Aller au contenu

Classiques Garnier

Le Grand Entretien de Maurizio Ferraris

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Études digitales
    2018 – 1, n° 5
    . Religiosité technologique
  • Auteurs : Gilbert (Jacques Athanase), Ferraris (Maurizio)
  • Résumé : Le « Grand Entretien » est consacré à Maurizio Ferraris, philosophe italien de l’université de Turin, fondateur du Centre d’ontologie appliquée. Il s’est fait connaître en France, dans le domaine des études digitales, par plusieurs ouvrages remarqués consacrés au téléphone cellulaire et à l’Ipad. L’originalité de son parcours tient à sa position entre tradition herméneutique et réalisme. Il a développé une approche originale de la documentalité digitale.
  • Pages : 161 à 183
  • Revue : Études digitales
  • Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN : 9782406092902
  • ISBN : 978-2-406-09290-2
  • ISSN : 2497-1650
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09290-2.p.0161
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 13/08/2019
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Herméneutique, ontologie théorique appliquée, document, archive, emersion
161

le grand entretien
de Maurizio ferraris

Notre « Grand Entretien » est consacré à Maurizio Ferraris, philosophe italien de luniversité de Turin, fondateur du Centre dOntologie Appliquée. Il sest fait connaître en France, dans le domaine des études digitales, par plusieurs ouvrages remarqués consacrés au téléphone cellulaire et à lIpad1. Loriginalité de son parcours tient à sa position entre tradition herméneutique et réalisme. Il a développé une approche intéressante de la documentalité digitale. Il nous a semblé important de faire entendre cette parole qui sessaie à penser les formes ontologique et sémiotique dune société liquéfiée, vouée à limmatériel et à une nouvelle forme de capital « documédial ». Lentretien est suivi dun article récent de Maurizio Ferraris.

Jacques Athanase Gilbert : Études Digitales est une revue qui se veut résolument ouverte afin dexplorer limpact du digital sur les spécialités. À ce titre, elle met sciemment en avant le « digital » contre le « numérique » afin de rendre compte de la dimension tactile induite par un toucher membraneux. Comment appréhendez-vous vous-même cette distinction ?

Maurizio Ferraris : Elle na pas grand sens en italien pour des raisons simplement lexicales. En effet, la notion de « numérique » est spécifiquement française. Elle pourrait être approchée, dans dautres langues, par lemploi du terme « analogique ». Lopposition que vous soulignez permet de mettre en évidence deux modes dappréhension opposés. Sous couvert de numérique, nous donnons à entendre une forme dintelligence mathématique, conceptuelle. Au contraire, en invoquant le digital, nous 162portons laccent sur notre mode dutilisation « manuelle » des outils considérés. De ce dernier point de vue, nous mettons en œuvre une compétence sans toutefois comprendre ni connaître les principes régissant nos manipulations. Or, un tel constat sapplique à notre rapport à la technique en général, quil sagisse dun ordinateur, dun ascenseur ou dune bicyclette. De même, vivre en société nexige pas de rendre compte des raisons ayant présidé à la construction des règles sociales.

J. A. G. : Comprendre et décrire la manipulation est une chose, manipuler en est une autre. Nous ne pouvons mener les deux de front.

M. F. : En effet. Au-delà, il est extrêmement difficile dexpliquer une manipulation de manière purement verbale. Cette difficulté justifie que de nombreux tutoriels soient disponibles en ligne : tous mettent en scène des gestes quon peine par ailleurs à décrire. De la sorte, Internet se présente comme une vaste archive dactions techniques.

F. C. : Votre trajectoire est singulière. Après votre formation initiale en philosophie, vous vous tournez vers lesthétique. Devenu professeur à lUniversité de Turin, vous êtes linstigateur du centre dontologie théorique appliquée, étant entendu que cette qualification est essentielle. Pouvez-vous exposer les grandes étapes de votre carrière ?

M. F. : Jai débuté la philosophie à lUniversité de Turin. Cette institution avait pour spécialité détudier la liaison traditionnelle entre esthétique et herméneutique sous la houlette de Luigi Pareyson qui fut le maître de Umberto Eco et de Giovanni Vattimo. Jai moi-même étudié avec ce dernier. Au-delà de ce cadre pour ainsi dire natif au sein duquel je me suis construit, ma rencontre littéraire avec Derrida fut déterminante. Alors que jétais en seconde année à lUniversité, jai en effet découvert, dans la maison dune amie, une copie de Déconstruction et différance. Jai été immédiatement séduit bien que je naie rien compris au texte. Non quil soit particulièrement obscur ainsi quon le prétend souvent. La difficulté venait pour moi du très grand nombre de références proposées par Derrida. Je me suis donc attaché à développer ma culture philosophique afin de pénétrer cette œuvre comme celle de nombreux autres auteurs. Cette période « italienne » ma permis de forger les notions de trace et de mémoire qui ont, depuis, accompagné 163mon parcours. La préface de cet intérêt particulier sest écrite dans mon adolescence durant laquelle jai lu de nombreuses fois la Recherche du Temps Perdu. En effet, lœuvre de Proust est articulée autour de lidée que la trace laissée par la vie des autres peut déterminer la vie de ceux qui leur succèdent, parmi lesquelles celle du narrateur. Mon travail sur la Mimesis, quon peut comprendre comme la recherche et limitation de soi, sinscrit pleinement dans cette trajectoire.

Jai commencé mes travaux universitaires en dressant une Histoire de lherméneutique parue en 1988. Cette notion, pour être en permanence évoquée, nen est pas moins mystérieuse. Nul ne sait précisément ce quelle recouvre. Me concernant, jai déduit de ma recherche que lherméneutique navait pas autant dintérêt quil y paraît. On ne peut lui conférer limportance quelque peu prétentieuse dont lont investie Heidegger et Gardamer à sa suite. Elle ne me semble donc pas pouvoir être portée au rang dune philosophie. Lherméneutique est plus modestement une technique. Une technique certes intéressante, certes utile puisque nous lutilisons tous, mais seulement une technique. Prétendre quil existe une philosophie de lherméneutique sous-entend que les autres philosophies ne pratiquent pas lherméneutique. Cest faux, dautant que, une fois encore, nous faisons tous de lherméneutique. Au-delà, les herméneutes ninterprètent pas nécessairement plus que nimporte qui dautre, au même titre que les existentialistes nexistent pas plus que nimporte qui dautre.

