, l’indice de réfraction de l’eau brise le rayon. Le rayon lumineux semble alors suivre un chemin plus long, mais, en réalité, cette brisure qui allonge le trajet de la lumière, est la solution la plus rapide si on tient compte de la vitesse à laquelle le rayon lumineux traverse l’eau. Le problème est de savoir comment le rayon « sait » que cette brisure est le chemin le plus rapide : le résoudre induit un fonctionnement téléologique et non causal. La langue graphique des Heptapodes est une sorte de métaphore de cette situation car l’Heptapode B fonctionne comme une écriture téléologique qui ne peut s’écrire qu’à condition que le but soit connu.
La nouvelle la plus courte, The Evolution of Human Science, s’en tient à une version plus restreinte de l’altérité dans la mesure où les métahumains ne sont que des humains génétiquement modifiés. La thématique du gap s’y trouve posée comme celle d’un « savoir » performatif mais incompréhensible ou, pour le moins, inexplicable. En un sens, ce genre de situations n’est en rien nouveau si on pense à la physique quantique. On attend encore une hypothétique « théorie de tout ». Mais, cette science performative, qui permet de « prédire sans expliquer » pour reprendre une expression de René Thom, demeure comme une énigme non résolue. Il ne s’agit pas d’un horizon intrinsèquement insoluble. L’enjeu n’est pas anodin. Il indique précisément la limite entre une science-fiction inscrite dans l’imaginaire scientifique envisageant les possibles et les imaginaires plus débridés de la fantasy. Cette limite identifiable, établissant le partage entre le supranaturel et le naturel, a constitué une spécificité du christianisme, en particulier quand s’est posée la question de l’articulation complexe des natures humaines et divines de Jésus et, par extension de la relation entre le Créateur et sa créature.
Ces remarques liminaires ne suffisent pas à situer de manière décisive les nouvelles de Ted Chiang dans un contexte chrétien même si on y retrouve indéniablement certains motifs. Mais notre propos n’est pas exactement archéologique. Il consiste plutôt à comprendre de quelle façon une narration contemporaine peut réactualiser des patterns dont la généalogie peut être attribuée à la théologie. Le premier pattern, exposé dans The Evolution of Human Science, est le lien entre une transcendance et une finitude. Dans le christianisme, c’est la relation de Dieu avec l’homme. Une transformation génétique modifie les embryons humains 123afin que ces métahumains accèdent à une connaissance supérieure. Ils se trouvent ainsi dotés d’une « double nature », génétique et artificielle, si bien que la différence se trouve incarnée. Le second pattern, présenté dans Hell is the Absence of God, tient au sens de l’amour de Dieu, du salut de l’âme et de la contemplation de Dieu, lesquels se trouvent, dans le texte, dissociés. Le troisième pattern, dans Stories of your life, développant le premier pattern et posant la question de la relation qu’on pourrait établir avec une altérité radicale, finit par poser la question du libre arbitre.
Dans The Evolution of Human Science, la mutation génétique artificielle permet à ceux qui l’ont subie, les métahumains, de concevoir une science tout simplement incompréhensible aux autres hommes. Ce savoir se trouve d’ailleurs transmis selon un protocole de Transfert Neural Numérique, ou TNN. Ce mode de transfert supporte très difficilement d’être traduit en langage humain. Et encore, cette tentative de traduction demeure-elle incapable de rendre les textes accessibles. Les « mutants » développent cette science dont l’effectivité n’est sensible pour l’ensemble des humains qu’à travers son efficience technologique. Le fonctionnement des objets qu’elle permet de fabriquer atteste qu’elle doit bien constituer un « savoir » dans la mesure où les manifestations de ces productions répondent à la régularité expérientielle qu’on se trouve en droit d’attendre dès qu’une loi est en jeu. Simplement, aucun humain non modifié ne peut comprendre cette science qui, par conséquent, ne peut être un savoir pour tout le monde. La « science incompréhensible » se détache de la science compréhensible par un gap infranchissable qui demeure toutefois incarné. Comme pour les développements incompréhensibles du deep learning, on peut rappeler qu’il s’agit bien, au départ, d’une production humaine et, dans le cas de la nouvelle de Ted Chiang, d’une génération humaine :
Les succès de la science métahumaine ne doivent pas nous intimider. Un rappel : les technologies entraînant l’apparition des métahumains ont bien été inventées par des humains, des humains qui n’étaient pas plus intelligents que nous11.
