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Classiques Garnier

Introduction

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Études digitales
    2018 – 1, n° 5
    . Religiosité technologique
  • Authors: Cormerais (Franck), Gilbert (Jacques Athanase)
  • Pages: 11 to 15
  • Journal: Digital Studies
  • CLIL theme: 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN: 9782406092902
  • ISBN: 978-2-406-09290-2
  • ISSN: 2497-1650
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09290-2.p.0011
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 08-13-2019
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
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INTRODUCTION

Nous avons confié à Pierre Musso la coordination du dossier de ce numéro 5 dÉtudes digitales consacré à la « religiosité technologique ». La thématique est riche et elle sera poursuivie dans le numéro 6. Le choix de relier technologie et religiosité ne relève en rien dun goût de loxymore. Pierre Musso a déjà largement développé le lien entre les deux termes dans son ouvrage La Religion industrielle1. Il y met à jour « larchitecture fiduciaire » de lOccident et la mise en place dune « religion industrialiste élaborée dans des lieux de travail et production », laquelle « affirme une Foi et une techno-rationalité qui se ficellent en diverses métamorphoses sédimentées dans un même cadre architectural, mais résultant de grandes bifurcations opérées depuis le Moyen Âge2. ». Ce faisant, Pierre Musso reprend à son compte lapproche anthropologique de Pierre Legendre pour qui le système industriel et ses élaborations dogmatiques relèvent de la culture et « rien dautre3 ». Ce dernier met en effet à jour une forme de mutation-substitution du processus dindustriation qui est à lœuvre depuis la réforme grégorienne et qui culmine avec Saint-Simon.

Lavènement des révolutions industrielles et la place toute particulière, quasi métaphysique, que les grandes philosophies de lhistoire du xixe siècle ont accordé à la production ont fini par installer durablement une superstructure idéologique qui a progressivement façonné les organisations et leurs dogmes mais qui, si on suit lanalyse de Marx, ne joue pas un rôle déterminant dans la mesure où, selon lui, ce sont bien les infrastructures qui déterminent les superstructures ce qui réduit ces dernières à une forme de justification idéologique. Le 12risque est alors daccorder à la production une fonction première sans penser quelle se trouve elle-même issue du processus dintrustriation qui la rend possible. Dès lors « lopium du peuple » nest peut-être pas tant la religion en tant que telle que la construction fiduciaire qui la constitue et quelle maintient. Aujourdhui, la religion de la croissance est à ce point lopium – ou la dopamine – de nos sociétés développées quil paraît plus facile, comme le note ironiquement Žižek, dimaginer la fin du monde plutôt que celle du capitalisme. La science-fiction a largement documenté ces métamorphoses de la dogmatique religieuse et pas seulement dans les eaux mêlées de lheroic fantasy : elles transparaissent également aujourdhui dans nombre de discours scientifiques qui scénarisent nos possibles futurs.

Pierre Musso a choisi le terme de « religiosité » plutôt que celui de religion et il convient de sarrêter sur ce terme qui fait pendant à la sécularisation wébérienne. Cette dernière en effet, correspond, dans un contexte de « désenchantement du monde », au maintien dune manière de penser et dagir qui a été promue par une position religieuse. La mise à jour de corrélations naboutit pas mécaniquement à létablissement dun lien de cause à effet mais plutôt au dévoilement dune généalogie des manières dêtre qui nexclut en rien la complexité des structures. Pour Max Weber, la notion luthérienne de Beruf, en sécularisant au sens religieux de cette expression le rapport que chacun entretient avec le salut, permet de fonder lethos qui préside au développement de « lesprit du capitalisme ». La question de lintérêt ne peut simplement subsumer celle du salut, y compris dans la possibilité du son renoncement. Car cette dernière « déborde », comme le montre lhypothèse du « pur amour » absolument désintéressé « nourri » par Madame Guyon dont la réception par le piétisme allemand du xviiie siècle constitue un exemple notable daccumulation sans reste4. La notion de « religiosité » agit exactement en sens inverse de la sécularisation dans la mesure où elle ne présuppose pas forcément une adhésion spécifique, ni foi singulière, mais bien plutôt une forme de prégnance dogmatique telle quelle se perpétue dans les institutions, comme le montre Pierre Legendre. La religiosité se manifeste dans lémergence de formes dogmatiques bien connues quon reconnaît immédiatement dans de nombreuses œuvres de science-fiction comme 13par exemple Dune de Herbert. Loriginalité du travail de Pierre Musso est davoir tenté de mettre à jour cette « désécularisation » en œuvre.

Après lintroduction de Pierre Musso, Marc Chopplet entreprend délucider le paradoxe de la coïncidence entre la perte des références religieuses et lémergence de nouvelles religions tranhumanistes, en particulier aux U.S.A. Réinscrivant celles-ci dans lhistoire théologique et philosophique américaine, il trace à la fois un tableau et une généalogie de la question.