À cette époque, mon schéma fondamental était dinspiration derridienne puisquil mettait en exergue le caractère constitutif de la trace, autant du point de vue de lexpérience que de la pensée. Il mest apparu quil manquait à ce modèle une dimension esthétique, au sens de perception, dimension largement ignorée par la philosophie de la seconde moitié du xxe siècle. Cest la raison pour laquelle jai passé deux ans à lUniversité de Heidelberg à rédiger une Esthétique rationnelle, parue en 1997. Celle-ci se présente comme une encyclopédie doù jai puisé les éléments qui ont, par la suite, alimenté mes travaux. Plus fondamentalement, elle entendait introduire lesthétique en philosophie, non comme une théorie de lart mais comme une théorie de la perception. Cet abord nest certes pas révolutionnaire puisque cest celui défendu par Kant. Mais il était, à la fin des années quatre-vingt-dix, particulièrement original bien quil se soit depuis généralisé. Cette démarche 164fut pour moi une manière de me détacher de Derrida, de son image omniprésente pour ne pas dire parasitaire. Jai donc investi un thème quil navait pas exploré, pour le moins pas encore. Il y est en effet venu plus tard avec sa théorie du toucher rationnel. Je ne prétends pas par-là que Derrida ait copié lEsthétique rationnelle, ne serait-ce que parce quil ne lisait pas litalien. Je pense, plus fondamentalement, quil a compris que cette dimension manquait à sa réflexion.

Au début des années quatre-vingt, jai intégré lEHESS pour travailler avec Derrida. Je me rendais parallèlement à lUniversité de Heidelberg où se trouvait Gardamer. Jenseignais également la philosophie à lUniversité de Trieste où survivaient des tenants de la Gestalt Psychology que je regardais avec une certaine suffisance. Néanmoins, à force de siéger ensemble dans les comités de thèse, jai fini par me familiariser avec cette tradition. Ainsi, lorsque, dix ans plus tard je suis retourné à Turin, elle avait fait son chemin dans mon esprit : jétais convaincu de limportance de la perception jusquà devenir un critique de lherméneutique.

Cest dans ce contexte que jai fondé le centre dontologie théorique appliquée. Il est né de la conviction, inspirée par ma pratique herméneutique, que la philosophie ne doit pas être une pensée qui tourne sur elle-même. Bien au contraire, la philosophie doit être appliquée. Cette posture ma semblé dautant plus nécessaire que les universitaires anglais témoignaient des effets quavait sur leurs conditions de recherche la politique de Margareth Thatcher dont je prévoyais quelle serait rapidement étendue aux autres pays européens. Jai donc souhaité ouvrir un centre formant non seulement à la recherche mais également à lécriture et à ladministration de projets de recherche qui sont devenues, depuis, un incontournable de la vie universitaire. Afin de compléter cette proposition, je memploie actuellement à fonder à Turin un Institut détudes avancées consacré à la rencontre des humanités avec lindustrie 4.0. En effet, ces domaines, qui semblaient jusquà présent très éloignés lun de lautre, se rapprochent de plus en plus alors que le digital devient prédominant

F. C. : Vous ne vous inscrivez donc pas dans la perspective dune philosophie sociale au sens traditionnel du terme. Loriginalité de votre démarche permet de mieux comprendre loxymore par laquelle vous liez le théorique et lapplicatif. Il sagit darticuler la technologie et 165lontologie. Comment concevez-vous le rapport de cette dernière avec lapplication ?

M. F. : Lorsque lon souhaite présenter à grands traits la philosophie, on distingue en général lontologie de lépistémologie. Cette subdivision permet de classer grossièrement les auteurs. Ainsi, si Aristote est du côté de lontologie, Descartes tend au contraire vers lépistémologie. Or, chez Kant, il existe une certaine confusion entre ontologie et épistémologie. Elle consiste à faire dépendre les conditions de lexistence des objets aux conditions de notre connaissance de ces mêmes objets. Ainsi que je lai analysé dans mon ouvrage Goodbye Kant, au demeurant traduit en français, un tel positionnement amène à convoquer et à interroger lépistémologie dune manière à la fois trop étendue et trop restrictive. Le monde préexiste à Kant. Il dispose des mêmes propriétés sans pour autant dépendre des catégories transcendantales.

Plus récemment, à partir de la réflexion que jai entamée autour du digital, jai jugé bon dajouter un troisième domaine en complément de lontologie et de lépistémologie : la technologie. Celle-ci recouvre, ainsi que je le remarquais précédemment, les actions que nous faisons sans nécessairement nous appuyer sur une connaissance précise. Que ces actions portent dailleurs sur des objets naturels, des artefacts ou des rapports sociaux. Nous pouvons créer une œuvre sans connaître les principes de lart. Nous nouons nos lacets sans avoir un concept clair et distinct de ce que nous manipulons. Nous signons des contrats sans maîtriser lensemble des lois qui lencadrent. Nous manions largent sans pour autant élaborer une théorie économique. De la sorte, la technologie se présente comme la voie par laquelle lontologie se rattache à lépistémologie. Pour le dire autrement, lontologie peut arriver, par des médiations technologiques, à lépistémologie. Il ne faut pas, néanmoins, faire de cette proposition un impératif. Ce serait céder à un inconscient kantien, largement répandu parmi les philosophes, selon lequel nous ne pourrions avoir de rapport avec le monde sans être éclairés par les concepts. Lherméneutique se présente comme la pointe extrême, outrée, de cette posture, elle qui soutient que sans langage, il ny a pas de monde.

J. A. G. : Vous proposez une lecture inverse à celle de Heidegger. Si celui-ci a mis la technique au centre de son œuvre, il se borne à théoriser 166larraisonnement et le dévoilement sans penser la technicité en tant que telle.