Ce qui atteste, in fine, la véracité d’une telle science dans la nouvelle de Chiang tient au fait que les machines produites avec cette science 124fonctionnent et, par conséquent, produisent, à l’évidence de la vue, leur efficacité. Une comparaison est explicite :
Imaginez disent-ils, un Indien d’Amérique effectuant des recherches sur la fusion du bronze alors qu’il peut se procurer des outils en acier de fabrication européenne12.
S’opère ainsi une sorte de retournement : devant la science incompréhensible qui implique une nature fondamentalement inaccessible, il ne reste plus qu’une seule posture possible, car elle se tient dans les limites de l’expérience possible, l’herméneutique :
L’existence d’appareils basés sur la science métahumaines a engendré l’herméneutique orientée objet13.
La « science humaine » en est dès lors réduite à n’être plus que l’interprétation et le commentaire de textes fondamentalement inaccessibles. Cette mutation est-elle considérée comme un bienfait ? Malgré les progrès technologiques qu’elle promet, la plupart des parents y renoncent pour leurs enfants, car ceux-ci, s’ils bénéficient de ce traitement génétique, leur deviennent incompréhensibles, ce qui interdit tout dialogue. Ainsi, « les humains ne risquent, ni l’assimilation, ni l’extinction » car les parents, craignant ne plus pouvoir communiquer avec leur progéniture, si elle a subi la modification génétique, se trouvent face à un dilemme : soit générer du discontinu et interrompre toute transmission, soit assurer la poursuite de la culture humaine. Ils choisissent en plus grand nombre la seconde solution.
Cette nouvelle de Ted Chiang peut, bien entendu, être lue simplement comme une sorte d’allégorie de la situation contemporaine de la plupart des humains face aux objets techniques. Beaucoup d’objets technologiques demeurent en effet, pour une large part de leurs utilisateurs, parfaitement mystérieux ou, plus banalement, ils font partie de cet ordinaire « incompréhensible » qui délie l’utilisateur de la compréhension immédiate de son outil. Dans La terre ne se meut pas, Husserl s’est interrogé sur l’arché-présence de l’homme qui continue de se sentir sur Terre, les deux pieds rivés au sol et la tête tournée vers 125les étoiles, alors qu’il n’ignore pas que sa présence sur le globe terrestre peut très bien le situer « la tête en bas » sur le globe terrestre. Une chose est de se représenter le mouvement des planètes, et celui de la nôtre en particulier, autre chose est de se déprendre de cette expérience fondatrice qui, même quand on la sait fausse, nous permet de continuer à dire que le soleil « se lève » et « se couche ». Au point qu’il devient impossible, comme le faisait remarquer Heidegger, d’imaginer un monde pour lequel le soleil ne se lèverait pas. Comme Galilée en son temps, mais de manière bien plus étendue, nous sommes incapables de « voir » ce que nous « savons » sans la médiation d’un instrumentarium très développé. Ainsi la Terre continue-t-elle de se manifester comme « plate » même quand nous avons connaissance de sa rotondité, à moins qu’un voyage en avion nous ait permis un moment d’en apprécier la courbure. Ce « gap » cognitif entre l’expérience immédiate et les « représentations » de la pensée a occupé une bonne partie de la réflexion épistémologique de l’Âge classique.
L’instrumentarium permet ainsi d’accéder à un savoir inaccessible sans lui. Mais il ne parvient pas forcément à surmonter le gap cognitif. Il est devenu une interface. Une interface consiste en une médiation, une limite commune à deux systèmes. Les surfaces sensibles des smartphones et des tablettes sont intéressantes en ceci qu’elles exposent, de la façon la plus commune, ce qu’est une interface. Le doigt touche une surface qui réagit au toucher, et parfois même à la pression. Mais ce geste n’est pas direct, il est médiatisé par une multitude de capteurs dont les signaux sont traités en réalité par le calcul pour produire un effet en retour. Dans le jardin de Milan, comme il est indiqué dans Les confessions, Augustin entre en relation avec Dieu par l’intermédiaire d’une lecture parce qu’il a entendu un enfant répéter plusieurs fois cette phrase « prends et lis » sans qu’il puisse en établir le contexte. Il regarde le livre qu’il tient ouvert à côté de son ami Alypius. Il est difficile d’évoquer une interface, mais le dispositif technique du texte n’est pas anodin. Il ne s’agit pas d’un rouleau mais d’un codex qu’on peut avoir ouvert au hasard.
