L’économie de l’intention et l’hyperdocumentarité
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Études digitales
2017 – 2, n° 4. Immersion - Auteur : Cormerais (Franck)
- Résumé : L’économie de l’intention repose sur des algorithmes. Elle participe d’un mouvement qui cherche à cerner les intentions des internautes. Avec elle, se déploie un capitalisme cognitif qui repose sur un nouveau régime documentaire que nous nommons « hyperdocumentarité ». Ceci implique une dimension politique de l’économie qui engage l’hyperdocumentarité. Il s’agit de penser les relations entre le volontaire et l’involontaire, ce qui nous amène à réévaluer la question du consentement.
- Pages : 137 à 155
- Revue : Études digitales
- Thème CLIL : 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
- EAN : 9782406092889
- ISBN : 978-2-406-09288-9
- ISSN : 2497-1650
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09288-9.p.0137
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/08/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Document, hyperdocumentalité, capitalisme cognitif, intention, corps propre
L’économie de l’intention
et l’hyperdocumentarité
Notre développement se conçoit en deux parties. Une première est consacrée à une reprise et à une transition qui caractérisent l’économie de l’intention reposant sur des algorithmes. Nous montrerons que l’économie de l’attention n’illustrait qu’une première phase d’un mouvement d’une plus vaste amplitude qui cherche à cerner aujourd’hui les intentions des internautes. Avec l’économie de l’intention se déploie un capitalisme cognitif qui repose sur un nouveau régime documentaire que nous nommons « hyperdocumentarité ».
Dans une seconde partie, nous attacherons à la dimension politique de l’économie de l’intention, comprise maintenant comme économie qui engage l’hyperdocumentarité, en partant du texte d’Étienne de La Boétie : « De la servitude volontaire » (1576). Cet essai servira de conducteur pour penser les relations entre le volontaire et l’involontaire, ce qui nous amènera à réévaluer la question du consentement pour envisager un nouveau régime d’engagement dans la perspective d’une réactualisation de l’idée émancipation qui nous vient de la modernité, ceci afin de ne pas réduire l’individu à un « document comme les autres ».
L’AVÈNEMENT L’ÉCONOMIE
DE L’INTENTION ET LA MUTATION DOCUMENTAIRE
L’hyperdocumentarité comme passage
de l’économie de l’attention à l’économie de l’intention
Après l’économie de l’attention (Cary, 1999) nous assistons à l’apparition d’une économie de l’intention. La question de l’intention, 138après avoir été traitée largement dans la phénoménologie husserlienne, refait surface dans la littérature consacrée la digitalisation (Ferraris, 2016). Dans le tableau suivant nous proposons de problématiser l’économie de l’intention en lien avec l’hyperdocument, ce qui explicite l’émergence d’une nouvelle configuration dans les technologies intellectuelles (Goody, 1977) pour explorer des pratiques liées à une raison documentaire. À partir d’une distinction entre document et « semi-document » (Escarpit, 1976), penchons-nous sur l’hyperdocument.
Document |
Semi-document |
Hyperdocument |
|
Objets |
Livre, manuscrits, revues, journaux |
Musique, radio, film, Télévision |
Documents digitaux, Hypertexte |
Supports |
Papier |
Disque, CD, DVD |
Écran, disque dur, serveur |
Éditions |
Imprimerie |
Pressage |
Mise en ligne |
Modalités |
Écriture, lecture |
Enregistrement |
Donnée structurée |
Consultation |
Compulser |
Visionner, écouter |
Interroger |
Lieu |
Bibliothèques, archives |
Médiathèque |
Ubiquithèque |
Fig. 1 – « Évolution du document ».
Un Hyperdocument ne reproduit pas le grand partage des documents et semi-documents car il hybride des caractéristiques des deux régimes documentaires précédents. L’Hyperdocument rend possible une hyperdocumentarité qui renvoie à des transformations de la structuration de l’information et à la (re) documentarisation (Salaün, 2007, 2012). Si la documentalité se comprend comme une « spécialité sociale de l’écriture » (Ferraris, 2016, p. 51), l’hyperdocumentarité s’entend comme capacité à produire des hyperdocuments. Le principe de concept de documentarité fut développé (Crozat, 2016), il faut y ajouter, au-delà des dimensions culturelles et technologiques, une dimension économique.