M. F. : Heidegger a pensé le refoulement de la technique, dautant plus quil porte sur elle des jugements ambivalents. Elle est parfois présentée comme dévoilement, parfois comme décadence. Il fait parfois sienne la lecture que Jünger a pu en donner dans les années trente, alors que parfois, il considère cet auteur comme un passeur catastrophique de la technique. Autrement dit, si Heidegger évoque très tôt la technique, il ne parvient pas à lanalyser pour elle-même.

J. A. G. : Ce nest pas le cas de Jünger.

M. F. : En effet. Ce dernier avait une connaissance de la technique de lintérieur. Heidegger, au contraire, fait parfois preuve dune incroyable naïveté. Sil peut affirmer que penser est comme fabriquer une armoire, il estime par ailleurs quécrire à la machine plutôt quà la plume nuit à la pensée. Pour quelles raisons préférer une technologie à une autre ? Cela, il ne le dit pas.

F. C. : Outre votre carrière universitaire, vous avez également une expérience journalistique.

M. F. : Jécris en effet pour la presse depuis maintenant près de quarante ans. Au commencement, mon choix a été controversé : lidée de faire du journalisme philosophique était mal perçue. Cette remarque peut faire sourire aujourdhui, alors que les professeurs de philosophie donneraient tout pour passer à la télévision, ce média ayant une prédilection pour les plus jeunes dentre eux, lesquels sont sommés de prendre une position, quelle quelle soit. Au contraire, jai quant à moi la chance paradoxale dêtre peu médiatisé. Lorsque jai passé deux ans à lUniversité de Heidelberg, nul ne sen est aperçu.

De manière plus générale, on peut penser que le philosophe dispose dune théorie quil peut, par vénalité ou par orgueil, divulguer dans les journaux. Je ne partage pas ce point de vue. Jestime en effet que les journaux permettent délaborer des idées originales. Nous ne pouvons affronter la nouveauté en lui opposant un système clos sur lui-même. En lespèce, les approches essayistes que permet la presse me semblent 167plus pertinentes : elles sont une opportunité dexpliquer clairement les événements.

J. A. G. : Vous partagez sur ce point la position de Hegel.

M. F. : Tout à fait. En tant que directeur dun journal, il était très au fait du sujet.

F. C. : Une telle posture, tout en vous rapprochant de votre époque, vous éloigne de lherméneutique.

M. F. : Cest en effet le cas dun certain point de vue. Mes maîtres ont eux-mêmes régulièrement écrit pour la presse. Cétait le cas de Vattimo comme dEco. Ce dernier partageait mon opinion selon laquelle lexercice journalistique ne consiste pas à divulguer des idées acquises par ailleurs mais bien à en trouver de nouvelles. Au-delà, dans la perspective dune philosophie appliquée, jestime que les philosophes nont pas à débattre entre eux. Ils peuvent certes vouloir se confronter pour vérifier la pertinence de leurs travaux mais lexercice finit toujours, pour lessentiel, en un ressassement. Les destinataires du discours philosophique ne sont pas les philosophes. Lexemple de Platon est, de ce point de vue, éclairant : ses paroles sadressaient presque uniquement aux jeunes gens aisés dAthènes. Lapproche journalistique me semble donc pouvoir être parfaitement philosophique. Elle ma dailleurs réservé une de mes plus belles expériences, et certainement la plus rémunératrice : jai, pendant trois ans, tenu une rubrique de réponse aux courriers des lectrices dun hebdomadaire féminin. Cet exercice consiste à répondre à des interrogations incongrues ou, pour le moins, que je naurais jamais imaginé formuler. Par exemple, on ma interrogé sur les manières de surmonter la phobie danimaux jugés répugnants. Jai recueilli ces pépites dans un volume intitulé Philosophie pour dame.

168

Généalogie dune œuvre

F. C. : Vous avez évoqué la publication de votre Histoire de lherméneutique dont il existe une traduction américaine. De quelle manière cette œuvre a-t-elle été reçue ? Au-delà, comment vous êtes-vous peu à peu éloigné de lherméneutique suite, en particulier, à votre rencontre avec la philosophie française ?

M. F. : Le projet dune histoire de lherméneutique est né de la commande que mavait passée Umberto Eco pour la collection dabrégés introductifs aux grandes notions quil dirigeait pour le compte des Éditions Bompiani. Lorsque je me suis attelé à ce travail, jétais persuadé quune telle histoire existait et que je naurais quà la synthétiser. Je fus surpris de constater que ce nétait pas le cas. Il me revenait donc dêtre un pionnier en la matière. Jai entrepris cette tâche dans la plus grande inconscience, porté par mon plaisir à raconter des histoires. Je navais pas mesuré lampleur dun tel travail, particulièrement pour un jeune homme de trente ans. À ma connaissance, personne dautre ne sest depuis lancé dans cette aventure. Cette histoire serait donc et la première, et la dernière.

F. C. : Elle nest malheureusement pas traduite en français.

M. F. : En effet. A contrario, elle a été traduite en espagnol, permettant à louvrage de trouver un large périmètre de diffusion en Espagne et en Amérique du Sud.

F. C. : Vous faites paraître en 1984 Le tournant textuel (La svolta testuale). Cet ouvrage consacré à la notion de déconstruction chez Derrida et Lyotard vous permet dapprocher la question du texte. Diriez-vous quà cette époque vous étiez séduit par ce que vous qualifierez par la suite le postmodernisme ?

M. F. : Le postmodernisme me semblait alors porter une véritable promesse en ce quil conférait une fonction pratique à la philosophie. Alors que lépoque des grandes narrations était révolue, il investissait la philosophie du pouvoir den reconstruire de plus modestes certes, mais 169capables de dire ce qui est, avec comme ambition de développer un discours émancipateur. Jai vite été échaudé par Vattimo, à qui javais fièrement apporté un exemplaire de La condition postmoderne trois jours après sa parution. Après lavoir parcouru, il ma dit avec une brièveté définitive : « il me semble que cela na aucun intérêt. » Je ne partage pas ce jugement, même si mon enthousiasme premier a laissé place à plus de circonspection. En effet, lintérêt que portait le postmodernisme à la technique mest immédiatement apparu comme un élément essentiel. La conclusion de mon ouvrage annonçait ainsi déjà le lien spécifique qui me semble, aujourdhui, lier la philosophie et le digital.

