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Classiques Garnier

Pour une fabrique des imaginaires de la Smart City

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2018 – 2, n° 6
    . Religiosité technologique, II
  • Auteur : Lucas (Jean-François)
  • Résumé : Les imaginaires de la Smart City sont pétris de nombreuses ambivalences, notamment issues de l’imaginaire de l’innovation technique et des technologies de l’information et de la communication. Pour saisir leur diversité, il est possible de les analyser grâce à des textes (récits), à des images (films, publicités, BD…), aux sensations du corps qui expérimente la ville calculée, et à des algorithmes, car ils encapsulent des représentations du monde.
  • Pages : 53 à 76
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406095637
  • ISBN : 978-2-406-09563-7
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09563-7.p.0053
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 15/10/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Smart City, imaginaire, innovation technique, algorithmes, ville calculée
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Pour une fabrique
des imaginaires de la Smart City

Smart City : Je taime, moi non plus

Émergence du concept

Lexpression Smart City, ou « ville intelligente1 », réfère à une ville supposée améliorer le quotidien des habitants sur le plan environnemental, social, économique ou encore politique, via la numérisation de ses infrastructures, de ses réseaux et de ses services, et à leur optimisation par le recours au big data2. Grâce au traitement instantané dun grand nombre de données très diverses, il devient possible connaître et de gérer les flux de la ville quils soient humains, matériels ou informationnels sur le très court terme (Batty, 2013)3.

La notion de Smart City a été popularisée dans les années 2000, bien quon la trouve dans des ouvrages du début des années quatre-vingt-dix, comme dans le livre Linformatisation des villes de Gabriel Dupuy (1992, 122)4. Dabord en 2005, lorsque Bill Clinton encouragea lentreprise américaine Cisco à développer des plans de décongestion des villes afin de « diminuer les émissions de CO2 et déconomiser à la fois pour les citoyens et les communautés locales du temps et de largent5 ». Ensuite en 542008, par le biais du programme Smarter Cities dIBM6, dont lambition était de répondre aux problématiques et enjeux du développement des villes, en proposant un kit complet de dispositifs et de services numériques afin de fournir des outils daide à la décision pour favoriser le développement durable et économique des villes.

Ambivalence des discours
et des représentations de la Smart City

Les discours qui accompagnent la diffusion de la notion de Smart City, les représentations sociales et les imaginaires associés sont ambivalents. Ils sarticulent principalement autour de deux visions du monde : « dun côté, un optimisme quasi messianique, porté par une croyance éperdue dans le salut par la technologie ; de lautre, un pessimisme décliniste, prophétisant la surveillance généralisée par les Big Brothers de la Silicon Valley » (Haëntjens, 2018, 13)7.

Par exemple, la promesse dentreprises telles que Cisco, IBM ou encore Siemens est doptimiser la gestion des ressources et des grandes fonctions urbaines grâce aux big data, aux algorithmes et à lintelligence artificielle, notamment. Les débats saniment alors entre ceux, à limage de ces entreprises, qui ont ou qui défendent une vision techno-messianique ou technno-optimiste, voyant dans la technologie la possibilité de résoudre les nombreux maux de la ville définis par le prisme des catégories opérantes pour les territoires8, et ceux qui ont une vision techno-catastrophique ou techno-pessimiste, alimentée par les dérives possibles ou réelles de ces technologies (surveillance généralisée – Big Brother, limitation des libertés individuelles, hausse des inégalités sociales, ranking social9, etc.) et par le fait que cette forme dintelligence techno-centrée de la ville nest sans doute pas la plus profitable à lintérêt général10.

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Face aux débats quasi quotidiens qui alimentent cette ambivalence, Antoine Picon propose « de prendre le terme intelligent en un sens beaucoup plus littéral quil pourrait y paraître. Intelligent au sens de ce qui apprend, comprend, raisonne » (Picon, 2013, 7)11. Conséquemment, nous dit lauteur, la ville intelligente apparaît « comme le fruit dune dynamique qui nest que partiellement technologique. Ainsi, se trouve déjouée la tentation du déterminisme avec ses corollaires techno-optimiste ou techno-pessimiste et leurs parfums entêtants dutopie ou de contre-utopie » (Picon, 2013, 7). La ville intelligente serait alors cette « ville de la connaissance » que lon vivrait « en intelligence » (Boullier, 1999, p. 7)12.

Pourquoi étudier limaginaire de la Smart City ?

Pourtant, force est de constater quil ne cesse de circuler dans les discours des politiques, des professionnels, des entrepreneurs, des associations ou encore des citoyens, des représentations sociales et des imaginaires clivants de la Smart City.

Ainsi, au-delà du sens et des arguments de ces discours, que peut nous apprendre limaginaire qui accompagne lévolution et la diffusion du concept de Smart City ? Que signifie-t-il ? Les ambivalences qui le caractérisent sont-elles spécifiques à la ville intelligente ou sinsèrent-elles dans un processus plus général de circulation des imaginaires associés au développement des technologies ? En somme, quapporte létude de limaginaire de la Smart City et est-il possible den retirer des ressorts pour laction, pour sa gouvernance et sa fabrique dans une perspective qui favorise lintérêt général ?

Pour tenter de répondre à ces questions, nous définirons dans une première partie les notions d« imaginaire » et de « représentations sociales » que nous convoquons ici.

Dans une seconde partie, nous détaillerons spécifiquement deux ambivalences de limaginaire de la Smart City, celles de la ville démocratique et de la ville totalitaire, et celle de la ville écologique 56par rapport à la ville énergivore. Nous expliquerons que ces ambivalences sont spécifiques à linnovation technique et aux technologies de linformation et de la communication et quelles réactualisent, de fait, un imaginaire que lon peut analyser de manière historique et cyclique.

Dans un troisième temps, nous expliquerons que la socialisation du concept de Smart City est le résultat de plusieurs phénomènes. Dabord, celui dun nombre exponentiel dacteurs qui investissent le champ et le marché de la ville intelligente et qui favorisent la production et la diversification de différents imaginaires. Ensuite, celui dune pratique quotidienne dune instanciation individualisée de la Smart City par la médiation de son smartphone et de ses applications. Cela nous mènera à nous intéresser, après les représentations qui circulent par le biais de textes et dimages, à celles qui émergent des expériences corporelles que nous vivons dans un cadre urbain numérique.

Nous expliquerons dans une quatrième partie limportance détudier les algorithmes qui régissent nos pratiques au sein dune « ville calculée » afin de saisir les représentations, imaginaires et visions du monde quelles peuvent encapsuler.

Enfin, nous conclurons en proposant de considérer les univers en trois dimensions produits par les principaux acteurs dune ville techno-centrée comme des espaces possibles de partage, de production de récits et de fictions et dexpression des imaginaires des citoyens afin den faire des supports dune construction collective de la ville de demain.

