Actes
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2018 – 2, n° 6. Religiosité technologique, II - Auteurs : Vignon (Daphné), Khatchatourov (Armen)
- Pages : 217 à 223
- Revue : Études digitales
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- EAN : 9782406095637
- ISBN : 978-2-406-09563-7
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09563-7.p.0217
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/10/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Actes
L’excès de mémoire peut-il
compromettre le patrimoine ?
Matteo Treleani, Qu’est-ce que le patrimoine Numérique ? Une sémiologie de la circulation des archives Éditions Le Bord de l’eau, 2017, ISBN : 978-2356875150.
C’est à partir de la question de la diffusion du patrimoine numérique que Matteo Treleani propose une réflexion théorique sur la constitution et la circulation de ce dernier. Grâce à ce petit ouvrage, l’auteur questionne notions et pratiques selon une démarche qui s’inscrit dans la continuité de ses travaux sur la valorisation des archives audiovisuelles, d’abord menés dans le cadre d’une thèse en partenariat avec l’INA, puis poursuivis au sein du réseau UDPN de l’Université Paris-Sorbonne. Au fil de cette recherche, Matteo Treleani aborde le numérique non comme un simple support mais comme une culture et reprend à ce titre l’idée que nous vivons, selon l’expression de Jeremy Rifkin, un âge de l’accès qui, fruit d’une évolution, s’est ouvert avec l’émergence des médias de masse au xxe siècle. La principale thèse de Matteo Treleani étant que cet accès facilité modifie en profondeur notre rapport au passé.
Le cœur de son nouvel ouvrage est consacré au patrimoine numérisé et au patrimoine natif numérique. Matteo Treleani revient assez vite sur les problèmes classiques induits par le numérique qui sont bien documentés : obsolescence rapide des outils informatiques, production documentaire exponentielle et dématérialisation des supports. Ce dernier point fragilise deux des conditions que doit respecter le 218document d’archive : l’intégrité et l’authenticité. Précisément, un document numérisé ou une page web dynamique qui se reconfigure à chaque accès ne sont ni intègres, ni authentiques. Face à ce constat, Matteo Treleani considère qu’il ne faut plus chercher à atteindre une authenticité impossible à atteindre, en l’absence de documents numériques stables. Il substitue à cet objectif initial une archéologie des médias qui consiste à reproduire au mieux les conditions de réception originales des documents, à l’image de ce que préconise l’historien Andreas Fickers. Si l’opération se prête assez bien à certains types de contenus tels que les jeux vidéo ou la vidéo, on peut cependant se demander si elle est applicable à tous (on pense en particulier au web et aux réseaux sociaux) et, le cas échéant, selon quelles conditions.
La dématérialisation et l’obsolescence entraînent également un accroissement des médiations. En apparence, celui-ci est en contradiction avec la conservation et la numérisation massive prônées par les politiques culturelles actuelles qui envisagent souvent le patrimoine comme un stock d’objets à constituer. Le risque est que les collections d’archives correspondantes soient trop massives pour être valorisées. Pour Matteo Treleani, ce patrimoine entendu comme stock est antithétique du processus de patrimonialisation qui consiste, au contraire, à donner une valeur au document en l’exposant et en le contextualisant pour qu’il devienne patrimoine. Dès lors, l’exposition du patrimoine ne passe plus seulement par sa mise à disposition mais par sa diffusion active. Comme le souligne justement Matteo Treleani, on assiste ici à un changement de paradigme. Pour les institutions, il ne s’agit plus seulement de conserver des documents mais également de s’ouvrir au public. Face à cette situation, le chercheur craint que ne s’impose une vision marketing de l’archive qui consiste à sélectionner ou à détourner les documents pour leur potentiel divertissant : le risque est d’inscrire le patrimoine uniquement dans le présent et de lui faire perdre, en conséquence, sa valeur historique. Soulignons à ce titre que le lien entre patrimoine et marketing semble beaucoup plus assumé outre-Atlantique, ainsi qu’en témoignent notamment les travaux de la chercheuse québécoise Martine Cardin qui envisage le marketing dans une relation de complémentarité avec l’archivistique.
219Le risque d’inscription du patrimoine dans le seul présent soulevé par Matteo Treleani s’inscrit dans un questionnement plus large touchant la domestication du passé qui fait l’objet du dernier chapitre de l’ouvrage. Il juge à ce titre que la domestication du temps présent s’étend au passé sous l’influence du capitalisme. La volonté de tout conserver crée paradoxalement un non-temps, avec le risque d’objectiver le patrimoine, de perdre le sentiment d’étrangeté et de transformer le rapport à l’oubli. La médiation technique est dangereuse dans la mesure où elle est perçue comme objective et où elle tend à devenir de plus en plus invisible. Pour reprendre la formule de Bruno Bachimont citée dans l’ouvrage, les contenus culturels deviennent de la sorte des « objets manufacturés ». In fine, l’absence d’oubli, nous enferme dans le présent et nous rend imperméable au sentiment d’étrangeté qu’induit la distance historique de l’archive.