En un sens, l’interface procède d’une forme de naturalisation, ou même d’incarnation, comme quand ma petite-fille se met à pincer l’image d’un livre de papier pour l’agrandir ou la rétrécir. Elle n’a pas compris que cette interaction avec la machine et son écran ne peut être transposée dans la « réalité réelle » ou plutôt dans ce qu’il conviendrait 126de désigner comme un autre ordre de la réalité des objets. On peut alors considérer ce geste comme « herméneutique ». Le débat sur les humanités digitales, et particulièrement concernant le codage, est de ce point de vue significatif. La plupart des utilisateurs des outils digitaux ne savent pas coder. En revanche ils savent utiliser au mieux les ressources de leur logiciel. Bien entendu, il existe un savoir technologique qui permet de produire les algorithmes mais là encore, il peut demeurer une part d’ombre. Dans le cas du deep learning par exemple, la programmation des instructions relève bien de la technologie et du savoir humains, à ceci près que, quand des programmes commandent d’autres programmes, il se trouve un moment où il n’est plus possible de déterminer exactement ce qui se produit. C’est la raison pour laquelle Milad Doueihi distingue le computable du calculable. On peut bien se rappeler, comme dans la nouvelle de Ted Chiang, que ce sont des humains qui ont conçu les instructions des programmes, cela ne permet toutefois pas de surmonter le gap qui nous sépare de leur compréhension.
On échappe à l’aporie du Ménon selon laquelle l’inconnu est inconnaissable et le connu déjà connu. L’inconnu a été programmé par un humain qui connaissait les modes de la programmation sans pour autant se trouver en mesure de savoir exactement ce qui allait se produire. L’informaticien Ted Chiang, quand il est sollicité par la revue Nature, propose un prolongement fictionnel de ce processus quand il imagine que le mode spécifique de « Transfert Neural Numérique » est déclenché par une intervention génétique. Ce faisant, le calcul ou la computation s’incarne. Notons que les recherches actuelles sur les ondes cérébrales promettent de dépasser la fiction en laissant envisager ou imaginer la possibilité d’une communication non verbale par simple captation. L’hypothèse émise par Ted Chiang en 2001 serait-elle en mesure de s’actualiser ? Les signaux des ondes cérébrales seraient envoyés à des convertisseurs et pourraient être ainsi numérisés et transmis. De là à imaginer une captation de la pensée en direct comme je l’ai entendu, il y a sans doute un pas difficile à franchir. Il n’est peut-être pas « infranchissable » – que sait-on de l’avenir – mais il est certainement de nature théologique. En effet, la pensée ne préexiste pas au langage dans sa forme la plus élaborée parce qu’elle suppose une séquentialité. La pensée ne peut énoncer sa logique avant d’avoir construit des phrases. Avant cela, 127la « pensée » demeure rivée à des signifiants non syntaxiques. En d’autres termes, elle en reste à la première articulation du langage, mais elle n’a pas encore accédé à la seconde. Pour qu’on puisse « capter la pensée », il faudrait que la pensée soit absolument transparente au « locuteur ». Qu’elle se trouve déjà grammaticalisée pour que la conversion interfacielle puisse opérer. Pour l’instant, on ne sait capter guère plus que l’intention de formuler un son14. L’hypothèse d’un « Transfert Neural Numérique », inspirée à Ted Chiang par les questions de l’intelligence artificielle ainsi que celle d’une Singularité, se trouvent complètement réexaminées, ou plutôt transposées, dans Stories of you life. Y compris dans sa dimension théologique.
Si on considère l’aporie du Ménon exposée plus haut, on peut penser que le paradigme change complètement avec l’avènement du christianisme : désormais, l’inconnu est connu parce que révélé. Dieu demeure inconnaissable mais non pas inconnu. L’alliance scellée avec Dieu dans l’Ancien Testament est fondamentalement exomorphe : elle suppose une altérité. Elle livre un surgissement qui pourtant ne se donne pas au regard. C’est le Buisson-ardent ou la présence de Dieu dans la nuée entre les chérubins. Faut-il considérer ces manifestations comme interfacielles, selon la définition qu’on en a donnée précédemment ? La question de la présence de Dieu, et celle de son absence se trouvent ici en jeu. Si Dieu est « avec nous » c’est parce que sa présence est conditionnée au nous pour lequel il est advenu. Cette advenue n’est possible que parce qu’il existe un ad pour la venue. Ce n’est pas une « présence » au sens substantiel mais une arrivée. Il n’y a pas encore de transcendance ni de transcendantal dans la mesure où les deux termes conditionnent l’un à l’autre leur possibilité d’advenue, ce que cherche à tout prix à préserver l’unité de substance avec double nature du concile de Chalcédoine. D’un point de vue anthropologique, Robert Jaulin a formalisé la différence entre les « parents » et les « alliés15 » à partir de laquelle on peut considérer que Dieu est fondamentalement un « allié » et non un « parent ». Selon cette perspective, aucune relation de type génétique ne lie l’homme à Dieu, et surtout pas la Création qui n’est en rien un engendrement. Pourtant, Dieu est appelé le « Père ».