Imaginaire et représentations sociales

À la suite de Jean-Jacques Wunenburger, nous considérons limaginaire comme « un ensemble de productions, mentales ou matérialisées dans des œuvres, à base dimages visuelles (tableau, dessin, photographie) et langagières (métaphore, symbole, récit), formant des ensembles cohérents et dynamiques, qui relèvent dune fonction symbolique au sens dun emboîtement de sens propres et 57figurés » (Wunenburger, 2006, 10)13. Limaginaire est une « iconosphère subjective » (Wunenburger, 2014, 42)14 dynamique, pétrie de « nos idéaux, rêveries, rêves, fantasmes, mythes, croyances religieuses ou politiques », et « largement nourrie des imaginaires sociaux véhiculés par la culture savante ou populaire, ou de nos jours par les médias (publicité, cinéma) » (Wunenburger, 2014, 42). Il faut donc appréhender limaginaire « de façon sédimentaire, en couches, comme en géologie [] danciens éléments mythiques peuvent ressurgir ou à linverse décliner » (Musso, Coiffier, Lucas, 2014, 44)15.

Par ailleurs, il convient de ne pas confondre imaginaire et imagination. « Maîtresse derreur et de fausseté » pour Pascal, limagination est « folle du logis », cette « folle qui se plaît à faire la folle » et à dérégler la raison humaine pour Malebranche. Enfin, limaginaire est par définition ambivalent :

La logique obéit au principe de non-contradiction (A ne peut être Ā), alors que limaginaire comme le rêve, échappe à ce principe. Limaginaire est par essence ‘’ambigu’’, et même toujours ambivalent. Pour limaginaire : ‘’linverse est le même’’, Enfer et Paradis vont ensemble. La réception des avancées scientifiques et technologiques est caractéristique de cette ambivalence de limaginaire. Les technologies suscitent un émerveillement et une peur ou un malaise, comme le pharmakon qui signifie remède et poison (Musso, Coiffier, Lucas, 2014, 42).

Les représentations sociales, quant à elles, sont « une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction dune réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 2003)16.

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Les ambivalences de limaginaire
de la Smart City

Ville démocratique / Ville totalitaire

Les différentes catégorisations des champs daction ou de réalisation de la Smart City incluent souvent les possibilités du « smart » dans le champ de la démocratie ou de la gouvernance urbaine, sous des labels tels que « smart démocratie », « smart gouvernement », « smart administration », etc. Ces différentes expressions symbolisent les possibilités données aux citoyens-usagers de participer à lactivité politique de leur territoire sous des formes et des registres différents.

À cet égard, de nombreuses villes ont mis en place des Civic Tech (littéralement « technologies civiques » en français). Ces services et outils numériques, quil sagisse de « boîtes à idées numériques », de budgets participatifs en ligne, de jeux sérieux17 ou dapplications de mises en relation directe entre citoyens et élus, ont pour vocation « daméliorer le fonctionnement et lefficacité de la démocratie, en renouvelant les formes dengagement des citoyens » (Mabi, 2017)18. Les Civic Tech portent la promesse dune démocratie ouverte et participative, dune gestion de la ville et des politiques publiques décentralisée, grâce à laquelle chaque individu a la possibilité de sexprimer et dêtre entendu. Elles apporteraient également une réponse au désir grandissant des individus de prendre part à des problématiques urbaines qui les « renvoient à des pratiques quotidiennes et familières » (Bacqué, Gauthier, 2011)19. Elles incarnent donc « le passage à lère numérique des conseils de quartier avec la cocréation et coproduction des politiques publiques locales » (Alix, 2016)20. Leur valeur 59ajoutée tient également dans la volonté de toucher des personnes qui ne participent pas aux réunions de quartier mais qui ne se désintéressent pas pour autant des problématiques urbaines (les jeunes par exemple). Enfin, les Civic Tech favoriseraient la mutualisation des « savoirs citoyens » (Nez, 2011)21, cest-à-dire les connaissances provenant des « citoyens ordinaires ».

À linverse de ce que promettent et autorisent les Civic Tech, de nombreux discours critiquent la numérisation de la vie urbaine. Ils dénoncent le fait, fût-il potentiel, que les technologies servent un dessein plus sombre que la promesse dune démocratie ouverte et participative : elles permettraient une surveillance généralisée et une concentration du pouvoir via la captation des traces numériques spatialisées laissées par les pratiques quotidiennes des citadins. Parce quelle est la ville des réseaux en réseaux par excellence, la Smart City « correspond à une sorte de paroxysme de limaginaire de la ville des réseaux et des rêves de contrôle démiurgique dont il savère porteur » (Picon, 2014, p. 31)22.

Un des exemples qui cristallise cet imaginaire est le Centre dOpérations de la ville de Rio de Janeiro. Inauguré en 2010, issu dun partenariat entre IBM et la municipalité de Rio, ce projet consistait initialement à prédire les catastrophes climatiques et à y répondre efficacement. Or, grâce à linterconnexion dinformations provenant de multiples sources telles que les capteurs, les caméras de surveillance, les téléphones portables, etc., le « centre des opérations intelligent » est en mesure daider la ville dans ses opérations quotidiennes et dans de nombreux secteurs (gestion de leau et de lassainissement, transports urbains, conditions de circulation, système de santé, sécurité civile, forces de lordre, collecte des déchets, éclairage public, logement, tourisme, système éducatif, etc.) ainsi que lors de situations durgence faisant suite à de fortes précipitations, à des accidents de la route, a des coupures délectricité ou à des glissements de terrain par exemple23.

La salle des opérations, constituée de centaines décrans, fournit une multitude de vues sur la ville, sur son cadre bâti, ses flux, ses habitants. 60Véritable œil sur la ville, ce projet symbolise la version moderne du Panopticon de Bentham, ce dispositif architectural qui « aménage des unités spatiales qui permettent de voir sans arrêt et de reconnaître aussitôt » (Foucault, 2016 [1975], p. 233)24. Grâce à ce dispositif, le contrôle est spatialement distribué (Deleuze, 1990)25. Pourtant, contrairement au dispositif carcéral de Bentham, les autorités de la Smart City ne cherchent pas forcément à rendre visible leur action, cest-à-dire à faire en sorte que lobservé (le prisonnier pour Bentham, le citadin dans notre cas) se sache observé. La force du Panopticon se situe dans ce quil institue, car « cest en fait une figure de technologie politique quon peut et quon doit détacher de tout usage spécifique [] quon peut mettre en œuvre [] chaque fois quon aura à faire à une multiplicité dindividus auxquels il faudra imposer une tâche ou une conduite » (Foucault, 2016 [1975], p. 239). Appliquée à la ville, la métaphore pourrait sembler grotesque si elle nétait pas une réalité dans certains pays au régime autoritaire. Dans des sociétés démocratiques, la figure du Panopticon aide à comprendre lévolution de la société de la surveillance dont Foucault avait saisi la trajectoire. Ce dernier a parfaitement senti un glissement dans la manière dopérer du pouvoir qui tend à procéder de manière plus insidieuse pour imposer son contrôle : il fait passer des pratiques relevant dun régime disciplinaire à un régime plus normatif, avec le consentement des citoyens prêts à troquer une partie de leur liberté, de leur intimité et de leur anonymat en échange dune vie quotidienne qui serait plus harmonieuse et plus fluide.