Ainsi, nous pouvons associer à chaque moment du document une économie dont rendent comptent des opérations techniques liées à la signifiance. Les opérations du système technique débouchent sur un processus de la valuation. Ce phénomène rend compréhensible l’hyperdocumentarité.
139
Économies |
Opérations techniques liées à la signifiance |
Processus de Valuation |
|
Document |
Économie du signe |
Redoublement usage/échange par signifiant/signifié |
Le signe comme formulation des besoins et des motivations |
Hyperdocument |
Économie de l’attention |
Système biface, gratuit/payant |
Capture des flux attentionnels du sujet |
Hyperdocumentarité |
Économie de l’intention |
Analyses des traces Data analytics |
Anticipation des intentions du soi à partir des profils |
Fig. 2 – « Économie de l’intention et transition digitale ».
La saisie des transformations proposées par ce tableau suppose un détour par la fonction d’enregistrement des traces sur laquelle repose l’économie de l’attention. Disons que l’accélération du mémorisable par l’informatique organise un tournant. L’économie de l’intention se construit sur une prise en considération de l’importance de la place de la « mémoire » dans l’économie (Cormerais, 2003).
Aujourd’hui c’est la dynamique de la conquête de l’intelligence et de sa mémorisation par les algorithmes qu’il s’avère urgent d’analyser. On peut même parler de la mise en œuvre d’une « volonté et d’une représentation du monde » par les algorithmes. Sans discuter ici de cette référence philosophique, disons que le concept de volonté va nous servir par la suite pour penser la relation à la servitude.
L’hyperdocumentarité
et le conflit des intentions
Aujourd’hui un nouveau type de conflit apparaît, il n’est pas relié à l’orthodoxie religieuse ou du droit (Kant, 1798) mais à la suprématie d’un discours technoscientifique qui repose principalement sur l’efficience 140du calcul. Le nouveau principe ordonnateur, vient de l’ordinateur qui contribue à la « société de contrôle » (Deleuze, 1993). Nous reviendrons sur le commandement pour montrer l’inversion de la relation entre le sujet et la machine car la « juridiction », entendue cette fois comme norme, passe du côté des algorithmes.
Le conflit des intentions renvoie maintenant à la différence entre l’intentionnalité humaine et l’analyse prédictive de l’intelligence artificielle. Un nouveau type de conflit que nous qualifions de conflit des intentions oppose le sujet « humaniste » à la machine. La perturbation cognitive liée à la perception capturée dans des dispositifs informationnels produit un capitalisme attentionnel. Le travail de Citton établit un parallèle entre « l’attention volontaire et l’économie neuronale » (Citton, 2014 p. 192). La question de la capture de l’attention par un « système exécutif » remplace ce qui relevait encore de la seule conscience qui reposait sur l’intention et la volonté libre, ou encore sur une visée et une aptitude à faire des choix délibérés.
Avec la capture des intentions, un pas de plus est franchi. Pour le comprendre, il faut reprendre l’analyse de la chaîne suivante : perception, aperception1, conscience. Dans cette évolution s’opère un passage aux limites entre l’extérieur et l’intériorité. Une transition mène de la perception à l’aperception, puis de l’aperception à la conscience comprise comme manifestation d’une intentionnalité qui satisfait à une fonction de visée s’accomplissant ou pas ensuite dans des actes.
Sans entrer dans le débat de la philosophie moderne sur l’intentionnalité qui va de Husserl à la pragmatique de Searle (Clément & Kaufmann, 2005), il faut rappeler que l’intention est une « disposition d’esprit, mouvement intérieur par lequel une personne se propose, plus ou moins consciemment et plus ou moins fermement, d’atteindre ou d’essayer d’atteindre un but déterminé […]2 ».
Ces précisions terminologiques apportées, nous pouvons maintenant mieux saisir la logique de captation l’intention dans les réseaux comme une structure profonde du sujet. Avec le conflit des attentions, compris comme conflit des facultés dans le milieu digital 1, à un conflit 141des intentions dans le milieu digital 2. Cette transition repose sur la mutation du statut de l’objet infodynamique que représente la donnée informatique. Entre les données dans le web1.0 et celle du web 0.3 s’opère une transformation dont rend compte le tableau suivant.