128Le christianisme innove profondément, par rapport au judaïsme antique, avec la médiation christique telle qu’elle s’élabore au cours des débats des premiers siècles, jusqu’au concile de Chalcédoine en 451. Jésus, en tant qu’homme et pleinement homme, s’inscrit bien dans l’ordre génétique d’une naissance humaine. Mais, s’il se trouve, par conséquent, généré comme homme, il est également, en tant que Dieu, le discontinu incréé. Mais malgré cette discontinuité à lui-même, il demeure un selon la substance. Il n’est pas possible, dans le cadre de cet article, de résumer les débats des premiers siècles sur la double nature et encore moins d’évoquer les diverses hypothèses qui ont fini par se trouver rejetées comme hérétiques après les conciles de Nicée, de Constantinople et de Chalcédoine. Ce qui importe en l’occurrence est la coïncidence, pleinement assumée, qui finit par prévaloir de l’unité en une seule personne de deux natures : le discontinu de la présence de Dieu et le continu génétique. Le concile de Chalcédoine a fini par produire la solution la plus aporétique qui soit : c’est un des « mystères » du christianisme. En un sens, les « hérésies » qui défendaient un Jésus pleinement Dieu ou pleinement homme paraissaient plus rationnelles : un homme choisi par Dieu continuait à s’inscrire dans une lignée humaine, c’est l’adoptianisme. Un Dieu qui prenait forme humaine n’abolissait pas la distance qui le séparait de l’homme, c’est le docétisme. La double nature n’est toutefois pas seulement un défi à la raison, elle implique surtout une forme de continuité-discontinue effectivement « mystérieuse », si elle n’est pas simplement aporétique.
Dans son De trinitate, Augustin défend contre les « hérétiques » la proposition d’un « fils » qui demeure « incréé » bien qu’il soit né : « Ils ont essayé de transférer ce qui est dit du Christ sous forme humaine à sa substance, qui était éternelle avant son incarnation et qui l’est toujours16 ». Le fils concentre la contradiction de cette mystérieuse médiation mais il ne la résout pas : à la fois né d’une femme et incréé, il est l’égal du Père. Il justifie toutefois le fait que l’homme soit à l’image de Dieu, ce qui n’aurait pu se réaliser, selon Augustin, sans la figure du fils incarné17. Cette question prend une tonalité décisive pour la modernité à venir quand Augustin distingue radicalement l’éternité du Créateur de la temporalité de la créature dans Les Confessions. L’éternité devient 129énigme pour l’homme pris dans le temps. La transcendance de Dieu échappe à la finitude de l’homme. Le christianisme se trouve confronté à la question de la relation entre phusis et Création. Plus précisément, la parole « logique » que l’homme pouvait tenir sur la nature devient dès lors celle que la créature tient sur la Création. Augustin en instaurant un gap absolu entre l’éternité de Dieu et la temporalité de l’homme ouvre la voie à la distinction plus tardive opérée par Francisco Suarez entre ens finitum et ens infinitum18. L’homme, devenu créature finie, n’est plus confronté à une phusis fondamentalement finie, dont il faisait d’ailleurs partie, comme dans la Physique d’Aristote. Il se trouve désormais face à la Création d’un Dieu infini et transcendant. Heidegger voit dans cette finitude le point de départ du transcendantal chez Kant : « Qu’un être fini connaissant doive “aussi” penser n’est qu’une conséquence de la finitude de son intuition19 ». La question théologique renvoie in fine à une anthropologie.
Bien entendu, les nouvelles de Ted Chiang ne sont pas, à proprement parler, augustiniennes ni mêmes chrétiennes. Simplement on y retrouve certains patterns bien identifiables, même s’ils se trouvent entièrement recomposés.
Dans The Evolution of Human Science, la présence des métahumains transforme fondamentalement la science humaine en ce que celle-ci ne peut franchir le « gap » qui la sépare de la science des métahumains. Mais le gap scientifique devient anthropologique :
Si la recherche offrait l’espoir d’une nouvelle thérapie d’augmentation de l’intelligence qui permette aux individus des « remises à jour » graduelles de leur esprit jusqu’à atteindre le palier métahumain, cette thérapie jetterait un pont au-dessus du plus vaste abîme culturel de l’histoire de l’espèce ; or les métahumains n’y verraient aucune utilité et pourraient donc négliger de l’explorer. Cette seule possibilité justifie la poursuite de la recherche scientifique humaine20.