Par ailleurs, cet imaginaire dune société au pouvoir centralisé a copieusement été alimenté par la science-fiction.

Ville écologique / Ville énergivore

En 1800, la population urbaine représentait 3 % de la population mondiale. Cette part na cessé de croître pour atteinte 14 % en 1900, 30 % en 1950, et plus de 55 % en 2012. Des prévisions évoquent régulièrement le seuil des 75 % pour 205026.

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Pour faire face aux nombreux défis que représente cette évolution majeure pour les villes, des grands groupes de linformatique et des TIC, des énergéticiens, des start-up, des architectes, voire des constructeurs automobiles, adoptent des discours en faveur dune ville moins gourmande en énergie, une ville qui valorise les énergies renouvelables, la gestion de réseaux électriques intelligents (Smart Grid), une consommation raisonnée des usagers grâce à des compteurs intelligents par exemple, les circuits courts, etc. Cette conception suppose que la technologie panse les plaies engendrées par la consommation excessive, la pollution ou le gaspillage énergétique. Dailleurs, la recherche dune meilleure efficacité environnementale constitue « le principal objectif de la smart City, quil sagisse de diminuer sa consommation dénergie ou le volume dordures quelle génère » (Picon, 2013, 17), au point quelle incarne « la rivalité entre deux référentiels fondamentaux : celui de la société de linformation et celui du développement durable » (Eveno, 2014, p. 27)27.

En 2008, la stratégie dIBM consista ainsi à conquérir le marché du « smart » pour la ville, alors que ce concept était jusqualors réservé au domaine de lenvironnement et du développement durable (Breux, Diaz, 2017, 3)28. En effet, ce concept est apparu pour la première fois « dans le vocabulaire des institutions en 1992, avec ladoption du “Smart growth” Agenda 21 de la Conférence de lONU organisée sur Environnement et Développement à Rio de Janeiro » (Oural et al., 2018)29.

Les discours qui prônent les économies dénergie possibles grâce aux technologies numériques sont nombreux, et les images de projets urbains représentant une ville verte, édulcorée par un soleil doux qui illumine des bâtiments et des rues lisses, débarrassées de toutes aspérités et dune densité trop importante, participent aussi à la création dun imaginaire dune ville écologique, responsable et respectueuse de lenvironnement.

Néanmoins, le recours aux technologies numériques et lanalyse de leurs impacts sur lenvironnement en termes de cycle de vie ou selon une 62approche globale, qui « considère à la fois lensemble des équipements mobilisés (data center, terminal fixe ou mobile, capteurs, etc.) pour rendre [un] service, mais aussi lensemble du “cycle de vie” de chacun de ces équipements (conception, fabrication, distribution, utilisation, fin de vie, etc.), et enfin lensemble des impacts environnementaux potentiels (changement climatique dû aux émissions de gaz à effet de serre, épuisement des ressources fossiles, surconsommation deau, etc.) » (Laruelle, 2017, 152)30 pose question, à limage des métaux lourds nécessaires à la fabrication des ordinateurs et des smartphones. De même, lempreinte écologique des centres de données (ou data center) est couramment pointée du doigt car, même si leur climatisation saméliore, la hausse des usages du cloud et du streaming ne font qualourdir leur consommation électrique.

Stratification et cycle des imaginaires technologiques

Si la ville intelligente poursuit « des dynamiques enclenchées » dans la « ville numérique » (Eveno, 2014, 27) – expression qui fut utilisée la première fois en 1994, à Amsterdam, « à propos de lexpérience développée sous le nom de Digital Stadt », pour décrire « une plate-forme numérique destinée aux acteurs associatifs de la ville, en particulier les associations de médias alternatifs et de hackers » (Iribarne, Eveno, 2015, 28)31 –, elle sen détache par la filiation quelle entretient avec le principe de durabilité et par son recours au big data, notamment. Ainsi, le concept de Smart City synthétise les enjeux et les problématiques de lurbanisation massive, de la télématique, issue de la convergence de linformatique et des télécommunications (Nora, Minc, 1978, 17)32, et du développement durable.

Cette notion hérite également de certains imaginaires technologiques quelle réactualise. Par exemple, Victor Scardigli a proposé une typologie en sept « miracles » ou « plaies/frayeurs » utile à lanalyse de limaginaire des TIC. Lauteur évoque les ambivalences de limaginaire des TIC autour des espérances ou craintes que ces technologies portent du point de vue 63du pouvoir, du savoir, de la mémoire, de la justice sociale, du lien social, de la prospérité économique ou encore de lespace/temps. À propos du pouvoir, « soit les TIC apportent la liberté, plus particulièrement la libération des contraintes domestiques et produisent de lautonomie individuelle et collective (le robot ou lassistant universel) ; soit les TIC aliènent et asservissent lhomme à la machine » (Musso, Ponthou, Seulliet, 2007, 45)33. À propos du savoir, « soit les TIC apportent de ‘‘lintelligence collective’’, soit, à lopposé, les TIC abêtissent… ». Abraham Moles a quant à lui proposé une vingtaine de « mythes dynamiques » sous-jacents à linnovation scientifique et technique (1990)34, à limage du mythe de Gygès selon lequel un berger, futur roi de Lydie, trouve un anneau qui lui permet de devenir invisible, donc de voir sans être vu.

Les travaux sur limaginaire de la technique et sur les innovations scientifiques et techniques sont bien renseignés (Musso, 2016)35. Nous souhaitons simplement souligner que limaginaire de la Smart City relatif aux TIC hérite dambivalences, elles-mêmes pétries de mythes, qui circulent, sessoufflent, puis sactualisent à nouveau, et ce depuis le début de la numérisation de la société et de ses activités dans les années 1960. Ainsi, limaginaire de la ville démocratique et son corollaire, celui de la ville totalitaire, autrement dit le couple pouvoir centralisé/distribué, peuvent être rapportés à celui dInternet (Flichy, 200136 ; Turner, 201237). De la même manière, « dans les années 1980, les premières promesses du numérique ont largement concerné lenvironnement : on allait réduire la consommation de matières premières, notamment en passant au ‘‘zéro papier’’, et celle dénergie, en évitant les déplacements inutiles. Mais les déplacements ont continué à augmenter (la facilité de communication à distance faisant croître les besoins de se rencontrer physiquement), tout comme jusque très récemment la consommation de papier (la facilité déchange et de manipulation des documents faisant croître le nombre dimpressions papier). De solution certaine, le numérique est 64alors devenu pour lenvironnement un problème possible » (Laruelle, 2017, 151-152). La Smart City réveille cette même ambivalence autour de la possible résolution des problèmes de la transition énergétique et écologique grâce au numérique, au point que certains qualifient lobjectif datteindre un développement durable grâce au numérique de « smart utopie » (Strengers, 2013)38.