David Pucheu propose également une étude du transhumanisme américain et plus précisément dans sa variante californienne. Il met en évidence le lien entre la Wilderness et linstrumentalisation dun Millenium, en particulier dans la mythologie de la Frontier. Mais cette mythologie sest trouvée réactualisée sous des formes nouvelles, à la fois sur les plans technologiques et politiques jusquà lémergence de véritables « prophéties cosmologiques » qui paraissent brouiller les limites entre religion et science au cœur même des systèmes ingénériques et scientifiques.

Stéphanie Chifflet analyse le récit NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, technologies de linformation, sciences cognitives) dans sa dimension para-religieuse. Sans, à linstar de Pierre Musso, proposer exactement une « désécularisation », elle examine les conditions dun réenchantement. Elle appréhende de la sorte la possibilité dun sublime technologique et celle dun glissement vers le sacré à partir de récits danticipation et de science-fiction mais aussi de prophéties transhumanistes en mettant en évidence leur sous-bassement mythologique et leurs références communes.

Baptiste Rappin sintéresse lui à « lesprit californien » et aux « racines New Age de la société digitale » quil situe dans le caractère de totale indifférence à la matérialité des théories de linformation et de la cybernétique. Se trouvent ainsi réunies toutes les conditions dune nouvelle forme de spiritualité qui réactualise un néo-gnosticisme informationnel et immatériel ouvert sur une eschatologie technologique.

Lapproche de Charles Thibout ouvre sur une dimension géopolitique en appréhendant la manière dont des cultures différentes envisagent lintelligence artificielle. Il sagit avant tout de la confrontation de fantasmes et dimaginaires dans la mesure où lintelligence artificielle ne prend sens que dans une « geste démiurgique » elle-même déterminée. 14Il est alors passionnant denvisager la course technologique des puissances américaine, coréenne et chinoise comme relevant également dune compétition mythologique, portant avec elle les conceptions culturelles et politiques du monde.

Ce regard décentré constitue tout lintérêt de larticle de Anh Ngoc Hoang sur la religiosité de lInternet vietnamien. Celui-ci apparaît à la fois proche et lointain en ce quil reprend un certain nombre des items culturels de lOccident, y compris ceux du christianisme. Mais il les déplace et les décale avec un certain effet détrangeté quand il fait référence à la figure des « Chevaliers » des Technologies de lInformation.

Carlos Eduardo Souza Aguiar dans un contexte tout différent, inspiré du « multinaturalisme » de la pensée amérindienne, traite du technochamanisme en reprenant lhypothèse Gaïa de Lovelock. Le technochamanisme « oppose » les terriens aux humains au sens où Bruno Latour peut opposer le « terrestre » au mondial5.

Notre « Grand Entretien » est consacré à Maurizio Ferraris, philosophe italien de luniversité de Turin, fondateur du Centre dOntologie Appliquée. Il sest fait connaître en France, dans le domaine des études digitales, par plusieurs ouvrages remarqués consacrés au téléphone cellulaire et à lIpad6. Il circule au sein des questions relatives au digital dune façon qui, par certains côtés, sinscrit dans la ligne de penseurs comme Gianni Vattimo et Umberto Eco. Loriginalité de son parcours tient à sa position originale entre tradition herméneutique et réalisme. Il a développé une approche originale de la documentalité digitale. À la suite de lentretien, il nous a proposé un texte au titre provocant sur le communisme réalisé que nous avons placé en Varia. La thèse selon laquelle notre époque connaitrait « la société la plus proche du communisme que lhistoire ait jamais connue » peut évidemment paraître paradoxale à lheure où la concentration des richesses parvient à un niveau rarement atteint. Il nous a semblé important de faire entendre cette parole originale qui sessaie à penser les formes ontologique et sémiotique dune société liquéfiée, vouée à limmatériel et à une nouvelle forme de capital « documédial », qui transforme les marchandises en documents et révèle la consommation comme le réel investissement du travail.

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En Varia également, nous proposons le texte de Christian Fauré consacré aux « techniques de gestion du temps dans les architectures de flux » qui confronte le temps de lévénement à celui de son traitement et interroge leffet de ce subtil mais constant décalage.

La rubrique de recensions, « Index » est tenue par Daphné Vignon et Armen Khatchatourov.

Jacques Athanase Gilbert
et Franck Cormerais

1 Pierre Musso, La Religion industrielle, Fayard, Paris 2017.

2 Ibid., p. 46-47.

3 Ibid., p. 43, Pierre Musso cite Pierre Legendre, Leçons ix, LAutre Bible de lOccident : le Monument romano-canonique. Étude sur larchitecture dogmatique des sociétés, Paris Fayard, 2009, p. 270.

4 Voir Leszek Kolakowski, Chrétiens sans église, la conscience religieuse et le lien confessionnel au xviie siècle, Gallimard, Paris 1969.

5 Bruno Latour, Où atterrir ? Comment sorienter en politique. La découverte, Paris, 2017.

6 Maurizio Ferraris, Tes où ? Ontologie du téléphone mobile, Albin Michel, Paris 2006 ; Âme et Ipad, PU Montréal, 2014 ; Mobilisation totale, PUF, Paris, 2016.