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Classiques Garnier

The paradox of sensory immersion

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Études digitales
    2017 – 2, n° 4
    . Immersion
  • Author: Breuleux (Yan)
  • Abstract: From a research-creation perspective, this article aims to contribute, through the analysis of artistic projects, to a better understanding of the specificities of the language of immersion.
  • Pages: 91 to 113
  • Journal: Digital Studies
  • CLIL theme: 3157 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Sciences de l'information et de la communication
  • EAN: 9782406092889
  • ISBN: 978-2-406-09288-9
  • ISSN: 2497-1650
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-09288-9.p.0091
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 08-06-2019
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: Sensory immersion, action research, Internet, temporality, experience, algorithms
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Le paradoxe
de limmersion sensorielle

Cet article vise à contribuer à une meilleure compréhension des spécificités du langage de limmersion pour la production de projets darts numériques. Résolument inscrit dans une perspective de recherche-création, à la jonction de la pratique et de la théorie, ce texte a donc pour objectif de mieux saisir les logiques permettant de composer des expériences immersives.

Cet article a été rédigé à la suite dune communication donnée dans le cadre du troisième congrès de lInternational Society for Intermedial Studies, en 2017, sous la thématique « Authentique artifice ». Un des axes intermédiaux de recherche portait sur les « perspectives magiques » des médias. Précisément, lidée à lorigine de cet article repose sur le constat selon lequel la création immersive constitue une forme de magie. En effet, elle procède à des formes de mise en scène de lattention des spectateurs, du fait même de ses règles narratives semblables aux fameux effets visuels développés à lorigine par Georges Mélies. La magie serait donc au cœur du design expérientiel puisque celui-ci repose principalement sur de multiples formes de manipulation et de direction de lattention.

Explorant la notion de réflexivité des interfaces propre au design numérique, cet article propose dutiliser la structure narrative du projet Feed, de lartiste Kurt Hentschläger, en tant que projet-type permettant de mettre en lumière le concept de « paradoxe de limmersion sensorielle ». Celui-ci résiderait dans la tension entre la création dun environnement médiatique partagé et la diversité des perceptions individualisées. Ce concept permet de cadrer lanalyse des stratégies immersives que jai utilisées pour la réalisation de plusieurs projets de vidéos immersives réalisés depuis 2013. Le projet Feed sert donc de cadre théorique pour létude de multiples cas de vidéos immersives en format « FullDome1 ».

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Analyse du projet-type Feed (2015)

Fig. 1 – Feed (2015), par Kurt Hentschläger.

Réalisé par lartiste Kurt Hentschläger, ancien membre duo Granular Synthesis2, le projet Feed (2015) consiste en une performance audiovisuelle (A/V) utilisant une projection de personnages virtuels sur grand écran, des pulsations lumineuses et du brouillard artificiel3. Telle quillustrée par la division de limage du montage photographique de la figure 1, lexpérience de lœuvre se déroule en deux étapes réglées. En premier lieu, lartiste nous présente un court-métrage projeté sur un grand écran montrant des nuées de corps humains qui flottent comme sils étaient en suspension dans un liquide. Il est difficile de saisir si le mouvement des corps émane de leur logique interne ou des forces de lenvironnement. Ces corps irréels, que lartiste nomme Unreal Characters, donnent limpression dêtre sans vie. Lanimation est générée en temps réel et contrôlée par 93lartiste. En un second temps, après une courte pause où les spectateurs attendent dans une semi-obscurité, lespace de la performance est subitement plongé dans un épais brouillard de fumée artificielle. De tels dispositifs sont fréquemment utilisés dans les spectacles ou les clubs technos pour donner du volume aux projections lumineuses. Le brouillard est si dense quil est impossible de discerner ses propres mains. Nos voisins disparaissent alors subitement. Pendant une courte pause dune ou deux minutes, nous comprenons que nous sommes complètement isolés de lenvironnement immédiat. Le ballet des pulsations lumineuses et sonores débute alors et, pendant quinze à vingt minutes, les infimes particules du brouillard sont parcourues de séquences de flashs stroboscopiques de différentes couleurs. Les interactions entre la lumière et les particules en suspension provoquent alors littéralement, chez les spectateurs, des états de transe éveillée. Nos yeux distinguent des patterns de lumière, des motifs abstraits, des formes liquides et organiques produites par une logique de projection rétinienne. Impossible déchapper à lenvironnement, peu importe la direction quemprunte de notre regard : des motifs organiques abstraits envahissent notre champ de vision.