F. C. : Votre trajectoire est particulièrement intéressante : votre éloignement de la rhétorique herméneutique vous a conduit au « tournant » linguistique.

M. F. : Je crains, avec le recul, que ces deux postures ne soient que les deux faces dune même pièce : la première est plus pathétique ; la seconde plus sèche. Il me semble que la principale difficulté que pose le postmodernisme est dordre politique et éthique. Poussé à son terme, comme Barthes a pu le faire, il aboutit à nier lexistence des faits au profit des seules interprétations. Le caractère destructeur de cette logique apparaît aujourdhui de manière flagrante à travers, par exemple, lélection de Donald Trump. Il était déjà pleinement à lœuvre à lépoque, lorsque Berlusconi est entré en politique. Nous assistons, depuis trente ans, à la réalisation politique du postmodernisme : plus aucun argument nest opposable dès lors que la solidarité et la démocratie priment lobjectivité et la philosophie. Cest ce constat qui ma amené à me tourner vers le réalisme.

J. A. G. : Sur ce terrain, Umberto Eco a toujours su faire preuve de plus de prudence.

M. F. : Effectivement. Il na jamais soutenu lherméneutique pensée comme une déconstruction de toute objectivité. Au contraire, il soutenait lidée dune philosophie de la connaissance quil a baptisée « sémiotique ».

J. A. G. : Pour autant, il sest également inquiété dune possible dérive sémiotique.

170

M. F. : Cest tout le sens de son ouvrage Les Limites de linterprétation.

F. C. : Votre opus Différance. La philosophie française après le structuralisme (Differenze. La filosofia francese dopo lo strutturalismo) est-il un ouvrage de vulgarisation ?

M. F. : Ce premier livre est pour moi un peu étrange. Javais imaginé faire ma thèse sur les écrits que Nietzsche consacre à la rhétorique. Mes travaux préparatoires mont permis de découvrir les très nombreux commentaires que les philosophes français livraient de cette œuvre. Cest donc par Nietzsche que jai rencontré Deleuze, Derrida et Foucault. Jai fini par écrire une thèse sur le poststructuralisme français.

F. C. : Votre ouvrage Traces. Nihilisme moderne postmoderne (Tracce. Nichilismo moderno postmoderno) semble témoigner du fait que la problématique de linscription et de la trace se structure, dans votre œuvre, dans un éloignement vis-à-vis de la condition postmoderne.

M. F. : La trace peut être comprise, à linstar de Vattimo, comme une ontologie faible. Autrement dit, là où il ny a pas lÊtre comme présence, il y a seulement des traces. Cette posture me paraît encore sinscrire dans une perspective postmoderne. Il me semble au contraire que la trace nest pas nécessairement un affaiblissement de lÊtre. On peut certes penser la trace comme ce qui reste du passé. Mais il existe également des « traces du futur ». Cest particulièrement le cas dans la sphère digitale puisquutiliser un programme informatique revient, pour faire trace, à sinscrire dans le pré-écho de linscription à venir. « quand je trace un programme, je peux faire une trace de ce que tu vas dire ». Dès lors, la trace serait une manière de lire la vie et la philosophie non comme des constructions mais comme des émergences. Il nest plus question dattendre quune idée immatérielle, dont la manifestation est toujours repoussée à un ailleurs, se dépose ponctuellement dans des traces. Il faut au contraire envisager une dynamique grâce à laquelle les traces interagissent entre elles pour faire émerger la vie dans 14 milliards dannées ou une idée dans 14 minutes.

J. A. G. : Vous avez explicité cette position fondamentalement moniste, ou pour le dire autrement votre refus de séparer deux niveaux de réalité, avec votre critique de Descartes au sein de louvrage Âme et IPad.

171

F. C. : Louvrage Tes où ? Ontologie du téléphone mobile, préfacé par Umberto Eco, paraît marquer une forme de césure dans votre parcours. Pour le moins, la prise en compte des nouveaux médias, via une réflexion autour des Smartphones, simpose comme un tournant qui permet de suturer les notions de trace, démergence et de texte. À propos de ce dernier item, vous distinguez les textes forts des textes faibles tout en les donnant, lun et lautre, pour une ontologie.

M. F. : Ce livre fut, me concernant, lépilogue de mon travail de deuil après la mort de Derrida. Nous étions convenus de publier une conversation autour du téléphone portable et de participer, sur ce même thème, à un colloque en Hongrie. Il a été emporté avant que nous puissions mener à bien ces projets. Jai malgré tout participé au colloque, inscrivant ma réflexion à la suite dun des arguments déterminants de la Grammatologie. Cet ouvrage, qui, pour être paru en 1967 nen est que plus impressionnant, postule que lusage de lécriture connaîtra à moyen terme une véritable explosion, quand bien même le livre serait appelé à disparaître. Derrida a pris ici le contre-pied de son époque : marquée par le développement de la télévision et du téléphone, celle-ci mettait toute sa foi dans loralité. Ce faisant, Derrida a été dautant plus visionnaire que les ordinateurs personnels et les Smartphones nétaient alors même pas à létat de projet. Curieusement, lorsque ces derniers ont commencé à se généraliser, lopinion dominante sest entêtée à croire que lavenir serait vocal ou ne serait pas ; même les textos ont été interprétés comme relevant de la voix. Mappuyant sur la réflexion de Derrida, jai au contraire soutenu que les Smartphones sont des machines à écrire – ce en quoi les usages actuels me donnent raison. La généralisation galopante de linscription et de lenregistrement vérifie un peu plus chaque jour la validité de mon approche. Par exemple, la blockchain nest quune modalité parmi dautres du système que je défends, justifiant que je nai pas jugé nécessaire de lui consacrer une étude spécifique dans mon ouvrage Il denaro e i suoi inganni comme certains me lont suggéré.

F. C. : En effet, vous aborder la problématique des objets techniques de manière originale, en mettant laccent sur leur fonction denregistrement. Au contraire, cette dernière nest pas, chez Derrida, conçue comme relevant de la technologie.