Régime documentaire |
Réseau |
Technologie informationnelle |
Opération |
Hyperdocument |
Web 1.0 |
moteur de recherche |
Indexation |
Hyperdocumentalité |
Web 2.0 |
réseaux Sociaux |
Traçabilité |
Hyperdocumentarité |
Web 0.3 |
algorithmes, internet des objets |
Filtrage des données massives |
Fig. 3 – « La transformation des régimes documentaires ».
L’avènement de l’hyperdocumentarité se comprend autour d’une évolution des infrastructures réticulaires et des opérations réalisées par les technologies informationnelles associées. Avec le conflit des intentions se définit le franchissement d’une étape dans nos rapports aux objets techniques ; il y va de la redéfinition des notions d’objet et de sujet. Pour bien saisir les enjeux de cette transition, il faut revenir au conflit entre autonomie et hétéronomie de la conscience. Le questionnement devient alors le suivant : que devient l’intention « de », autrement dit l’intentionnalité comme visée, lorsque cette dernière est confrontée aux « données intelligentes » distribuées entre les objets documentaires par des algorithmes ?
Cette question appelle la nécessité d’introduire une anticipation des effets produits par les boucles rétroactives entre les données et les documents. Ne faut-il pas concevoir une attitude de prudence avec l’hyperdocumentarité qui consisterait à envisager une « antéaction3 » comme réponse à la prise en charge de l’activité de la noèse (de la pensée) par les opérations de rétroaction de la technèse (l’activité technique). Cette attitude se situe dans le prolongement des travaux de Bernard Stiegler (1994), en particulier, autour des rétentions et du concept de redoublement épokhal qui souligne que la condition instrumentale apparaît comme une déjà là qui précède le sujet qui doit toujours corriger son 142retard (Cormerais, 2013). Avant de souligner l’importance d’un contrôle des rétroactions, ou au moins leurs limitations, dans la relation entre pensée et technologie, l’intention doit être approchée par le biais corps car la conscience de soi naît toujours à partir d’une frontière floue et entre le corps et le monde des objets hors de lui.
Le passage du corps propre
au corps embarqué de l’hyperdocumentarité
L’avènement de l’économie de l’intention accompagne la transformation des régimes documentaires exposés dans la précédente section. Le conflit revient maintenant autour de la relation entre le corps et la conscience. Dans la continuité des travaux relatifs à la phénoménologie, où l’intentionnalité s’avère centrale pour aborder la question du sujet, il nous faut maintenant faire une nouvelle hypothèse : celle d’un passage du corps propre au corps embarqué dans l’hyperdocumentarité. Cette distinction nous permettre de préciser le cadre de l’économie de l’intention comprise comme capture de l’activité noétique par les dispositifs techniques du milieu (technèse)
Le concept de « corps embarqué dans les documents » répond à une forme historique renouvelée du « corps propre » mis en avant par Merleau-Ponty4. Ce concept opère un retour au circuit qui va de la perception à l’intention. Comment s’opère cette transition ? La question de l’embarquement atteste d’un déséquilibre vécu dans le corps qui se trouve exposé aux objets infodynamiques que sont les hyperdocuments.
Le corps embarqué n’est pas le « corps-objet », biologisé par l’approche des sciences objectives ; il n’est pas non plus réductible à une étendue du corps machin réglé par les lois des mouvements matériels. Dans le modèle mécaniste, le corps n’est pas le corps vécu. Non réductible dans la réalité physique, le corps se construit dans une relation à l’imaginaire. Ce corps qui est mien est le corps que je suis, il possède un intérieur. 143Ce corps est un centre d’existence compris comme « puissance à la fois d’agir et de percevoir et comme moyen pour le sujet d’insertion dans le monde ». Ainsi Merleau-Ponty réfute ainsi l’idée d’un vécu transparent à lui-même. Le propre renvoie ainsi à une synthèse passive qui consiste à être au monde, dans le monde. La reprise de Husserl est ici patente, même si Merleau-Ponty admet avec Freud que le sujet est traversé par des affects. La responsabilité se conquiert dans la manière dont le sujet se situe par rapport à ce passif. Notons que le corps propre devient un corps sujet, opaque à l’entendement, non transparent à lui-même mais qui peut se voir de l’extérieur dans l’expérience du miroir. Si Merleau-Ponty cherche un contact avec le monde, une sorte de retour aux choses qui précède toute perception, force est de noter que ce retour à la vérité de l’existence par la « parole opérante » (Merleau-Ponty, 1976, p. 229) ne dit rien sur le milieu technique.