La question du caractère incompréhensible de la science métahumaine est posée en termes de gradients : on peut concevoir qu’une augmentation de l’intelligence humaine par paliers puisse surmonter 130le gap. Cela implique que la différence qualitative n’est envisagée que comme le dépassement d’un seuil, d’une certaine quantité. Comme Ted Chiang le mentionne dans sa notice, c’est l’hypothèse de la Singularité. Paradoxalement, les métahumains continuent à répondre au principe d’utilité. C’est la raison pour laquelle, ils ne cherchent d’aucune façon à établir un « pont », pas plus qu’à combler l’« abîme culturel », bien qu’ils aient été générés par les humains. La dynamique humaine de l’intérêt semble les séparer des autres hommes même si ceux-ci trouvent des avantages à la science métahumaine. Mais ce qui les sépare est aussi ce qui les relie, si on retient l’hypothèse mandevillienne d’une articulation entre l’égoïsme privé et l’intérêt public. Il faut, pour maintenir une humanité, que l’intérêt et l’utilité demeurent non seulement incarnés mais reliés par une généalogie. Or, il est difficile de définir le lien qui demeure entre humains et métahumains après qu’on a procédé à la mutation génétique. Ils sont des créatures de l’homme et ont été générés par lui mais la technique génétique interpose une incommunicabilité d’un type nouveau : ils ne sont plus des hommes exactement mais en rien des dieux, comme s’ils se trouvaient dépourvus des deux natures.
La différence, opérée à partir de la séparation augustinienne, entre un Dieu éternel hors du temps et un homme pris dans le temps est intéressante. Si Dieu est hors du temps et qu’en lui se superpose puissance et acte, la Création ne peut l’altérer. Elle ne peut faire événement pour lui, pas plus qu’elle ne peut manifester une « utilité ». Elle est amour de la créature qui est, à son tour, image dans la mesure où elle est l’expression de cet amour. Le fils, bien qu’incréé, demeure, par son humanité générée, ce qui permet à la ressemblance d’opérer. Augustin écrit :
Donc, parce que la forme de Dieu a reçu la forme d’un serviteur, l’une et l’autre sont Dieu et l’une et l’autre sont homme ; mais elles sont Dieu parce que Dieu les prend, et elles sont homme parce que l’homme est pris21.
L’amour est cette disposition qui consiste à prendre et être pris. S’institue ainsi une relation. Les métahumains sont capables de communiquer par le Transfert Neural Numérique mais ils ne cherchent pas de relation avec les humains. Le lien génétique, pourtant avéré, paraît coupé : il n’est pas poursuivi, ni remplacé par une relation. La 131seule étrangeté dans la nouvelle de Chiang tient au fait qu’ils puissent partager le même monde sans pourtant qu’il y ait aucun partage. Le « mystère » est celui de l’indifférence, bien mandevillienne, inspirée par les traités moraux de Pierre Nicole, et non le mystère de l’amour.
La nouvelle Stories of your life repose la question dans des termes différents. L’Heptapode B n’est pas exactement une écriture dans la mesure où il serait censé transposer une pensée séquentielle. Il est, au contraire, un « sémagramme » non séquentiel :
Mon esprit campait sur la symétrie inhérente des sémagrammes, lesquels me semblaient plus qu’un langage : des mandalas. Ainsi je méditais sur le caractère interchangeable des prémisses et des conclusions. Il n’y avait pas de direction implicite à l’articulation des propositions, de « cheminement » précis ; tous les éléments d’un raisonnement étaient aussi puissants, tous possédaient la même importance22.
La pensée des Heptapodes est « presque téléologique23 » comme le rayon lumineux du principe de Fermat :
Tu as l’habitude de penser à la réfraction en termes de cause et d’effets : atteindre la surface de l’eau est la cause, le changement est l’effet. Mais le principe de Fermat paraît bizarre parce qu’il décrit le comportement de la lumière en termes d’objectifs24.