172

J. A. G. : Derrida na jamais souhaité explorer la notion de technique.

M. F. : Stiegler remarque que, malgré son insistance, Derrida ne voyait pas lintérêt de lire lœuvre de Simondon. Jignore pourquoi il a tenu pendant si longtemps ces problématiques à distance.

F. C. : Échographies de la télévision témoigne quil a, in fine, pris conscience de leur importance. Votre abord du texte est particulièrement éclairant et vous permet de formuler une proposition conceptuelle très originale : le texte devient, selon vous, un objet social soumis à un régime quadripartite.

M. F. : Les philosophes saccordent à penser que le langage sert à désigner des choses ou à formuler une demande, un ordre. Ils sont beaucoup plus rares à lui reconnaître une capacité à créer des objets. John Langshaw Austin est de ceux-là lorsquil évoque les « actes de langage » qui permettent de produire des objets sociaux. Le fameux « I will » du prince est lexemple même dun acte de langage. Néanmoins, celui-ci a besoin dêtre enregistré pour exister et prendre la dimension dun objet social. Que serait la volonté du prince si celui-ci était amnésique ? Que serait son union avec la princesse si celle-ci nétait enregistrée par et pour le reste du monde ?

Ce trait fondamental explique pourquoi le monde des affaires investit massivement dans les techniques denregistrement depuis une trentaine dannées. On a pu croire, dans les années soixante, que le développement passerait par la conquête spatiale. On a certes marché sur la lune. Mais lessentiel de linnovation a consisté à se doter de machines « archives ». Au-delà nous assistons à une production de documents continuelle, inconsciente et automatique. Chaque fois que nous nous connectons à Internet, nous produisons des documents, mieux, une agrégation de documents (big data). Ainsi, pour la première fois de lhistoire, nous sommes confrontés non pas à une carence mais, au contraire, à une surabondance documentaire. Au fil de cette inflation dun nouveau genre, les marchandises deviennent des documents et les documents des marchandises.

F. C. : Lévolution des archives et de ce que vous pensez sous la notion de « documentalité » repose à nouveaux frais la question des corpus.

173

M. F. : En effet. Jai opéré la distinction entre deux types de documents. Le premier, que je qualifie de « texte fort », correspond à linscription dun acte. Il peut par exemple sagir dune contractualisation entre deux individus ou même entre un individu et une machine dans le cadre du e-commerce. Le second type de document, que lon peut tenir pour le « texte faible », induit seulement lenregistrement dun fait. Lexemple le plus emblématique serait celui des prises de vues effectuées par la voiture Google Earth, même si les documents faibles ainsi produits peuvent devenir forts si, pour une raison ou pour une autre, les autorités souhaitaient les utiliser à des fins de preuves ou dinvestigation.

J. A. G. : La distinction quAlexandre Koyré fait entre Léonard et Galilée relève dune logique similaire. On a toujours pensé que le premier nétait pas un théoricien au motif quil na pas laissé de théorie écrite. Une telle interprétation ne permet pas de saisir que ce qui se joue à lépoque est une transformation radicale de la structure de la mémoire. Léonard appartient à un temps où la mémoire se conservait dans les ateliers : linscription de la théorie passait ainsi dans des objets qui ont été substitués, quelques générations plus tard, par le livre. Nous ne sommes plus maintenant en mesure de reconnaître les inscriptions portées par dautres objets que les objets écrits.

M. F. : Léonard a produit des dessins et des schémas qui relèvent en effet de la théorie pure.

F. C. : Inscrit dans le droit fil de vos travaux sur Kant, louvrage La théorie du document marque néanmoins une nette évolution de votre parcours : il vous permet de mettre en évidence les insuffisances du modèle transcendantal en opposant les notions de sujet et dobjet. Une telle opposition vous permet passer progressivement de la théorie de la trace et vers la théorie du document.

M. F. : Le modèle transcendantal est un modèle pour ainsi dire négatif – que jillustre assez volontiers par limage dune chimère que jai baptisée DesKant. Ce modèle postule que le sujet est constitutif de la réalité grâce aux catégories et aux intuitions dont il dispose. Autrement dit, la réalité est donnée pour résulter de la rencontre dune matière amorphe et de la forme portée par le sujet.

174

Lhypothèse que je développe au sein de La théorie du document ne gomme pas la différence entre sujet et objet mais permet de la penser sous un nouveau jour. Le sujet est alors conçu comme ce qui peut se représenter lobjet et lobjet comme ce qui ne peut pas se représenter le sujet. Néanmoins, la position du sujet nest pas absolue : en tant que tels, nous sommes également objet au sens dobjet social, dobjet physique, voire, dans certaines circonstances, dartefact. Il mest donc apparu quil était plus pertinent détudier les objets, non pour produire une philosophie objectiviste assimilable à un néo-positivisme, mais pour éviter de cantonner la philosophie à létude du sujet et de déléguer, sur la foi dune confiance aveugle, la création de lobjet à la science. Cette démarche se justifie dautant plus que, dans les faits, les objets de la science sont très peu nombreux. Pire, la plupart dentre eux lui échappent : il nexiste nulle science des objets sociaux tels que ceux, par exemple, nécessaires à la célébration dun mariage. De même, le statut scientifique de léconomie me paraît hautement discutable : celle-ci a plus à faire avec les humanités quavec la physique.

Parallèlement à cette prise de position de type objectiviste, jai mis en lumière la notion démersion. Jai en effet constaté que les sciences sociales entretiennent une étrange schizophrénie : quoiquassurées de la validité des théories de lévolution et du big bang, elles se positionnent à partir de lopinion généralement répandue au xviie siècle selon laquelle le monde aurait été créé il y a 6 000 ans. Sappuyant sur une antériorité aussi réduite, les sciences sociales se trouvent contraintes de développer des positions constructivistes. Elles postulent, à travers leurs objets détudes, quun projet se réalise par construction. Si nous reconnaissons au contraire que lorigine de lunivers date de 14 milliards dannées, nous pouvons alors en déduire que tout surgit par émergence, quil sagisse de Dieu, des impôts ou du tire-bouchon.