Cest après avoir assisté à cette performance que mest apparu le concept de « paradoxe de limmersion sensorielle ». Nous sommes à la fois plongés à lintérieur dun environnement commun et complètement isolé des autres. Pendant la durée de la performance, les perspectives sont infinies. Lorsque nous bougeons la tête, lenvironnement visuel et sonore se transforme. Il est donc impossible de reproduire exactement la même expérience de lœuvre pour chaque spectateur et ceci, à chaque instant. Pour reprendre les termes dOlivier Grau :

The viewpoint is no longer static or dynamically linear, as the film, but theoretically includes an infinite number of possible perspectives4

« Le point de vue nest plus statique ou dynamiquement linéaire, comme le film, mais inclut théoriquement un nombre infini de perspectives possibles. »

Cest dans cette tension, entre un environnement commun, partagé, et la multiplicité des perceptions individualisées que se situe le paradoxe de limmersion. La question se pose alors : est-ce que lexpérience immersive sensorielle totale résulterait dune parfaite individualisation des perspectives ?

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Dans son texte sur Kurt Henshlager, lauteur G. Roger Denson place précisément au centre de sa réflexion cette figure de la perception singulière. Selon lui, lexpérience Feed nous renvoie à notre seule certitude, celle dune solitude de lici et maintenant :

The only certainty is the expérience of the individual, who I am and, here and now, and alone5.

« La seule certitude, cest lexpérience de lindividu : qui je suis et, ici et maintenant, et seul. »

Selon linterprétation phénoménologique de Denson, le spectateur est renvoyé à lunicité de son corps et à limmédiateté de sa perception. Il ne peut se soustraire aux stimulations de son environnement. Entièrement mobilisé par le dispositif qui le submerge, il est contraint de saisir linstant présent par lintermédiaire dune résonance sensorielle de lenveloppe charnelle de son propre corps.

Trois éléments ressortent de notre expérience qui permettent de tracer le cadre du paradoxe de limmersion sensorielle, la performance Feed étant considérée comme un projet-type, ainsi que nous lavons précédemment souligné6. Première caractéristique : [1] Sensorialité : la projection est tournée vers lintérieur de notre corps. Ce que nous voyons repose sur la projection rétinienne. Nous percevons, dans les motifs abstraits se déroulant devant nos yeux, des formes, des figures qui, semblables à des tests de Rorschach amplifiés, occupent tout notre champ de vision. Feed nest plus une image projetée sur une surface mais un environnement global résultant dune projection de photons sur notre système sanguin, sur la surface interne de lœil. Deuxième caractéristique : [2] Personnalisation : limmersion résulte dune vision vers lintérieur. Nous vivons une quasi-absence dexpérience collective. Il est impossible de partager lexpérience avec notre voisin pendant la durée de la performance, à moins de tenir la main de notre partenaire. Ce nest quen émergeant de lexpérience que nous partageons notre étonnement devant cet évènement hors du commun. Nous sommes partie prenante dune collectivité expérimentant 95simultanément une forme daveuglement hallucinatoire. Ce point permet de souligner la troisième caractéristique : [3] La temporalité de lexpérience. Celle-ci se prépare. Nous devons signer un papier déclinant toute responsabilité, de la part des organisateurs, en cas de crise dépilepsie ou autre problème de santé. Nous sommes ensuite absorbés dans linstant tout le temps que dure la performance. Une fois celle-ci achevée, nous sommes habités par ces visions mais aussi terrorisés, en quelque sorte, par ce sentiment de néant qui a surgi de ces hallucinations éveillées. Nous avons limpression davoir vécu une sorte de mort temporaire. La problématique de la temporalité suggère aussi une situation paradoxale : en état dimmersion, notre corps est entièrement sollicité par lenvironnement. Le sens critique est suspendu. Nous sommes dans la quasi-impossibilité de poser un regard analytique sur ce que nous vivons. Cest dans lavant, lanticipation, et dans laprès, la réflexivité, que nous pouvons déduire des idées et des raisonnements. Il y a donc un paradoxe inhérent à ces œuvres qui aspirent à transmettre une certaine vision du monde tout en suspendant lesprit critique au profit dune stimulation sensorielle pure.