L’Heptapode se trouve alors séparé de la pensée humaine par cette différence qui pourrait être du même type que celle d’un Dieu éternel au reagard de l’homme, pris dans le temps. La protagoniste réussit à apprendre l’Heptapode B, et entre ainsi, dans une certaine mesure, dans le système téléologique de la « pensée » des Heptapodes. La conséquence en est une transformation du statut de sa mémoire :
Même si je lis et que j’écris couramment l’heptapode B, je sais que je ne fais pas l’expérience de la réalité à la façon d’un heptapode. Mon esprit a été moulé à l’humaine, pour les langues séquentielles : aussi poussée soit-elle, aucune immersion ne le remodèlera totalement. Ma vision du monde reste un amalgame.
Avant que j’apprenne l’heptapode B, le volume de mes souvenirs augmentait comme une colonne de cendre de cigarette bâtie par la braise qui représentait ma conscience et marquait le présent séquentiel. Après que je l’ai appris, les 132nouveaux souvenirs se sont mis en place tels des blocs gigantesques, chacun d’une taille mesurée en année. Même s’ils ne se présentaient pas dans l’ordre ni ne se disposaient de façon continue, ils ont fini par couvrir cinq décennies25.
Comme pour Augustin, lorsqu’il envisage dans Les Confessions que le déroulement du temps se constitue comme une mémoire, la linguiste expérimente l’émergence d’une forme nouvelle de conscience. Elle acquiert de façon partielle, parce que son récit demeure séquentiel, une conscience de la totalité des événements de sa vie, comme dans le récit pseudo borgésien du Livre des âges évoqué dans Stories of your life. Elle connaît désormais la totalité de sa vie mais ne peut en changer le cours parce qu’une part de sa mémoire est désormais non séquentielle mais simultanée. Se pose alors la question du libre arbitre qui ne fait qu’ajouter à cette nouvelle forme absolue de prédestination un degré supplémentaire dans la certitudo salutis. Celle-ci n’a plus besoin de se trouver reliée à une quelconque foi puisque la finalité n’est plus inconnaissable mais connue. C’est comme si « Dieu » livrait ses décrets à l’avance. L’intérêt, qui mobilisait encore une part d’humanité chez les métahumains dans The Evolution of Human Science, disparaît avec le libre arbitre impossible de Stories of your life. Les Heptapodes ne s’intéressent d’ailleurs aucunement au commerce car ils n’attendent aucun bénéfice. La parousie sera alors forcément déceptive car elle ne peut « advenir ». Elle sera toujours-déjà advenue – ce qui est la position de Dieu.
La nouvelle Hell is the absence of God reprend certains éléments religieux de manière explicite, même si les interventions angéliques ressemblent à des phénomènes météorologiques. On trouve d’ailleurs des « chasseurs de lumière » qui traquent les manifestations théophaniques comme d’autres traquent les tornades. Un contexte évangélique est souvent évoqué avec certaines manifestations charismatiques particulières à ce culte. Le personnage principal, Neil, dont la femme est morte suite à une irruption angélique, cherche désespérément à la rejoindre au paradis. Sa femme était pieuse : « Sara avait eu de la chance – mais pas assez pour que Neil en vienne à aimer Dieu26 ». La suite du récit revient à suivre le parcours de Neil : « il lui restait donc à tracer son propre chemin vers Dieu27 ». Les efforts de Neil pour « aimer Dieu » aboutissent à la fois à une réussite 133et à un échec. Bien qu’il aime Dieu, on peut voir, à sa mort, « son âme quitter son corps et – s’élever dans le Ciel – pour descendre en Enfer28 ». La morale du juste qui tombe en Enfer après un mouvement ascendant peut paraître cruelle. Ethan, un personnage qui survit à Neil, en tire ces conséquences :
Il ne faut pas plus s’attendre à la justice dans l’au-delà que sur le plan mortel, (Ethan) n’entend pas les dissuader d’adorer Dieu ; au contraire, il les y encourage. Selon lui, on ne doit pas aimer Dieu sous le coup d’un malentendu ; si on veut L’aimer, on s’y prépare quelles que soient ses intentions. Dieu n’est pas juste, Dieu n’est pas bon, Dieu n’est pas miséricordieux, et il convient de le savoir pour accéder à la piété véritable29.
La différence entre l’Enfer et la vie Terrestre peut paraître assez peu importante :
Pour la plupart de ses habitants, l’Enfer ne diffère guère de la terre. Le principal châtiment qu’il leur inflige, c’est le regret de n’avoir pas suffisamment aimé Dieu de leur vivant. L’Enfer, cependant, ne présente pour Neil aucune ressemblance sur le plan mortel. […] De même que la lumière céleste lui a révélé la présence de Dieu en toutes choses sur le plan mortel, elle lui a révélé Son absence en toutes choses de l’Enfer30.