F. C. : Votre réflexion consiste donc à ne plus adopter le point de vue dun sujet qui se tourne vers un objet mais à prendre en compte lobjectivité de lobjet an tant que telle. La théorie du document propose sur ce point de penser la relation entre archétype et echtype.

M. F. : Jai en effet emprunté à Kant les expressions Mundus archetypus et Mundus echtypus. Je désigne ainsi la primité par archétype, la secondité par inspecteur et la tercéité par echtype.

175

F. C. : Vous marquez, à partir de votre analyse du sujet et de lobjet, une forte opposition entre ontologie et épistémologie. Là où lontologie consiste à redécouvrir lobjet, lépistémologie simpose dès lors que la pensée sappuie en premier lieu sur le sujet. De la sorte, lépistémologie se présente comme une gnoséologie qui ségare facilement dans les circuits herméneutiques.

M. F. : Le cercle herméneutique postule que lontologie est toujours déjà incluse dans une épistémologie. Au sortir dune chambre, le « je » qui se donne pour sujet sattend, avec raison, à ce que le monde continue au dehors. Quant à la chambre et à ce quelle contient, il les détermine en son absence par ce quil en pense. Autrement dit, il ny a pas de chambre « en soi » mais uniquement « pour soi ». Un tel schéma, pour être vraisemblable, paraît raisonnable, dautant plus quil donne un immense pouvoir aux philosophes. Au-delà, il instaure le « Moi » comme propriétaire de lunivers. Imaginons maintenant quelquun qui ne se trouverait pas bien dans sa chambre : il ne recouvrera pas le bien-être simplement en changeant ses filtres interprétatifs. Plus radicalement, il lui faudra changer dappartement. Comment est-il possible, dun point de vue strictement herméneutique, que le moi soit propriétaire de lunivers alors même quil peut marriver de ne perdre les clés de ma maison ? Répondre à ce paradoxe nécessite de changer notre regard sur la chose, de ne plus la regarder de notre côté.

F. C. : Ces oppositions vous permettent de développer une théorie de lexpérience qui nest plus celle quexpérimente le sujet de Descartes, de Kant ou de Husserl.

M. F. : Lexpérience discursive nest pas celle du quotidien mais celle du philosophe. De la sorte, il est parfaitement clair que notre expérience nest pas toujours linguistique, contrairement à ce que daucuns peuvent affirmer. Nous ne verbalisons pas notre quotidien, sauf, par exemple, à être interrogés par la police. Ainsi, de nombreuses parties de notre expérience échappent à la discursivité, soit que nous les trouvions pauvres de sens, soit quelles aient des sens différents de ceux que nous leur attribuons.

Tolstoï prétend que limportance des généraux dans lhistoire tient dans le fait quils lécrivent. Une telle remarque pourrait également sappliquer aux philosophes – selon une logique qui pointe tout autant 176la naïveté dont font part leurs lecteurs. Par exemple, lorsque Descartes décrit ses expériences personnelles, il emprunte un modèle proche de celui des exercices spirituels dIgnace de Loyola. Or, nous ne faisons pas tous, tous les jours, des exercices spirituels.

J. A. G. : Lexpérience discursive des philosophes agit donc comme un réductionnisme.

F. C. : Vous réaffirmez, au sein de La théorie du document, une position réaliste face au nominalisme. Parallèlement, vous comprenez la notion de trace en la référant en partie à lichnologie.

M. F. : Cest là un point particulièrement intéressant. Sinterroger sur linstant où sont nés lesprit et lécriture est une démarche fallacieuse. En effet, ces questions ne trouveront sans doute jamais de réponse : nous trouverons toujours un antécédent qui fait déjà signe, qui indique ce qui lui succédera. Cette continuité entre les signes, des plus préhistoriques au plus actuels, me paraît passionnante. Il ny a pas vraiment de hiatus, et les traces demeurent.

J. A. G. : Vous décrivez une même forme de continuité lorsque vous comparez la frontière du cortex avec celle de la cellule originelle. Distribuant le dehors et le dedans, la membrane est comme la première écriture. Or, celle-ci met en jeu une logique sophistiquée. En effet, outre son pouvoir de différenciation, la membrane est également celle qui permet le transit entre intérieur et extérieur.

Le nouveau réalisme

F. C. : Vous faites dans Le manifeste du nouveau réalisme une critique particulièrement sévère du postmodernisme. Pourquoi avez-vous choisi le format du manifeste avec ce quil peut avoir de polémique ?

M. F. : Ce manifeste raconte une histoire qui est en partie la mienne, celle du postmodernisme… Et il est naturel de ne pas être indulgent 177avec soi-même. Au-delà, une pensée attentive à lhistoire doit prendre acte de ce qui est, de part en part, historique – et le postmodernisme lest. Il a, en son temps, prétendu pouvoir se passer de la réalité au nom de lémancipation. Si une telle posture ne peut être exclue par principe, force est de constater quelle a nourri lavènement du populisme auquel nous assistons aujourdhui. Cest là un fait que nous ne pouvons pas ignorer, même si les tenants du postmodernisme refusent de faire un lien quelconque entre leur démarche et la post-vérité, arguant quil y a là une différence de nature. Je ne prétends pas que Bush ou Trump aient lu Lyotard. Jaffirme seulement que le postmodernisme a instauré un contexte permettant de relativiser absolument toute autorité scientifique. Autrement dit, en affirmant que lobjectivité et la réalité ne sont quun produit de ce qui a été passé au crible de linterprétation elle-même toujours contestable, le postmodernisme a créé les prémisses de la post-vérité et, par conséquent, du populisme.