C’est là que s’opère une différence fondamentale entre le corps propre et le corps-embarqué qui se trouve capturé par une hyperdocumentarité, dont il ne peut que se défaire. La vérité de l’existence ne prend plus appui sur un antéprédicatif, mais sur une activité intentionnelle se situant dans la dépendance des « mailles » du milieu technologique (technèse) informationnel.
Ce corps embarqué est un corps vivant, mais qui est pris dans une indissociabilité du vécu alliant noèse (pensée) et la technèse (milieu technologique). Comme dans un système informatique embarqué, où le système logiciel est intégré à un matériel. Sans rabattre la technèse sur la noèse et inversement, le vivant organise un frayage qui rencontre un conflit entre intention, autre figure du libre arbitre, et les données infodynamiques. Dans le tableau suivant, nous cherchons à préciser à partir du milieu technique des infrastructures du réseau en lien avec un processus d’individuation dans lequel se construit le frayage du sujet.
Régime documentaire |
Réseaux |
Processus d’Individuation |
Contrôle/guidage |
Hyperdocument |
Web 1.0 |
Le sujet « domine » l’objet pour garantir son autonomie dans une conscience manipulatoire et réflexive |
Phase de la commande informatique |
144
Hyperdocumentalité |
Web 2.0 |
Le sujet est sollicité en permanence par les dispositifs. L’attention est capturée (l’aperception du phénomène est invisible) |
Phase de la recommandation par l’information |
Hyperdocumentarité |
Web 3.0 |
Le sujet trouve une définition de soi dans une relation hétéronomique Ce n’est plus la connaissance qui est embarquée mais le corps (immersion) |
Phase de l’exodocommandement par la prédictibilité |
Fig. 4 – « Régimes documentaires et contrôle de soi ».
Les infrastructures du régime documentaire et les processus d’individuation livrent une formation historique du sujet dans sa relation aux réseaux. Ce phénomène implique une désorientation de ce dernier qui n’appartient plus à l’âge de foule (Reisman, 1964). C’est bien la relation au pouvoir compris comme contrôle et guidage qui devient saillante.
Rappelons que la notion de commande, étymologiquement du latin commando, renvoie à confier, transmettre, recommander, puis en bas latin à ordonner, dominer. Aujourd’hui, nous entrons dans une nouvelle époque de la commande avec le passage de la commande informatique à la recommandation, puis de la recommandation à l’exocommandement. Si l’exodétermination était la marque des sociétés traditionnelles, par inversion, elle devient aujourd’hui le symptôme des sociétés hypermodernes, où la prédictibilité s’empare de sujet pour lui indiquer sa trajectoire, son chemin dans le frayage des réseaux. L’agencement suivant (commande, recommandation, exocommandement) témoigne d’une situation inédite qui s’inscrit dans notre relation aux documents, aux machines informationnelles et aux objets infodynamiques que sont les données. Le pouvoir des données tend à remplacer les données du pouvoir et à faire reculer la puissance des institutions qui s’organisent en fonction du marché.
145Face à cette tendance du système technique, qui devient un macro-système technique du digital, il ne s’agit ni d’affirmer le commencement absolu dans le sujet, ni sa réfutation pour opérer un sauvetage de l’humanisme classique ; il convient, à l’inverse, de proposer à titre d’hypothèse une ouverture infoménologique du champ de la conscience intentionnelle qui ne repose pas un individu (insécable) mais sur une individuation psychique et collective avec laquelle il conviendra par la suite d’évoquer la construction dans une intentionnalité de groupe que nous aborderons dans la deuxième partie.