Les décrets divins ne sont ici pas seulement incompréhensibles, ils paraissent arbitraires. Aucun amour ne provient de Dieu. Et pourtant la « seule réaction » de Neil « est d’aimer Dieu31 ». La nouvelle s’achève ainsi :
Il sait qu’à être loin du regard de Dieu, on est loin de Son cœur. Mais les sentiments demeurent intacts, car un amour inconditionnel ne demande rien, pas même la réciprocité.
Et même s’il y a des années qu’il vit en enfer et échappe au regard de Dieu, Neil L’aime encore. Telle est la nature de la piété véritable32.
Ted Chiang pousse ici à bout l’ambivalence fondamentale qui portait la piété au sens où peut l’entendre Madame Guyon, dans son renoncement 134absolu au salut, quand elle défend un total désintéressement. Que signifie un amour désintéressé au point qu’il ne présuppose même pas la possibilité d’un mouvement en retour ou d’une réciprocité ? Comment envisager le « pur amour » quand le salut est perdu ? J’avais déjà évoqué les paradoxes de ce retournement33 : la relation disparaît dans l’effacement d’un des deux termes. Se profile alors une souveraineté absolue, sans altérité. Ceci explique mes réticences envers la traduction française de cette nouvelle, « L’enfer, quand Dieu n’est pas présent » qui atténue le titre en anglais : Hell is the absence of God, soit : l’Enfer est l’absence de Dieu. Ted Chiang axiomatise la question de la présence et du rapport à Dieu. L’Enfer n’a pas de possibilité conditionnelle en l’absence de Dieu, il est cette absence et par conséquent le lieu d’exercice d’une impitoyable piété. Suivant le même motif, la linguiste de Stories of your life ne réussit pas non plus à établir un lien avec les extraterrestres, malgré sa compréhension du langage des Heptapodes. La raison en est qu’un lien ne peut subsister qu’avec un minimum d’indétermination, ce que Ted Chiang désigne dans la nouvelle comme la question du « libre arbitre ». Cette interrogation est également présente chez Augustin quand il s’interroge sur l’origine du mal : soit Dieu est responsable de tout et par conséquent aussi du mal, soit il n’est pas responsable du mal mais alors une partie de la Création échapperait à son pouvoir. La réponse augustinienne est éloquente. Certes, la grâce de Dieu est infinie mais la résistance de l’homme à la grâce de Dieu, par sa volonté, est également infinie. Cette solution permet à Augustin de proposer une solution à la question du libre arbitre par une sorte d’« amalgame34 », c’est le terme utilisé dans la nouvelle de Ted Chiang, entre la finitude humaine et l’infinité de sa volonté. Les Heptapodes ne recherchent pas le commerce parce qu’ils n’ont pas d’intérêt. Ils n’ont pas d’intérêt parce qu’ils sont hors du temps humain. Ils peuvent disparaître du jour au lendemain. Si leur pensée est effectivement téléologique, il n’y a pas de distinction entre « puissance » et « acte » ce qui signifie que leur disparition est déjà incluse dans leur apparition.
La seule nouvelle de Ted Chiang qui laisse subsister un lien humain est paradoxalement The Evolution of Human Science. Le fait 135que les métahumains ne se soucient pas assez des humains pour leur communiquer la possibilité d’accéder à leur savoir est appréhendé sous l’angle de l’utilité. Les métahumains auraient-ils un concept d’utilité ? Et par conséquent, viseraient-ils une forme de téléologie, ou même un quelconque « salut » ? Le « Transfert Neural Numérique » est peut-être un mode de communication, il conserve le statut de medium d’une intention. Cette seule « présence » qu’on puisse appréhender est celle de la différence sémiotique. Car c’est la seule qu’on ne puisse réduire et elle suffit à imposer une communauté du langage. Elle n’agit pas comme dans Stories of your life, à la manière d’une épiphanie du sens, ce qu’on désigne, en d’autres termes, comme une « révélation ». Mais elle lie humains et métahumains par une sorte de projection charnelle « intentionnelle ».