F. C. : Vous développez cette position en vous appuyant sur la notion de falsification.

M. F. : Falsification nest pas exactement le terme adapté, même sil a été retenu par le traducteur. Mon propos est de relever ce qui relève darguments que je qualifierais de fallacieux, arguments que jestime être au nombre de trois. Le premier dentre eux est caractéristique de lidéalisme et consiste à confondre lêtre avec le savoir. Ainsi que je lai remarqué plus haut, une telle posture revient à affirmer que les objets nexistent que parce quun sujet les connaît. Elle pourrait être illustrée par lénigme à laquelle Berkeley sattache à répondre quon pourrait formuler en ces termes : si un arbre tombe dans les profondeurs dune forêt solitaire, fera-t-il du bruit ? Une telle interrogation est parfaitement raisonnable. Que la chute de larbre produise des vibrations est indubitable. Pour autant, ces dernières néquivalent pas à un bruit au sens littéral. Aucun son ne saurait être sans être synthétisé par une ouïe. Un tel constat ne signifie pourtant pas que le monde disparaît sil est privé de témoin. En cas contraire, les hommes seraient contraints dêtre en permanence concentrés afin de soutenir lexistence du monde. De monde il ny aurait donc quau prix dun incroyable surmenage.

178

Le deuxième argument fallacieux, qui est au passage à lorigine de la postmodernité, consiste à confondre savoir et pouvoir. Il sappuie sur le postulat que le savant sait, non pas au nom de principes désintéressés, mais pour acquérir du pouvoir. Quiconque refuse le pouvoir refusera en conséquence le savoir. Le premier Foucault, peut-être en réaction à son père professeur de chimie, a participé à asseoir cette idée. On peut certes penser que les savants sont ambitieux, voire avides. Un tel travers nenlève rien à la qualité de leur savoir. Le prix Nobel nest pas attribué au hasard. Cette confusion entre les pratiques sociologiques et le contenu même de la science autorise in fine, par une sorte de raccourci logique, à critiquer la science en tant que telle. Pousser à son extrémité, cette posture amène à soutenir que la vaccination provoque lautisme.

Le troisième argument fallacieux est certainement le plus faible que lon puisse opposer au nouveau réalisme. Largement partagé, il consiste à en appeler à une acceptation de la réalité, alors même quun tel assentiment est contraire à la logique scientifique. Un médecin qui lutte contre le cancer, par définition, ne laccepte par. Le savant, le philosophe, sont des juges qui tentent dapurer la réalité dun crime. Autrement dit, rien dans le nouveau réalisme nautorise à admettre létat de choses dans une sorte délan de rémission. À lopposé, sans défendre absolument de sen remettre à limagination, il rappelle que celle-ci est insuffisante à changer la réalité. On peut parfaitement imaginer être Marilyn Monroe, on nen sera pourtant jamais Marilyn Monroe elle-même.

F. C. : Vous développez ce point dans la quatrième partie du manifeste consacrée à lémancipation. Articulant votre travail de déconstruction avec celui dune reconstruction, vous justifiez par-là de votre choix décrire un manifeste.

M. F. : La brièveté de louvrage autant que son parti pris schématique et polémique en font indéniablement un manifeste. Néanmoins, les idées qui y sont exposées sont développées dans mes ouvrages antérieurs. La perspective dune reconstruction, une fois achevée la déconstruction, répond à mon projet de développer une ontologie à la fois théorique et appliquée. Il ne serait pas sain de détruire sa maison sans, au préalable, faire des plans permettant de la rebâtir. Au-delà, il est préférable que cette reconstruction soit confiée à des personnes qui ont les compétences nécessaires pour mener cette tâche à bien et 179qui sont tout à la fois capables de se faire assister dans leur entreprise. Sur la foi de cette analogie, je suis certain que la philosophie peut-être une entreprise collective, utile et même rentable pour la société. Si la critique est nécessaire, elle nest pas suffisante, particulièrement dans une perspective politique.

Dans les années quatre-vingt, lensemble des revues scientifiques souvraient sur des textes prédisant la mort de la philosophie. Ils donnaient celle-ci pour une activité résiduelle, seulement dévouée à la critique. Autrement dit, elle était restreinte à lévaluation de lutilité de tel ou tel item. Une telle posture est, la plupart du temps, lindice dune adoration inconsciente de la science. Il me semble que lapparition du web a entièrement inversé la situation : celle-ci a rendu la philosophie plus nécessaire que jamais.

J. A. G. : Vous envisagez la technologie comme une amplification. Pouvez-vous préciser exactement la place quelle occupe dans votre approche, et en particulier dans votre approche de lémancipation ? En effet, par un étrange paradoxe, ce qui nous libère est également ce qui nous contraint. Suivant cette logique, plus nous sommes libérés, plus nous sommes dépendants.

M. F. : Linverse est également vrai. La liberté telle que Kant la définit équivaut à une soumission de soi-même à de très nombreuses contraintes. Ainsi que Kant le remarque, sans air, la colombe ne pourrait pas voler. Non seulement je partage entièrement cette vision des choses mais jentretiens un réel scepticisme vis-à-vis des notions à la fois pleines et vastes et pourtant dépendantes : la liberté ou lesprit sont de celles-là. Ces notions résultent dun jeu doppositions et de différences très fines. Lexemple de la technique que vous venez de prendre est particulièrement évocateur du paradoxe qui en résulte. Lhomme ne devient homme que par lintermédiaire de la technique. Celle-ci nous émancipe de nos limites naturelles qui sont particulièrement étroites. Simultanément, elle révèle nos limites de manière inouïe.

J. A. G. : Dès lors que la pratique impose de penser un emboîtement et une duplication de lensemble des niveaux en jeu, comment est-il possible denvisager une politique ?

180

F. C. : La question de la technique vous permet dexplorer le devenir de lintelligence et, par conséquent, celui de la bêtise. Ces thématiques ne sont pas sans rapport avec lavenir du politique.

M. F. : Lhumain est un singe nu qui a besoin de technique, ne serait-ce que pour survivre. Or, ce besoin structurel dinstruments lui donne la possibilité dextérioriser et de transmettre sa mémoire. Une telle dynamique se donne pour ce que nous désignons comme étant la culture humaine, laquelle se transforme, en matière dévolution, en un avantage concurrentiel immense par rapport aux autres animaux. Pour autant, le recours systématique à la technique démontre limbécillité, linsuffisance de lhomme. Si un homme peut être taxé de bêtise, un tel jugement na aucun sens pour un singe.