Préalablement, il faut revenir sur le risque de fermeture du processus d’individuation, telle qu’il se présente dans la relation aux données produisant un exocommandement qui n’est plus synonyme d’état de conscience libre et intentionnelle. Cette clôture, produisant une hétéronomie, vient influencer l’attention du moi, puis ses intentions en tant qu’elles contribuent à sa détermination comme sujet. Une intention présupposée antérieurement à son actualisation par le sujet est possible et même envisagée. La question majeure est bien celle du changement d’orientation de l’attention et de l’intention et des règles qui dirigent l’activité du corps embarqué à travers une immersion dans un flot incessant de documents connectés.
L’hyperdocumentarité
et La défense DE L’INTENTION
L’économie de l’intention, telle que nous avons essayé de la définir dans la première partie, appelle une mobilisation de l’hyperdocumentarité au service de l’intention collective qui permettrait d’organiser des antéactions comme réponse aux rétroactions des modèles de l’IA. Si nous sommes ce que sont les traces ou ce que les « documents font de nous » (Ferraris, 2014, p. 109), il convient de se poser la question de ce que nous devons faire des documents digitaux. En transformant les actes en objet infodynamiques, la trace et la mémoire forment des enjeux d’une hyperdocumentalité qui met en danger les formes de l’intentionnalité classiques (réflexive, expressive, imaginative).
146La défense d’une intentionnalité permet de montrer comment, aujourd’hui, s’établit une « servitude involontaire » qui serait le résultat d’une « inattention » que l’on peut lire comme une aperception d’un mouvement, ou encore comme une inconscience qui vient entamer la liberté du sujet.
L’Hyperdocumentarité
et la crise de la conscience digitalisée
La notion de « crise de la conscience » introduit la formation d’un nouveau régime historique, la subjectivation manifeste un changement dans la distribution des relations entre théorie et conflictualité. Dans le tableau suivant nous présentons de façon cavalière trois crises de la conscience de façon à ancrer et la transition de l’époque actuelle.
Crise |
Théorie |
Conflit |
Document |
|
17e et 18e |
Crise de la conscience (1) (Hazard) |
Rationalisme des lumières humanisme moderne |
Libre arbitre versus |
Discussion des textes sacrés |
20e |
Crise de la vie dans l’humanité européenne (2) (Husserl) |
Positivisme, crise des valeurs de l’humanité |
Objectivisme scientiste versus science de l’esprit |
Mathématisation du livre de la nature |
21e |
Crise de la conscience |
Post-vérité, fin des théories, transhumanisme |
Profilage versus intentionnalité collective |
Digitalisation du monde vécu - |
Fig. 5 – « Crises, théories et conflits de la modernité à l’hypermodernité ».
Dans son ouvrage la Crise de la conscience européenne (1935), Paul Hazard introduit un nouvel ordre des choses. Le basculement relatif à l’autorité, à la croyance aux dogmes s’opère. S’amorce un règne de la Raison, du doute, de la liberté individuelle. Des changements relatifs aux valeurs intellectuelles préfigurent les révolutions. De son côté Husserl prononcera une série de conférences au milieu des années trente sur la 147crise de l’humanité Européenne qui donneront lieu plus tardivement à une publication. Cette nouvelle crise (2 dans le tableau) ne sépare pas crise des sciences et crise éthique et politique. Pour Husserl seul un retour réflexif sur l’état des sciences peut permettre d’en élucider le sens.
Aujourd’hui, une nouvelle crise se livre dans des notions aussi disparates que post-vérité (Keyes, 2004), disparition de la nécessité des théories et fin de l’humanisme avec le post-Humain. Il nous semble que cette crise trois s’inscrit dans un prolongement d’un « reformatage » de l’activité noétique de la conscience dans sa relation aux documents. C’est le statut des données qui permet de définir un nouveau conflit des interprétations. Ce n’est plus l’interprétation des textes sacrés, ce n’est plus l’axiomatique formelle qui guide le travail de la pensée mais le rôle des data informatiques.
La crise 1 correspond à l’apparition d’une intentionnalité moderne qui conquière sa liberté par éloignement du dogmatisme, la crise 2 renvoie à un risque majeur de la suspension de l’intentionnalité qui débouche sur une irrationalité qui sera celle de la seconde guerre mondiale. La crise 3 met en scène un sujet pris dans une intentionnalité virale contre une intentionnalité vitale, dont il est la victime. Le soft power d’un capitalisme cognitif dirige la conscience de soi.