Paradoxalement, la confiance dans l’exhaustivité des données enregistrées est sans doute un piège redoutable : il est illusoire d’imaginer pouvoir enregistrer nos moindres souvenirs. Dès lors, si l’oubli et le sentiment d’étrangeté ne peuvent pas être rationalisés, il est essentiel de ne pas les exclure du raisonnement ainsi que Matteo Treleani le souligne dans sa conclusion.
Matteo Treleani est sémiologue, maître de conférences en communication à l’Université de Lille. Il est membre du Geriico et l’auteur de Mémoires audiovisuelles (Presses de l’Université de Montréal, 2014). Il a codirigé Vers un nouvel archiviste numérique (L’Harmattan / Ina Éditions, 2013).
Lucie Vieillecroze
Université de Bordeaux-Montaigne
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La vérité : entre automatisation des savoirs
et savoirs critiques
Bernard Stiegler (dir.), La vérité du numérique – Recherche et enseignement supérieur à l’ère des technologies numériques, FYP éditions, coll. « Collection du Nouveau Monde Industriel », Limoges, 2018, ISBN : 9782364051621.
Quel rôle les nouveaux instruments digitaux jouent-ils dans la constitution de la vérité et de ses « régimes1 » ? Sous l’initiative du philosophe Bernard Stiegler, un collectif international s’est réuni les 5 et 6 décembre 2014 au Centre Georges-Pompidou pour échanger autour de cette question dans le cadre des Entretiens du Nouveau Monde Industriel2. L’ouvrage présenté ici est tiré de ce colloque et recueille les contributions de onze universitaires spécialistes des digital studies.
En ouverture, Bernard Stiegler expose le fil conducteur des différentes contributions : la recherche et l’enseignement supérieur doivent formuler et diffuser une série de théories défendant les savoirs contre la vitesse du calcul automatique qui menace d’effacer la raison entendue comme capacité d’interprétation. De cette tension entre raison interprétative et entendement automatique naît le besoin de s’interroger sur les nouveaux régimes de vérité. Pour cela, les travaux académiques doivent se concrétiser dans des instruments à la fois computationnels et herméneutiques.
Tout au long des quatre parties de l’ouvrage3, chaque auteur propose une théorie-stratégie défensive depuis sa perspective disciplinaire. Bernard 221Stiegler4 présente le point de vue de la langue, du logos, dont l’intégrité est mise à mal par l’entropie structurelle nourrie par Google Translate et similia qui opèrent une standardisation idiomatique en se reposant sur la moyenne de l’expression écrite. Retraçant l’histoire de l’intelligence artificielle à partir d’Alan Turing, David Bates5 définit l’automatisme comme modèle dominant de la théorie de la connaissance humaine. Le rôle de l’erreur est ici central. Celle-ci est certes une errance de l’esprit, un écart par rapport aux idées claires qui produit des fautes. Mais elle est aussi vecteur de découvertes, devenant par-là même le symbole de l’esprit humain qui ne peut pas être automatisé. Jean Lassègue6 décrit la révolution numérique en tant que révolution graphique. Passant en revue les travaux du mathématicien David Hilbert et du logicien Kurt Gödel, il soutient que le risque que les machines remplacent toutes les interactions sociales est une croyance collective. Celle-ci s’enracine pour une part dans l’ambiguïté informatique que constitue le dualisme logiciel/matériel, et pour une autre part dans l’opposition culturelle qui confronte l’âme et le corps. Le philosophe invite à prendre ses distances d’avec ce mythe et à analyser les effets sociaux du numérique sans les envisager comme relevant d’un destin inéluctable.
La suite de l’ouvrage s’emploie à réhabiliter la valeur culturelle des objets techniques selon la dynamique initiée par Simondon7. De la sorte, Vincent Bontems et Vincent Minier8 décrivent la culture numérique non plus comme un média où transite l’information, mais comme le milieu où s’élabore la connaissance. En partant d’un phénomène technique, l’observatoire spatial Herschel, ils font l’hypothèse que les grands instruments scientifiques cristallisent en eux des schémas et des valeurs universels susceptibles de stimuler l’essor d’un encyclopédisme technologique via les objets-images. Cédric Matthews9 fait du microscope le paradigme de tout instrument (objet technique) dont le but est d’accéder à une information, de voir de près des concepts et des idées. Si l’industrie essaye de capitaliser la portée informationnelle des instruments, les 222travaux académiques sont dépositaires de l’intuition qui génère le projet à l’origine de ces instruments. Il est donc indispensable de mettre les hommes au centre du processus technique pour éviter toute aliénation à l’instrument.