On prétend régulièrement que nous sommes entrés dans lère de limbécillité. Je crois au contraire quelle est plus visible car elle est plus documentée : or, cette inflation du document est un effet du développement technique originel. Prenons pour exemple la réaction du peuple italien à lannonce que Mussolini fait de lentrée en guerre de lItalie contre la France et la Grande-Bretagne le 10 juin 1940 sur la Piazza Venezia. Les images de liesse qui nous sont parvenues de cet événement sont une manifestation de lidiotie. Or, celle-ci aurait été dautant plus sensible si elle avait été relayée par des médias tels que Facebook.

Dans le même ordre didées, on déplore que la technique, et plus spécifiquement le web, favorise le développement du populisme. Je ne suis pas certain que lon puisse être aussi affirmatif. Le populisme trouve ses origines au xixe siècle, en Italie comme en France où il est thématisé par Boulanger. Bien que cette époque fût dépourvue des techniques qui sont les nôtres, nous remarquons une indéniable filiation entre les mouvances quelle a engendrées et celle que nous connaissons actuellement. Ainsi, le populisme italien actuel partage des traits avec ce qui fut le fascisme mais également avec le parti communiste italien dalors. Ce dernier nétait en effet pas exempt dun certain populisme même sil se cachait idéologiquement derrière lappui que certains intellectuels apportaient au parti. Plus généralement, largumentaire générique est parfaitement identique et se résume à dire que le peuple est du côté du bien et les élites du côté du mal. La seule différence est que les masses étaient auparavant organisées dans le cadre de partis 181structurés alors quelles sont maintenant atomisées. Au regard de ces remarques, je me refuse à céder au pessimisme face à la situation actuelle : je ne pense pas que la France sorte jamais de lEurope, pas plus que lItalie dailleurs.

F. C. : La théorie du document induit une relation forte entre capitalisation et archive. Cette dynamique capitalistique nest-elle pas portée par Internet comme un équivalent de la mondialisation, cette même mondialisation que vivent mal ceux qui sinquiètent de la perméabilité des frontières ?

M. F. : Si larchive est consubstantielle à lhumanité, alors le capital lest également. En revanche, nous assistons à la disparition du capital industriel tel quil a été décrit par Marx. Ainsi, notre société emprunte moins de traits à la société industrielle quà la société communiste idéalisée par le jeune Marx. Laliénation nest quun lointain souvenir pour lensemble des populations : lidée de refaire le même geste 12 heures par jour toute sa vie nest plus dactualité. De même, il ny a plus dopposition entre vie personnelle et travail : nous vivons pendant que nous travaillons et nous travaillons pendant que nous vivons, avec pour conséquence que nous travaillons nettement plus que nous limaginons. Enfin, le populisme médiatique nest ni plus ni moins que la dictature du prolétariat que Marx donne pour la transition entre le capitalisme et le communisme.

F. C. : Lépilogue de Tes où ? Ontologie du téléphone mobile évoque la possibilité dune ontologie sociale fondée sur la relation qui peut être faite entre la signature et lidiome. Celle-ci marque en effet lavènement de la singularité. Ce mouvement est-il différent du populisme ?

M. F. : Nous sommes tous devenus idiomatiques malgré nous. En effet, nous ne sommes plus des nombres mais des profils. Autrement dit nous travaillons à faire de lindividu une fable selon le mot de Leibniz. Or, une telle posture, loin de produire une massification sociale, nous ramène de manière de plus en plus marquée à lidiome, au singulier. Lavènement de la post-vérité est une conséquence de cette dynamique : elle peut en effet être comprise comme une privatisation de la société. De la même manière, lindustrie tend vers une production de plus en 182plus individualisée. Par exemple, un fabricant de chaussures est capable danalyser votre démarche au moyen de capteurs afin de vous procurer, au moyen dune imprimante 3D, des chaussures parfaitement adaptées à votre morphologie. Cette tendance na pas à être déplorée, sauf à entrer en contradiction avec la virulente dénonciation de la standardisation que nous pouvons porter par ailleurs.

F. C. : Vous assortissez votre projet de créer une ontologie sociale différente de celle du marxisme dune référence à Sartre lorsque vous écrivez : « Il y a encore fort à faire. Que dire ? Il ne me reste quà menacer le lecteur en reprenant à mon compte cette phrase de la Critique de la raison dialectique de Sartre : “jy consacrerai un autre livre” ». Lavez-vous déjà écrit ?

M. F. : Il est en cours de rédaction avec, pour titre provisoire, Le capital documédial. Ainsi que je le remarquais précédemment, le capital nest plus de nature industrielle. Les marchandises sont maintenant les documents et le travail une mobilisation. La société étant composée dindividus, elle est une société sans classe, défaisant par-là les anciens modèles didentification. À lextrême pointe, la propriété privée est elle-même en train de disparaître : nous ne possédons plus nos propres données et bientôt plus nos véhicules par exemple. Or, parallèlement, le communisme est loin davoir disparu contrairement à ce que daucuns prétendent : le nombre de communistes est proportionnellement stable par rapport à 1989, eu égard à la forte croissance de la population chinoise.

J. A. G. : Reste-t-il une référence homéostatique du politique, au sens quen donne Aristote dans Léthique à Nicomaque ? Le sur-mesure généralisé pourrait sonner le glas du terme « politique » lui-même.

M. F. : Je crois au contraire que, malgré les apparences, nous prenons une part de plus en plus active au politique via le développement dune participation de masse qui nexistait pas auparavant. En ce sens, on pourrait interpréter le populisme nourri de post-vérité comme le premier moment des lumières : oser penser par soi-même. Néanmoins, il est certain quune telle posture est encore largement insuffisante : il faut encore apprendre à comprendre le point de vue des autres et à adopter une réflexion cohérente et sincère.

183

F. C. : Votre prochain ouvrage traitera-t-il de la relation entre la donnée et le document ?

M. F. : Tout notre travail consiste à transformer des données en documents. Le big data nest ni plus ni moins quune gigantesque puissance de calcul qui opère cette conversion à une vitesse stupéfiante.

1 Maurizio Ferraris, Tes où ? Ontologie du téléphone mobile, Albin Michel, Paris 2006 ; Âme et Ipad, PU Montréal, 2014 ; Mobilisation totale, PUF, Paris, 2016.