De la même manière, dautres ambivalences sont prégnantes dans limaginaire de la Smart City. De façon inhérente, la méfiance à légard de ce concept est liée à la finalité des acteurs privés qui la promeuvent, quils soient des grandes firmes ou des start-up, puisque celle-ci reste inexorablement la recherche de profits économiques, même sils se font au nom de lintérêt général. Lambivalence autour de la « ville partagée / ville franchisée » est donc particulièrement vive, puisquelle oppose la conception dune ville collaborative, celle du partage, du « share », de la diversité, à une ville aux mains du capitalisme, celle de la propriété, qui impose un formatage du cadre urbain et de ses pratiques par le pullulement denseignes homogènes.

Lambivalence de la « ville sensible / ville aseptisée » est également sous-jacente à de nombreux débats, car elle oppose la conception dune ville du temps réel, des opportunités et de la sérendipité, à une ville qui se vit en pilotage automatique, grâce à une meilleure optimisation et rationalisation des ressources et des activités quotidiennes ; un « vieux » rêve technocratique39 que la Silicon Valley a su réactiver. En somme, une ville sans saveurs ni émotions car tout y est optimisé, géré, prévisible, puisque prédit par des algorithmes.

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La socialisation de la Smart City

Les nouveaux entrants de la fabrique urbaine

Les entreprises de produits ou de services informatiques et de technologies numériques (IBM, Cisco, Xerox, Siemens, etc.) ou encore de téléphonie (Orange, SFR, etc.) ont été les premières à investir le champ de la ville intelligente. Rapidement, de nouvelles entreprises spécialisées dans les objets connectés et les big data ont fait leur apparition. Certaines sont orientées vers une offre professionnelle de production de composants et matériels informatiques ou de logiciels et de programmes dédiés à la captation, à la génération, au traitement, au stockage ou encore à lanalyse de données. Dautres sont tournées vers une offre de services pour le grand public, à limage dUber qui redistribua les cartes de la mobilité dans certaines grandes villes, dAirbnb qui réinventa le marché de la location immobilière de courte temporalité, ou encore dAmazon qui repensa le champ de la logistique, en envisageant des livraisons par drone (Amazon Prime Air) ou encore des magasins alimentaires sans caisse (Amazon Go). Certaines entreprises proposent même des solutions « clefs en main » pour réaliser et gérer des pans entiers de ville, comme le fait SideWalks Labs40 avec le quartier Quayside à Toronto. Cette entreprise a noué un contrat avec Waterfront Toronto, lagence publique en charge du développement du projet, portant que laménagement dune superficie de près de 50 000 mètres carrés située au bord du lac Ontario. Le projet : transformer la friche urbaine de Quayside en une Smart City écologique, inclusive, car proposant des logements abordables, mais surtout dynamique, car évoluant grâce aux données de ses habitants. Linitiative peut sembler similaire aux premières « villes nouvelles » servant de démonstrateur, telles que Masdar aux Émirats arabes unis ou Songdo en Corée du Sud, à la différence quil sagit ici dun quartier aux abords dune ville existante, non dune ville construite de toutes pièces dans une zone non habitée.

Récemment, dautres types dacteurs se sont également immiscés dans le marché de la ville intelligente, afin dy « occuper une place 66stratégique dans la chaîne de valeur », à limage des « grandes enseignes de bricolage (intéressées par le devenir de lhabitat), [des] électriciens (promoteurs de la domotique) ou [des] vendeurs de mobilier urbain (connectant lespace public) » (Offner, 2018, 19)41.

Lhégémonie de la ville techno-centrée

Au-delà des questions que pose lirruption de ces nombreux entrants, tant du point de vue de la fabrique urbaine (Douay, 2018)42 que de sa gouvernance et de la préservation de lintérêt général, celle-ci participe à la circulation de limaginaire dune ville intelligente, économe et efficace, car pensée, organisée, planifiée et maîtrisée grâce au big data. Si cet imaginaire est prédominant, il importe de considérer la diversité et le nombre exponentiel dassociations, dinstitutions publiques, dacadémiques, de « littérateurs » (Flichy, 1995)43, cest-à-dire de romanciers, de vulgarisateurs, de journalistes, mais aussi de citoyens et, parfois, de concepteurs et dentrepreneurs qui ont un discours critique à légard de leur conception. Par le biais de rapports, détudes, de livres, darticles, de tribunes, de billets de blogs, de conférences, etc. ces acteurs contribuent à la circulation dun imaginaire de la ville inclusive, partagée, distribuée, dans laquelle lindividu est libre de ses choix et en capacité dagir grâce aux données numériques quil génère et quil choisit de partager ou non.

Pourtant, « pour le citadin, comme pour le citoyen, le récit de [la] ville participative brille par son absence. Limaginaire est focalisé sur les contrôles, en miroir des réticences du public confronté à la face obscure des données » (Marzloff, 2016)44. Ce constat peut sexpliquer au croisement de deux phénomènes. Premièrement, les nouveaux acteurs de la fabrique urbaine ont des moyens sans précédents pour favoriser la diffusion dun storytelling dentreprise (Söderström, Paasche, Klauser, 2014)45. Deuxièmement, parce 67que les projets de ces entreprises, grandes ou petites, se réalisent. Dabord, parce que leurs offres sont séduisantes et leurs solutions apportent, parfois, des réponses aux problématiques de la ville. Ensuite, parce que les politiques nont ni les compétences, ni les connaissances, ni le recul pour pouvoir en faire une critique. Enfin, parce que « le numérique possède un caractère auto-réalisateur qui tend à transformer les mythes, les rêves et les récits qui sen font écho en réalités technologiques » (Picon, 2014, p. 28).

La Smart City au quotidien

Nombreux sont les projets qui ne sont pas connus, voire visibles pour le grand public, quand ils concernent par exemple des systèmes de régulations de réseaux dénergie à léchelle dun territoire. Pourtant, des bribes de la ville intelligente accompagnent quotidiennement chacun de nous par le biais de notre smartphone.

Il faut revenir en 2008 pour bien comprendre lenvironnement socio-technique dans lequel nous vivons. Comme lexplique Anthony Townsend dans lintroduction de son livre sur les Smart Cities (Townsend, 2013)46, notre civilisation a atteint trois seuils historiques en 2008. Dabord, et pour la première fois dans notre histoire, la population urbaine mondiale est devenue équivalente à la population rurale mondiale. Ensuite, également pour la première fois dans notre histoire, cest en 2008 que le nombre dabonnés à lInternet mobile a dépassé le nombre dabonnés à lInternet fixe. Enfin, cest aussi cette année-là que nous sommes passés de lInternet des personnes à lInternet des objets (IoT). Ces objets peuvent être mobiles, à limage de nos téléphones portables, de nos GPS, de nos montres connectées, de nos cartes de transports munies de puces RFID ou encore de nos voitures ; ils peuvent être au contraire fixes, comme les caméras de surveillance ou encore les capteurs divers et variés qui sont dissimulés dans chaque interstice de la ville quand ils ne sont pas coulés dans sa matérialité.