La servitude inversée :
le besoin du droit et l’intentionnalité collective
Aujourd’hui l’économie de l’intention cherche à contourner l’activité intentionnelle du sujet qui garantissait son libre-arbitre ; cette nouvelle économie scripturaire à base de données informatiques traduit un discours indirect dans lequel la liberté du sujet est hypothéquée par une marchandisation algorithmique de ses intentions qui sont devinées avant même que le sujet ne se les formule à lui-même. Nous passons alors de la servitude volontaire formulée par La Boétie à une servitude involontaire. Celle-ci témoigne d’une figure historique nouvelle d’une relation à soi que résume bien la formule : « plus proche de moi que moi-même » (Sloterdijk, 2010, p. 587). Nous sommes devant un paradoxe : la liberté s’affirme comme une valeur essentielle, être soi, alors que le contrôle des formes de subjectivation de la conscience passe sur un contrôle discret des machines informationnelles qui transforment tous les actes en documents.
148La servitude inversée précise la transition du volontaire à l’involontaire qui se comprend comme un consentement volé ; élément fondamental de l’autonomie de la volonté celui qui s’oblige, en se rendant débiteur d’une obligation, doit avoir préalablement consenti. Dans cette configuration la source des obligations juridiques est le contrat ; ce contrat fait vivre l’autonomie de la volonté car il reste un instrument juridique de l’accord qui soude les parties dans un accord. Très vite, une critique de cette conception qui ne tient pas compte du rapport de force pouvant exister entre les deux parties contractantes, s’impose.
La construction d’une réalité sociale sur un libre consentement suppose un contrôle de l’efficience et de l’efficacité des technologies par l’avènement d’une intentionnalité collective susceptible d’organiser une riposte au danger d’une intentionnalité virale des réseaux. Cette intentionnalité, reposant sur des antéactions informationnelles qui s’opposent aux cycles incontrôlables de rétroactions, s’écarte de l’idéalisation d’un consensus (Searle, 1998) qui serait livré « par-dessus le marché » ; au contraire c’est autour d’une prise au sérieux du rôle de l’intentionnalité dans l’économie de l’intention que l’on peut réaliser autour du contrôle des données informatiques une acception collective d’un pouvoir attentif aux formes scripturaires liées au digital. La donnée informatique devient alors une condition de possibilité de l’intentionnalité collective dans la perspective d’une hyperdocumentarité.
L’organisation des temporalités
de l’hyperdocumentarité
La question de la réorganisation de l’intention suppose un point de vue complexe pour échapper à une conscience guidée par l’intentionnalité virale du réseau ; ce point de vue rassemble les trois dimensions de la temporalité, passé, présent, futur (cf. tableau no 5). Cette synthèse, préalable à la formulation d’un régime d’engagement collectif, se pense non comme un refus des technologies de l’information mais comme une nouvelle relation entre cognition, histoire et documentation.
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Temporalité |
Intentionnalité |
Mode cognitif |
Histoire |
Document |
passé |
rétention |
mémorisation |
filiation |
conservation |
présent |
intention |
perception |
identification |
consultation |
futur |
protention |
anticipation |
invention |
proservation |
Fig. 6 – « Les temporalités de l’hyperdocumentarité ».
Face au risque d’une technophobie qui peut se développer lors d’une prise de conscience de la servitude involontaire interprétée comme un retour d’une conscience réifiée par les réseaux, il faut souligner l’importance des données qui prennent en compte la sphère de l’activité noétique (la cognition distribuée), la sphère technologique (informatique, télécommunication) et la sphère psycho-sociale (les réseaux sociaux et les applications internet)5.