La rupture épistémique intervient avec Hell is the absence of God qui est paradoxalement la nouvelle la plus directement reliée à des motifs religieux : l’irruption des anges, l’amour de Dieu, etc. Le pattern religieux n’est pas ici sécularisé, non plus dé-sécularisé. Il est appréhendé comme une axiomatique : l’Enfer est l’absence de Dieu. Que signifie une telle proposition ? S’agit-il d’une prémisse avant qu’on poursuive le raisonnement ? Faut-il concevoir l’absence comme non présence ? L’Évangile selon Matthieu dit : « Car là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d’eux35. ». Que signifie « au milieu » ? Comme on l’a vu, la présence de Dieu est relationnelle, mais non essentielle. Elle présuppose une autre présence comme l’exprime si bien ce vers d’Esther de Racine quand, celle-ci craint « qu’un même coup mortel, abolisse ton nom, ton peuple et ton autel36 ». Les trois termes sont interdépendants. Comment Ted Chiang appréhende-t-il l’amour persistant de Neil pour Dieu, alors qu’après sa mort et son effort pour aimer Dieu, son âme s’est élevée vers le Paradis pour redescendre en Enfer ? La même question se pose que pour le renoncement au salut revendiqué par Madame Guyon. La perte de l’intérêt pour le salut ne coïncide-telle pas avec la perte de toute altérité ? Il n’est plus possible alors de distinguer l’abaissement et l’absolue souveraineté de l’un. Tout « pont » est brisé, toute communication. Dans le langage, la présence de ceux qui ont parlé la langue que nous utilisons, instaure une communauté. Dans les trois 136nouvelles de Ted Chiang, le pont est la question qui reste en suspens : entre humains et métahumains, entre la linguiste et les Heptapodes. Entre Neil et Dieu, la relation est plus énigmatique. Peut-être parce que la présence demeure posée de manière univoque, disant simplement ce qu’elle dit sans qu’on puisse la comprendre. Comme dans le cas de La quête d’Averroes de J. L. Borges, on peut se demander si la « présence de Dieu », celle des autres hommes, ainsi que tout rapport de l’un à l’autre, peuvent être appréhendés comme des éléments d’une axiomatique. « Amour », « alliance », et « présence » sont des termes difficiles à réduire à une univocité. Ils peuvent toutefois suivre un autre chemin que celui du pattern chrétien. Ted Chiang en fait la démonstration par ses fictions.
Jacques Athanase Gilbert
Université de Nantes
L’Antique, Le Moderne (EA 4276)
CRENAU
1 Hans Belting, Florence et Bagdad, Gallimard, Paris, 20XX.
2 Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique, Minuit, Paris, 1976.
3 E. J. Michael Witzel, The origins of the world’s mythologies, OUP USA, 2013.
4 Jon Assmann, Le prix du monothéisme, Aubier, paris, 2007.
5 Peter Brown, L’essor du christianisme occidental, Seuil, Paris, 1997.
6 Pierre Musso, La religion industrielle, Fayard, Paris, 2017.
7 Wikipédia en français, entrée Ted Chiang, consultée le 14 mars 2019.
8 Wikipédia en anglais, URL : https://en.wikipedia.org/wiki/Tower_of_Babylon_(story)
9 Nature, URL : https://www.nature.com/articles/35014679
10 Ted Chiang, La tour de Babylone, p. 404.
11 Ted Chiang, L’évolution de la science humaines, in La tour de Babylone, 2002, Denoël, Paris, 2002, page
12 Ibid., page 299.
13 Ibid., page 298.
14 Voir : https://www.maxisciences.com/pensee/la-lecture-des-pensees-possible-grace-aux-ondes-cerebrales_art21346.html
15 Robert Jaulin, Gens du soi, gens de l’autre, 10-18, paris, 1973.
16 Augustin, La Trinité, Livre 1, 14, La Pléïade, Gallimard, Paris 2002, pp 265-266.
17 Ibid., page 267.
18 F. Suarez, Dispute métaphysique, XXXI, La distinction de l’étant fini et de son être, Vrin, Paris 1999.
19 Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, Gallimard, Paris, 1963, page 86.
20 Ibid., p. 300.
21 Augustin, op. cit. p. 267.
22 Ted Chiang, op. cit. p. 188.
23 Ibid., p. 184.
24 Ibid.
25 Ibid., page 206.
26 Ibid., page 322.
27 Ibid.
28 Ibid., page 340.
29 Ibid., page 341.
30 Ibid., page 341.
31 Ibid., page 342.
32 Ibid.
33 Jacques Athanase Gilbert, Le sujet submergé, légendes intranquilles du quiétisme, in Légendes noires, légendes dorées, dirigé par Nathalie Grande et Chantal Pierre, PUR, Rennes, 2018.
34 Stories of your life, L’histoire de ta vie, page 205.
35 Mathieu 18:20, traduction Louis Second.
36 Racine, Esther, Acte 1, sc IV.