Linformatique est ainsi qualifiée de « pervasive47 » (Boullier, 2016, 48-49)48, car les objets connectés se déploient dans lensemble de notre 68environnement quotidien, au point de former pour lui une « peau digitale » (Rabari, Storper, 2014)49. Pour reprendre Wieser, nous pouvons dire que ces technologies sont « profondes » : « elles disparaissent [car] elles sintègrent à la trame de lexistence quotidienne jusquà ne plus sen distinguer » (Wieser, 1991, p. 94)50. Lune des manifestations les plus visibles de cette numérisation de la ville est lutilisation massive de services ou dapplications numériques accessibles grâce à un téléphone portable (ou smartphone)51. Grâce à des applications installées sur son terminal, chacun peut suivre litinéraire le plus court ou le plus rapide pour se rendre dun point « A » à un point « B », calculé en temps réel en fonction du trafic et des incidents. Il est également possible de trouver une place de parking à proximité, de réserver un logement, de régler à distance les équipements électriques de son logement, de proposer une idée pour le développement urbain de son quartier, etc. Une multitude dapplications existent pour chaque catégorie de la ville intelligente et pour chaque type dusages. Ainsi, chacun embarque quotidiennement dans sa poche une émanation personnalisée de la Smart City.

Conséquemment, si la socialisation de la ville intelligente se fait par la circulation toujours plus importante de représentations textuelles et imagées mais aussi par leur cristallisation dans des projets et des expérimentations, elle passe également par les pratiques quotidiennes qui réfèrent à des expériences corporelles (gestuelles, émotions et sensations) et que lon peut observer par la médiation dun téléphone portable et dapplications numériques. Pour Gaston Bachelard, les imaginaires sont greffés aux sensations qui sont elles-mêmes sources dimaginaires. Quant à Paul Ricœur, il ajoutait quil ny a pas daction sans représentation car, ce qui constitue le propre de lhumain par rapport aux autres espèces vivantes, cest sa capacité à précéder et à accompagner son action dun système de représentations.

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Algorithmes et imaginaires de la Smart City

Une panne des imaginaires ?

La puissance de limaginaire techno-centré de la ville intelligente rend pratiquement invisible dautres types de représentations, au point que certains sinterrogent sur une possible « panne des imaginaires » à partir du travail de Nicolas Nova sur les imaginaires technologiques (Nova, 2014)52. Or, contrairement à ce que son titre provocateur pourrait laisser penser, Nicolas Nova ne sinterroge pas sur le fait quil y ait une panne des imaginaires, mais sur le fait que nous nous référons toujours aux mythes futuristes véhiculés par la science-fiction et le cinéma, alors que le renouveau technologique se fait ailleurs :

Il est incorrect de dire quil règne une panne des imaginaires technologiques, ou que la science-fiction est morte et enterrée. Jai plutôt voulu montrer que son principe sous-jacent – la création et lexploration de mondes / dhypothèses – nest pas lapanage de la littérature, de la bande dessinée, ou du cinéma, ni même de la culture science-fictive et geek dans laquelle elle sest développée durant les trente dernières années. Cette dynamique dexploration des imaginaires, en particulier ceux liés à la science et à la technologie, a circulé vers dautres horizons, tels que lart, le design, larchitecture, ou même lobservation fine de notre quotidien. La croyance que “le futur est mort” et quil ny a plus dimaginaire technique est donc erronée, cest plutôt que lon ne regarde pas au bon endroit (Nova, 2014, 144).

Le futur est parmi nous

En fait, le futur est déjà là, car les usages de la Smart City précèdent parfois ses imaginaires. Ceci est un changement de paradigme fondamental dans la diffusion des techniques telle que Victor Scardigli la concevait dans son modèle en trois étapes (Scardigli, 1992, 33)53. Pour lauteur, la première phase est celle des représentations, de leuphorie utopiste, des discours et des prophéties enthousiastes ou terrifiantes. La seconde est celle des premiers usages, accompagnés des premiers constats 70et des désillusions. Enfin, vient le temps de lacculturation culturelle de linnovation, car « le temps social est beaucoup plus long que le temps technique » (Scardigli, 1992, p. 33).

Si lon prend le cas des Civic Tech présenté précédemment, les premiers usages sont plutôt mitigés, puisquelles mobilisent principalement des jeunes, blancs et urbains (Mabi, 2017). Le cercle de la démocratie participative est élargi en nombre de personnes mais il nest pas plus représentatif. Ainsi, loin des discours laudatifs servant parfois un « marché de la participation » (Mazeaud, Nonjon, 2015)54, les premiers usages montrent que ces technologies doivent être pensées et utilisées en complément des démarches de concertation en présentiel déjà existantes. Au-delà du constat, et de la possible désillusion qui sensuit, cet exemple illustre le changement de paradigme qui seffectue au travers de la Smart City dans la diffusion de ses technologies et de ses représentations. Car, contrairement au modèle de Scardigli, les représentations de la Smart City ne précèdent pas toujours ses usages. Cest pourquoi il est important détudier, au-delà des discours textuels et imagés déjà formatés, les pratiques de la ville intelligente. Une telle démarche consiste à tenter de décrire les imaginaires que les dispositifs et les services que nous utilisons peuvent incorporer et révéler au fil de leurs usages.

Les imaginaires de la ville calculée

Dans La ville prise aux mots, Francis Beaucire et Xavier Desjardins (2017)55 sinterrogent sur une définition de la ville qui passe « simplement » de « la ville » (Weber, 1982)56, « la ville sans qualités » (Joseph, 1998)57, à des descriptions assiégées de qualificatifs (Beaucire, Desjardins, 2017, 11) : la ville invisible, la ville diffuse, la ville-entre, la ville créative, la ville insulaire, la ville creuse, la ville frugale…

Si la ville est bien évidemment plus riche « que les mots qui la définissent, les explications qui la décrivent, les plans qui la projettent » (Burgel, 2015)58, ces qualificatifs et ces classifications mettent en exergue 71des évolutions, des aspects ou des qualités de la ville que lon souhaite traiter ou révéler. Si lon assiste à une récente profusion de qualificatifs liés à la ville, cest principalement parce que les évolutions, quelles quelles soient, vont vite, très vite. Cest aussi, pour beaucoup dauteurs et de penseurs, une manière de proposer une alternative à limaginaire de la ville techno-centrée en montrant quelle ne se résume pas à sa matérialité et à son optimisation.