Dans la troisième partie, Hidetaka Ishida10 suit l’approche de la philosophie des médias en posant la question de la grammatisation technologique. Toute sa réflexion se structure autour de la métaphore du Wunderblock de Freud qu’elle assimile à l’iPad : ce « bloc magique » registre en profondeur des traces d’écriture (l’Inconscient) et les fait apparaître et disparaître sur sa surface (la Perception-Conscience). Cette métaphore nous permet de réfléchir au devenir de l’appareil psychique dans le contexte de l’interface homme-machine. Gerald Moore11 nous fournit un exemple pratique de la conception instrumentale transdisciplinaire en présentant le projet Virtual Open World, une plateforme pédagogique commune, dont le code source et les données sont ouverts, et où des millions de participants pourraient cartographier un modèle virtuel de la Terre. Un tel projet doit permettre aux utilisateurs (prosumers) de participer directement à la co-construction des savoirs communs. Franck Cormerais12 retrace les mutations du modèle universitaire qui doit (re)trouver un équilibre entre une recherche utile/pratique et une recherche fondamentale/théorique. Les digital studies et leurs méthodes prennent ici pour objet le document, la littératie et les interprétations ; la transformation actuelle est abordée comme une synthèse des deux formes du donné (phénoménologique) et de la donnée (informationnelle). Les principes de composition et de contribution sont proposés comme base pour que les digital studies puissent contribuer à l’invention de nouveaux circuits des savoirs à l’université.
Dans la dernière partie du livre, Warren Sack13 affirme que les ordinateurs ne sont pas des machines numériques, mais des machines de langage qui couplent les arts du langage et les arts mécaniques. Pour défendre sa thèse, il oppose d’abord les « langages de travail » et les « langages machine », pour aboutir à la nécessité de remettre le geste humain du langage de travail dans le langage machine des ordinateurs. 223Hélène Mialet14 apporte sa vision de philosophe et anthropologue des sciences qui se focalise sur la science en train de se faire. Le génie solitaire du physicien Stephen Hawking est déconstruit et reconstruit pour arriver au paradigme du sujet distribué-centré qui permet de faire sauter les dichotomies auxquelles nous sommes habitués : sujet versus objet, individu versus collectif, nature versus culture.
Chaque point de vue est développé de manière détaillée, mais cohérente dans l’ensemble. Ainsi, l’ouvrage se lit comme le produit de plusieurs auteurs aux origines géographiques et disciplinaires différentes qui essaient, collectivement, de fournir un cadre analytique solide, unique. Il en résulte un ensemble bien cousu qui répond à l’évolution actuelle des pratiques dominantes du numérique et un appel choral à la création de technologies pédagogiques et sociales qui cultivent les savoir-faire et les attitudes critiques.
Ilaria Montagni
Bordeaux Population Health Université de Bordeaux – Inserm
1 Michel Foucault, « La fonction politique de l’intellectuel » in Dits et écrits, t. III, Gallimard coll. Bibliothèque des sciences humaines, Paris, 1994, p. 114.
2 Comme expliqué en ouverture d’ouvrage, les Entretiens du Nouveau Monde Industriel sont organisés depuis 2007 par l’Institut de recherche et d’innovation (IRI), dont Stiegler est le directeur, le pôle de compétitivité Cap Digital et la World Wide Web Foundation de Tim Berners-Lee.
3 L’ère numérique des savoirs et des non-savoirs, Phénoménotechniques des sciences de la nature et de l’esprit, Conceptions instrumentales transdisciplinaires, Chercher, enseigner, éduquer dans l’anthropocène digitalisé.
4 Traces, rétentions, raisons. Organologie et pharmacologie des études digitales.
5 Automatisation et erreur.
6 Qu’est-ce qu’une révolution graphique ?
7 Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, 1958, 1969, 1989, Paris, Aubier, coll. Philosophie.
8 L’astrophysique : l’objet-image et la culture numérique.
9 L’innovation permanente dans la biophotonique.
10 La grammatisation technologique et l’appareil psychique.
11 Une « mémoire-monde » et des communs contributifs : Virtual Open World.
12 Introduction à une épistémologie des digital studies et mutation de la vérité à l’université.
13 Langages de travail et langages machine.
14 Anthropologie numérique ou anthropologie de la trace.