Le recours à l’invention dans les régimes d’historicité subvertit la dominante d’une « pensée asservie » et ne réduit pas la pensée humaine à l’activité de l’automate spirituel qu’est la « machinalité » de l’intelligence artificielle. Le problème réside dans la critique d’un calcul (computation) compris comme la figure de l’absolu et donc la réduction de toute chose et tout humain à sa calculabilité. L’invention est une bifurcation qu’il faut construire dans une réappropriation des données par des outils de partage. C’est dans ce cadre que l’économie du document s’avère importante. Le passage de la conservation à la proservation appelle de nouvelles institutions du sens que sont les bibliothèques et médiathèques (Cormerais, 2012). Favoriser par la proservation des documents une logique d’anticipation par une synthèse active de la protention afin d’organiser des bifurcations inventives relève d’un programme de désautomatisation (Stiegler, 2015). Il convient donc de s’opposer à un web qui s’avance vers une situation de monopole technologique des GAFAM. Il y a une revendication à mener pour décentraliser les architectures informationnelles afin de rétablir les conditions d’une intentionnalité collective qui relace une dynamique d’engagement collectif garantissant une capacitation des acteurs sociaux que sont les internautes. Cette dynamique ne suppose 150pas la disparition des conflits, elle les repose à un autre niveau (celui de la conscience) pour en esquisser une politique.
Critique de l’exocommandement et bataille des données
La mise en œuvre d’une politique comprise maintenant comme une intentionnalité collective garantissant l’ajournement de l’intentionnalité virale et algorithmique implique de ne pas décorréler l’hyperdocumentarité des enjeux relatifs aux données informatiques, sous peine de voir dans le document et sa production le summum d’une manifestation de la « servitude involontaire ». C’est bien la question du commandement et avec elle celle de la décision collective qui devient importante. Le « moi technologisé » par l’exocommandement est rendu explicite à partir de la séquence déjà exposée dans la section 3 : commande, recommandation, commandement. Dans le tableau suivant nous cherchons à souligner la configuration d’un moi technologisé, où l’intention de la vie de l’esprit est subsumée par l’exocommandement de l’intention algorithmique.
Moi technologisé par exocommandement |
|||
Moi identitaire (étape 1) |
Adhésion non Conscientisée à l’internet (internaute) |
Normativité acceptée implicitement |
Identité numérique (déclarative, agissantes, calculée) |
Moi tracé (étape 2) |
Réseaux sociaux Centralisés, diffusion (réseaunaute, socionaute) |
Devenir soi-même comme un mème par guidage (mémétique) |
Réduction du sujet au document |
Fig. 7 – « Les deux étapes de l’exocommandement algorithmique ».
Le concept d’exocommandement repose sur un discours indirect par lequel le sujet, dans l’illusion de sa propre liberté, se trouve identifié aux moyens des traces qu’il produit sur les réseaux. Sa présence sur le réseau, comme pratique sociale incontournable, l’amène à une acceptation d’une identité par anticipation de ses intentions. Ce mouvement déploie une « servitude involontaire » qui s’énonce comme une métamorphose du connais-toi toi-même en connais-toi par le biais des algorithmes. Cette métamorphose traduisant une mémoire de soi qui facilite un « devenir soi-même comme un mème ». Rappelons que le mème est un élément culturel 151reconnaissable, répliqué et transmis par l’imitation du comportement d’un individu par d’autres individus (Jouxtel, 2005) ce qui permet une synchronisation mimétique.
Pour échapper à une mémétique et aller vers une intentionnalité collective éclairée par la prise en considération des données et la reconnaissance des théories de l’information dans la sphère du politique (Escarpit, 1981), il convient d’établir une balance des effets négatifs (entropiques) et positifs (néguentropiques) des choix collectifs dans les sphères de la vie, telles qu’elles ne peuvent plus se concevoir sans la mobilisation des artefacts que sont les documents (cf. tableau no 8).
Sphère de la vie |
Documentarité |
Qualité et grandeur à établir par le calcul |
Pratiques néguentropiques |
Politique |
Document lisible et accessible |
Participation |
Transparence/délibération |
Économique |
Bilan social de l’entreprise |
Contribution |
Intégration des externalités positives et négatives |
Sociale |
Coécriture des projets de loi |
Solidarité |
Citoyenneté active |
Culturelle |
Pratiques artistiques |
Création |
Développement de l’amateurat |
Opinion |
Co-rédaction des nouvelles |
Expression |
Défense des médias de proximité |
Fig. 8 – « Sphère de la vie et documentarité ».