Nous proposons de la désigner comme « ville intelligente » au sens de « ville calculée », non pas pour nous opposer à une représentation techno-centrée, mais plus pour tenter den décrypter les imaginaires au-delà des discours et des images dominants. Qualifiée « dintelligente », la ville peut être appréhendée comme un environnement urbain que des citadins pratiquent par la médiation de technologies numériques nécessitant des opérations de « calcul ». Le terme de calcul désigne à la fois : une action, en tant quopération numérique (calculer) ; une appréciation, une évaluation, une estimation, comme lorsque lon dit « daprès mes calculs », ce qui laisse une part de subjectivité, lerreur étant possible ; des moyens que lon combine pour arriver à un but, à une fin. Autrement dit on peut se demander dans quel but est produit ce service ? À quelles fins ? Pour qui ?

De manière assez paradoxale, la notion de « ville calculée » permet de replacer lindividu au centre de sa conception, car les applications et services numériques utilisent des algorithmes qui ont été élaborés par des humains ; même lintelligence artificielle qui apprend delle-même a initialement été conçue par eux. De la sorte, les technologies ne sont pas neutres, et les applications et services numériques que nous utilisons encapsulent des modèles de société différents. De ce point de vue, lintelligence de la ville promise au travers de services et dapplications numériques répond à une visée, à un point de vue, à une appréciation, à un calcul fait par un ou plusieurs individus. Mais, qui a fait le calcul, pourquoi, comment, à quelles fins, au profit de quoi, selon quels critères, à partir de quelles données, selon quelles inconnues ?

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Décrire les imaginaires de la Smart City :
textes, images, corps, algorithmes

Pour comprendre les imaginaires de la ville calculée, il faut étudier des textes, des images et des sensations corporelles que procure lexpérience de la ville par la médiation des technologies numériques. Mais, derrière les applications qui engagent les corps de manière individuelle ou collective, il y a des modèles mathématiques et des algorithmes qui produisent des « matérialités logiques » (Boullier, 2016). Pour analyser les imaginaires de la ville calculée, il faut donc ajouter des algorithmes au triptyque « Textes, Images, Corps » (Musso, Coiffier, Lucas, 2014) afin de comprendre comment ils agissent sur nos pratiques et nos représentations.

À ce titre, lexemple de Waze59, lapplication mobile de navigation par GPS, est particulièrement intéressant. La navigation se fait en temps réel à partir des choix de lutilisateur (trajet le plus court, le plus rapide, avec ou sans autoroutes payantes, etc.) et des données de létat du trafic dont la prise en compte permet de réadapter le trajet en fonction des aléas. La cartographie de lapplication est modifiable par ses utilisateurs, qui peuvent signaler des incidents (accidents, ralentissements, travaux, etc.). Son interface (voir image ci-dessous) propose une représentation de lespace au travers dun annuaire dadresses (texte), dune carte dynamique (image animée) et dicônes (images fixes). Ce type dapplication engage corporellement lindividu, à léchelle personnelle, par linteraction quil a avec son téléphone portable, et à léchelle collective, puisque son trajet dépend en partie de celui des autres usagers de la route. Ainsi, les autres utilisateurs de lapplication, que lon peut voir sur la carte, peuvent être réorientés en même temps que lutilisateur sur un trajet alternatif similaire, ce qui donne parfois lieu à un ballet de voitures au sein de voies non prévues pour absorber un trafic important60.

Les trois représentations de lespace que propose linterface de Waze (image ci-dessus), renforcent limaginaire dune ville optimisée et calculée en temps réel, mais aussi vivante, car représentée par le biais dune carte dynamique. Or, dautres types dexpériences sont possibles, à limage de celle permises par les cartographies disponibles sur le site Good City 73Life61. Celles-ci proposent de parcourir la ville en fonction démotions (projet Happy Maps) ou encore dodeurs (projet Smelly Maps) que lon souhaite ressentir ou sentir lors dun trajet. Ces médiations numériques donnent donc à voir et à pratiquer la ville de différentes manières, en convoquant différents registres de limaginaire de la Smart City.

Au-delà de la lecture immédiate que nous procurent ces différentes cartes, il importe douvrir leur capot pour analyser les données et les algorithmes qui les régissent. En analysant ces « boîtes noires » (Pasquale, 2015)62 au travers des ressources quelles convoquent et des médiations qui les produisent, il devient possible de décrire des modalités de partage et de gouvernance des données, ainsi que des visions du monde que ces choix et ces dynamiques reflètent : un algorithme peut calculer litinéraire le plus rapide pour chaque personne quand un autre privilégiera la rencontre avec des individus réalisant le même trajet.

À léchelle de la ville, Dominique Boullier a élaboré une typologie des « politiques des smart cities » à partir de larchitecture de leurs systèmes dinformation urbains (Boullier, 2016, 243-426). Il propose de distinguer : la « Good old City », qui conserve les données dans des « silos » et aux mains des autorités traditionnelles ; lIBM City, qui centralise la gestion des données quelle calcule en temps réel grâce à des modèles préétablis ; la Google City, qui ne fonctionne pas avec des modèles préétablis (ou moins) mais grâce à lagrégation et à la corrélation de données et de traces numériques hétérogènes ; la Wikicity, cest-à-dire la ville contributive, à lintelligence distribuée, qui profite des contributions des citoyens en ce quils partagent leurs données, mais, plus fondamentalement encore, en ce quils sont actifs dans la production « déléments durbanité » (Boullier, 2016, 245).

Il faut donc entrer dans les algorithmes pour comprendre comment ils construisent des formes et déploient des représentations (statistiques) de la société qui organisent le monde dune certaine façon (Cardon, 2015)63, et donc comprendre comment ils conditionnent nos pratiques et nos imaginaires.

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Conclusion : Pour des pratiques plurielles
des imaginaires de la Smart City

La ville intelligente nest pas en panne dun imaginaire que de nombreuses ambivalences caractérisent. Mais elle subit lhégémonie dun imaginaire de la ville techno-centrée qui véhicule une idéologie entrepreneuriale de la gouvernance et de la fabrique de la ville (Hollands, 2015)64. Ce qui caractérise également limaginaire de la Smart City, cest quil est précédé par les usages. Ainsi, sil faut continuer à étudier les discours et les images qui accompagnent le développement de la ville intelligente et sa socialisation, il faut porter une attention particulière aux pratiques que nous en avons. Notamment celles que nous avons quotidiennement par la médiation de nos smartphones et de ses applications, lesquelles, définies par des « calculs », enferment des représentations du monde qui se reflètent et se répercutent dans les expériences quelles procurent.

Les Civic Tech peuvent illustrer cet argument, dès lors quelles servent une volonté politique de prendre en compte la participation des citoyens dans la construction dun projet politique commun et sur le long terme. Le projet « WikiCity » à Amsterdam en est un exemple. Les citoyens ont été invités à participer à la construction dune vision partagée de leur métropole à un horizon de trente ans : celle-ci a été finalement adoptée à lunanimité par le conseil municipal dAmsterdam. Pour les porteurs du projet, si WikiCity a si bien fonctionné, cest parce que les citoyens ont pu construire une histoire commune dans laquelle ils injectaient leurs préoccupations et leurs désirs individuels.