Dans chacune des sphères de la vie, le déploiement de nouvelles grandeurs doit s’organiser autour des qualités autour des documents. Ces mesures impliquent des échelles et des effets de dimensionnement qu’il convient d’apprécier comme un cadre de référence pour organiser les processus d’une décision collective. L’intentionnalité collective ne repose pas seulement sur des « états mentaux » (Searle, 1991, l’intentionnalité collective) mais sur une coopération jamais indépendante des dispositifs où le « vouloir faire » rentre dans une relation avec un « savoir-faire » informationnel et un « pouvoir faire » institutionnel.
152La caractérisation des pratiques néguentropiques repose sur la démarche pharmacologique du soin. Une politique de la volonté demeure la condition de l’élaboration d’une individuation psychique et collective qui ouvre une perspective renouvelée de l’identité numérique. Dans ce contexte, il convient d’affirmer l’importance des données, sans elles pas de sauvegarde d’une intentionnalité collective : « Reste alors la question des données, puisque, dans ce commerce de partages singuliers, les données doivent, de nouveau, se concentrer, au moins sur une plateforme, pour se trouver, en temps réel, à la disposition de chacun. Cruciale, la bataille sociale et politique d’aujourd’hui les concerne, puisque, peu à peu, elles équivaudront à de l’argent. Le remplaceront-elles ? Quoiqu’oubliées les données personnelles doivent demeurer la propriété de ceux à qui elles appartiennent. Voilà désormais le bien commun, bien de tous et de chacun, souvent de manière difficile à partager » (2015, p. 246)
Michel Serres souligne l’importance de cette bataille de la donnée qui implique une réinvention des politiques publiques en la matière qui se contentent aujourd’hui de suivre une industrialisation des data pilotée par les firmes privées. La donnée se situe bien « entre » (dans et à travers) les sphères de la vie, entre public et privé. Reste à inventer une organisation légitime des plateformes par des « ordres » des grandeurs et un processus collectif de valuation face à la montée d’un « gouvernement algorithmique ».
Conclusion : la servitude involontaire
comme servitude documentaire
Le concept de servitude volontaire (La Boétie) s’inverse aujourd’hui dans l’acceptation d’une « servitude involontaire ». Cette inversion nous interroge : comme sommes-nous entrés dans son cycle ? Sommes-nous en train de céder à une servitude documentaire ? Aujourd’hui une tyrannie se profile, elle participe d’un smart power qui allie la connaissance et la donnée dans la constitution de vastes monopoles. Face à ce constat comment organiser « ce grand présent de la voix et de la parole pour nous accointer et fraterniser davantage, et faire par la commune et mutuelle 153déclaration de nos pensées une communion des volontés » (La Boétie passage cité par Lefort, 1993, p. 295/296). Le faire unité, omnes in unum, devient ainsi un rapport social où le rôle de l’information et des données à travers la documentalité s’avère central pour inventer des dispositifs qui font tenir ensemble des collectifs libres. Les architectures des plateformes comme enjeu d’un milieu digital par lequel les événements arrivent coordonneront un destin commun. Aussi, conviendrait-il de compléter l’approche informationnelle de la rétroaction cybernéticienne par « l’antéaction ». Avec ce concept Wiener s’inquiétait de la théorie de Von Neumann sur l’automation car le guidage et le contrôle de conscience ne peuvent être laissés aux seules machines.
Franck Cormerais
MICA Bordeaux Montaigne,
Équipe E3D (Études digitales,
des données aux dispositifs)
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1 Rappelons que l’aperception est la conscience de soi qui accompagne la perception de tout objet. Une conscience pure, originale qui est la condition nécessaire de l’expérience et la fondation ultime de l’unité de l’expérience.
2 http://www.cnrtl.fr/definition/intention
3 L’antéaction est un concept développé par Norbert Wiener (Conway & Siegelman, 2012, p. 355)
4 Chez Merleau-Ponty le corps n’est pas le prolongement instrumental du sujet comme chez Husserl, il est traversé, étayé par le monde de la vie, il renvoie à une expérience complexe de l’espace.
5 Cette triple approche caractérise une démarche infoménologique. L’informénologie, en étudiant les canaux, favorise l’idée de coordination et l’idée de contribution.