De multiples manières dimaginer la ville de demain sont donc possibles, dès lors que lon place le récit et les imaginaires des individus au centre des problématiques dun projet collectif, car « la fonction des récits a toujours été dexplorer les conditions dune expérience possible – les nouveaux rapports au corps, au temps et à lespace –, dinventer comme le disait Deleuze un “peuple qui manque” » (Salmon, 2016 [2007], 199)65. 75Il sagit, grâce au récit et à la fiction, daller chercher dautres systèmes de représentations que ceux qui sont imposés par les principaux acteurs de la Smart City. Mais, se pose alors la question de la production dune fiction qui puisse à la fois refléter un projet collectif et dépasser « les urgences de la ville solidaire et durable » qui, comme le souligne Vincent Guillaudeux, « sont incontestables et il nest bien sûr pas question de les remettre en cause. Mais elles ont pour défaut majeur de préempter lensemble du récit et de ne laisser que très peu de place aux représentations, désirs et imaginaires » (Guillaudeux, 2014, 105)66. Comment, dès lors, faire un projet de société qui concilie les exigences de lurbanisme faisant face aux défis de la ville et les désirs des citoyens ? Peut-être faut-il, suggère lauteur, prendre le chemin inverse du récit urbain porté jusquà présent, et qui a parfois, semble-t-il, oublier « dévoquer les bénéfices de la densité, de formaliser le plaisir quil y a de vivre au milieu des autres, de parler de lintensité des relations sociales et des multiples opportunités que permet une ville peuplée » (Guillaudeux, 2014, 107). Pour lauteur :

Le récit de la ville ne parviendra à reconstruire le lien avec la population quà partir du moment où il sera capable de parler dautre chose que des questions dintérêt général et acceptera de réintroduire la question de lindividu, de sa pratique, de ses modes de vie et de sa subjectivité. Il faut insister sur la nécessité de réinvestir lunivers des représentations et des imaginaires (Guillaudeux, 2014, 107).

De notre point de vue, une telle ambition ne pourra se réaliser quau travers de supports partageant les représentations des différentes parties prenantes. Cest ce que fait par exemple un wiki avec du texte. Cest ce que doivent proposer les simulations de villes en trois dimensions et autres mondes virtuels, à limage de ce que propose Second Life (Lucas, 2013)67 ou Minecraft, car ces dispositifs numériques créent des « nouveaux Nouveaux Mondes » (Balandier, 2005)68 qui eux-mêmes génèrent des imaginaires, des possibles. Ce sont des mondes de projection, dabord 76dans les réalités quils matérialisent, ensuite dans les futurs quils permettent dinventer. Ces mondes numériques peuvent être les supports dune diversité de scénarios et de points de vue sur la ville, mais tous partagés et partageables par et avec lensemble des êtres concernés par la vie dans la ville calculée de demain. Ces nouveaux Nouveaux Mondes doivent être une invitation à « pratiquer les représentations » (Beaude, 2015)69 dans leur diversité, au travers de supports qui permettent de les confronter avec lensemble des parties prenantes qui vivent et font la ville.

Jean-François Lucas

Sociologue, cabinet Chronos, Paris Chercheur associé au Laboratoire
de sociologie urbaine (LaSUR), École polytechnique fédérale
de Lausanne (EPFL), Suisse

1 Dans ce texte, nous ne faisons aucune distinction entre les expressions « Smart City » et « ville intelligente ».

2 Données que lon peut caractériser par leur très grand volume, leur variété et leur vélocité (produites en temps réel) (les “3V”).

3 Michael Batty, « How disruptive is the smart cities movement », Environment and Planning B : Planning and Design, vol. 43, no 3, 2016, p. 441-443.

4 Gabriel Dupuy, Linformatisation des villes, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1992.

5 Justine Babin, « “Smart city” : quespérer de la ville de demain ? », Challenges, 2015 : https://www.challenges.fr/economie/la-ville-intelligente-annonce-t-elle-un-monde-urbain-meilleur_43684

6 Lui même volet de linitiative Smarter Planet dIBM. IBM déposa la marque « smarter cities » le 25 septembre 2009. Celle-ci fut enregistrée le 4 novembre 2011 : https://www.trademarks411.com/marks/79077782-smarter-cities

7 Jean HAËNTJENS, Comment les géants du numérique veulent gouverner nos villes : La Cité face aux algorithmes, Paris, Rue de léchiquier, 2018.

8 À limage des catégories proposées par IBM au travers de son « Model of Successful Smarter City » ou encore de la « Smart City Wheel » de Boyd Cohen.

9 À limage du « Système de crédit social » que le gouvernement chinois souhaite mettre en place dici 2020.

10 Que lon peut considérer comme la finalité des actions menées par lacteur public dans le but de faire prévaloir lintérêt dun collectif sur les intérêts particuliers.

11 Antoine Picon, Smart Cities. Théorie et critique dun idéal auto-réalisateur, Paris, Éditions B2, Collection Actualités, 2013.

12 Dominique Boullier, Lurbanité numérique. Essai sur la troisième ville en 2100, Paris, LHarmattan, 1999.

13 Jean-Jacques Wunenburger, Limaginaire, Paris, PUF, Que-sais-je ?, 2006. Réimpression de la première édition, 2003.

14 Jean-Jacques Wunenburger, 2014.

15 Pierre Musso, Stéphanie Coiffier, Jean-François Lucas, Innover avec et par les imaginaires, Paris, Manucius, Modélisations des imaginaires, 2014.

16 Dominique Jodelet, Représentations sociales : un domaine en expansion, in : Dominique Jodelet (ed.), Les représentations sociales, Paris, PUF, 7e édition, 2003, p. 45-78.

17 Un jeu sérieux (serious game en anglais) combine une activité ludique avec un but « sérieux » comme un apprentissage précis, une sensibilisation à une thématique, etc.

18 Clément Mabi, « On reste dans une logique où le politique garde le contrôle », Libération, le 7 décembre 2017 : http://www.liberation.fr/debats/2017/12/07/clement-mabi-on-reste-dans-une-logique-ou-le-politique-garde-le-controle_1615151

19 Marie-Hélène Bacqué, Mario Gauthier, « Participation, urbanisme et études urbaines. Quatre décennies de débats et dexpériences depuis “A ladder of citizen participation” de S.R. Arnstein », Participations, Vol. 1, no 1, 2011, p. 36–66.

20 Christophe Alix, « Civic Tech : Si lon veut réussir à réimpliquer les citoyens dans la vie publique, il faut sy mettre durgence », Libération, le 12 décembre 2016.

21 Héloïse Nez, « Nature et légitimités des savoirs citoyens dans lurbanisme participatif », Sociologie, Vol. 2, no 4 ; 2011.

22 Antoine Picon, La ville des réseaux. Un imaginaire politique, Paris, Manucius, Modélisations des Imaginaires, Innovation et Création, 2014.

23 « Des villes plus intelligentes. Innover pour construire un futur durable », brochure dIBM disponible en ligne.

24 Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 2016. Première édition, 1975.

25 Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, Les Éditions de Minuit, 1990.

26 Site de la Banque mondiale. Perspectives durbanisation du monde, selon Nations Unies : http://donnees.banquemondiale.org/indicateur/SP.URB.TOTL.IN.ZS

27 Emmanuel Eveno, « Comment lintelligence vint aux villes ? », Urbanisme, no 394, 2014, p. 26-27.

28 Sandra BREUX, Jérémy DIAZ, « La ville intelligente. Origine, définitions, forces et limites dune expression polysémique », rapport remis à la ville de Repentigny, INRS / Centre Urbanisation, Culture, Société, 2017.

29 Akim Oural, Emmanuel Eveno, Florence Durand-Tornare, Mathieu Vidal, « Vers un modèle français de villes intelligentes partagées », rapport remis à Monsieur le Ministre de lEurope et des Affaires étrangères, le 27 juin 2018.

30 Nicolas Laruelle, « Numérique et environnement, un équilibre à trouver », De la Smart City à la région intelligente, Les cahiers de linstitut daménagement et durbanisme dÎle-de-France, 2017, p. 151-153.

31 Alain Iribarne, Emmanuel Eveno, « Dun modèle européen à des villes modèles », Urbanisme, no 394, 2015, p. 28-30.

32 Simon Nora, Alain Minc, Linformatisation de la société, Paris, La Documentation Française, 1978.

33 Pierre Musso P., Laurent Ponthou, Éric Seuillet, Fabriquer le futur 2. Limaginaire au service de linnovation, Paris, Pearson Éducation, 2007.

34 Abraham Moles, « La fonction des mythes dynamiques dans la construction de limaginaire social », Cahiers de limaginaire, no 5-6, p. 9-33.

35 Pierre Musso, Imaginaire, industrie et innovation (dir.), Colloque de Cerisy, Paris, Manucius, Modélisations des Imaginaires, 2016.

36 Patrice Flichy, Limaginaire dInternet, Paris, La Découverte, 2001.

37 Fred Turner, Aux sources de lutopie numérique : De la contre culture à la cyberculture, Caen, C&F Éditions, 2012.

38 Yolande STRENGERS, Smart energy technologies in everyday life. Smart Utopia ?, Londres, Palgrave Macmillan, 2013.

39 Voir par exemple la page Wikipédia du « Mouvement technocratique » : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvement_technocratique

40 SideWalk Labs est une filiale dAlphabet, la maison mère de Google.

41 Jean-Marc Offner, « La smart city pour voir et concevoir autrement la ville contemporaine », Quaderni, Vol. 2, no 96, 2018, p. 17-27.

42 Nicolas Doua, Lurbanisme à lheure du numérique, ISTE Éditions, Collection Systèmes dinformation, web et société, 2018.

43 Patrice Flichy, Linnovation technique : récents développements en sciences sociales, vers une nouvelle théorie de linnovation, Paris, La Découverte, « Sciences et société », 2003.

44 Bruno Marzloff, « Y a-t-il un pilote dans la Smart City », Sociétés, Vol. 2, no 132, 2016, p. 37-52.

45 Ola Söderström, Till Paasche, Francisco Klauser, « Smart cities as corporate storytelling », City : analysis of urban trends, culture, therory, policy, action, 18:3, 2014, p. 307-320.

46 Anthony TOWNSEND, Smart Cities : Big Data, Civic Hackers, and the Quest for a New Utopia, New-York, London, W. W. Norton & Company, 2013.

47 Selon lauteur, ce terme anglais difficilement traduisible caractérise lomniprésence de linformatique dans notre environnement, quil convient donc de qualifier de numérique.

48 Dominique Boullier, Sociologie du numérique, Paris, Armand Colin, 2016.

49 Chirag Rabari, Michael Storper, « The digital skin of cities : Urban theory and research in the age of the sensored and metered city, ubiquitous computing and big data », Cambridge Journal of Regions Economy and Society, 8(1), 2014, p. 27-42.

50 Mark WIESER, « The Computer of the 21th Century », Scientific American, vol. 265, no 3, 1991, p. 94-104.

51 Lutilisation du smartphone nest pas spécifique au milieu urbain, mais de nombreux services numériques y sont dédiés. En France, le Baromètre du Numérique 2017 réalisé par le CREDOC indique que 94 % des Français âgés de plus de douze ans possèdent un téléphone portable, dont 73 % de smartphone.

52 Nicolas Nova, Futurs ? : La panne des imaginaires technologiques, Montélimar, Moutons électriques, Bibliothèque des miroirs, 2014.

53 Victor Scardigli, Les sens de la technique, Paris, PUF, 1992.

54 Alice Mazeaud, Magali Nonjon, « De la cause au marché de la démocratie participative », Agone, vol. 56, no 1, 2015, p. 135-152.

55 Francis Beaucire, Xavier Desjardins, La ville prise aux mots, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2017.

56 Max Weber, La ville, Paris, Aubier, 1982.

57 Isaac Joseph, La ville sans qualités, La Tour-dAiges, Laube, 1998.

58 Guy Burgel (dir.), Essais critiques sur la ville, Gollion, Infolio, 2015.

59 Waze a été racheté par Google en 2013.

60 Voir trois exemples de linterface de lapplication Waze, URL : www.engadget.com/2013/12/12/waze-update-auto-complete-waypoints

61 Cartes disponibles sur le site Web de Goodcitylife.org : http://goodcitylife.org

62 Franck PASQUALE, The Black Box Society, The Secret Algorithms That Control Money and Information, Harvard University Press, 2015.

63 Dominique Cardon, À quoi rêvent les algorithmes. Nos vies à lheure des big data, Paris, Seuil, La République des idées, 2015.

64 Robert G. Hollands « Critical interventions into the corporate smart city », Cambridge Journal of Regions, Economy and Society, Vol. 8, no 1, p. 61-77.

65 Christian Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2016, première édition 2007.

66 Vincent Guillaudeux, « Réinterroger le récit, réintroduire limaginaire et les représentations des habitants », in Jean-Yves. Chapuis (dir.), Profession urbanisme, Laube, la bibliothèque des territoires, p. 101-108.

67 Jean-François LUCAS, « De limmersion à lhabiter dans les mondes virtuels. Le cas des villes dans Second Life ». Thèse de doctorat en sociologie soutenue à lUniversité Rennes 2, 2013.

68 Georges BALANDIER, Le grand dérangement, Paris, PUF, 2005.

69 Boris BEAUDE, « Les virtualités de la synchronisation », Géo-Regards, no 7, 2015, p. 123-143.