Le paradoxe de limmersion sensorielle se situe ainsi à la jonction des tensions entre lindividuel et le collectif, le sens critique et la dimension réflexive, le temps réel et le temps long. Dans ce contexte, comment déduire des principes permettant de guider la création de projets immersifs ?

Sensorialité

Les démarches artistiques contemporaines mentionnées dans cet article ne font que radicaliser un certain type dexpérimentations qui entre en résonance avec de nombreuses œuvres artistiques produites depuis les années soixante jusquà aujourdhui que ce soit au théâtre, au cinéma, en danse et ou sous forme de performances expérimentales. Les œuvres reprennent, à la lumière des technologies numériques, la démarche esthétique initiée par la conception des fameuses Dreamachine (1964) de Gysin dans la foulée des expériences psychédéliques des années soixante et soixante-dix. La fameuse Dreamachine de Gysin était une composante dun courant esthétique global visant à la création dexpériences collectives damplification sensorielle7.

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Fig. 2 – Color Field Immersion (2017), par Doron Sadja.
Photo par Cloud Mine/Melanie Lemahieu.

Laspect sensoriel du paradoxe de limmersion résulte dune projection vers lintérieur de soi par le biais de la stimulation lumineuse. Celle-ci constitue une expérience limite fonctionnant comme une sorte de métaphore globale du monde contemporain. Pour reprendre les termes au sujet du projet Color Field Immersion (2017) par lartiste Doron Saja,

Flipping the traditional performer-audience relationship, the internalized experience becomes the location of the performance8

« Lexpérience intériorisée devient le lieu de la représentation en retournant la relation traditionnelle entre lartiste et le public »

Les participants sont tous isolés et atomisés à lintérieur dun même espace collectif, phénomène que Céline Lafontaine avait, en son temps, qualifié de « collectif de lisolement ». Le seul élément qui est partagé ne 97repose pas sur ce qui est perçu mais bien sur le sentiment dune coprésence des acteurs, tous étant inscrits au sein du même dispositif de diffusion.

Fig. 3 – NSFFDE (2016), par Projet Eva.

Deux œuvres du duo Projet Eva, composé de lartiste Simon Laroche et dÉtienne Grenier, permettent de mieux saisir la logique sous-jacente au principe sensoriel du paradoxe de limmersion. Il sagit du projet Nous sommes les fils et les filles de lélectricité : NSFFDE (2016) et de Lobjet dInternet (2017).

NSFFDE consiste en une pièce de théâtre expérientiel combinant un dispositif de diffusion complexe, qui utilise le visage des spectateurs comme source narrative, et une surface de projection. Lexpérience se déroule en deux temporalités : la phase de « préparation » et la phase « performative ». Lors de la première phase, les spectateurs sont invités, à lentrée de la salle, à remplir un formulaire afin de leur dresser un profil fictif. Ils doivent ensuite se doter dun casque muni de pico-projecteurs.

[] La tête de chacun est ainsi coupée de son corps et disposée de manière à ce que le regard de chacun porte sur lautre. Dans cet environnement, le visage des spectateurs est illuminés et modifiés par des projections vidéo. Des instructions comportementales sont données aux spectateurs afin de 98permettre le développement dune trame narrative où ces derniers deviennent les membres de cette communauté fictive9.

Lors de la seconde phase dite performative, qui est directement inspirée des informations recueillies lors de la phase de préparation, les artistes du duo composent un récit personnalisé à partir du profil fictif de chacun des spectateurs. Ils ne sont donc plus des spectateurs au sens premier du terme, mais, pour reprendre les mots des artistes, des « spect-acteurs10 ». Brisant le quatrième mur de lespace scénique de manière à transformer les spectateurs en acteurs et en supports médiatiques afin de provoquer des expériences à la fois individuelles et collectives, le duo Eva situe ses productions au centre de la dimension sensorielle du paradoxe de limmersion.

Fig. 4 – Lobjet dinternet – ODI – (2017), par projet Eva.

Un autre projet du collectif Eva permet déclairer la dimension sensorielle de limmersion. Le projet Lobjet dinternet (2017) consiste en un dispositif de miroirs sans tain rotatifs au centre duquel un spectateur est invité à sinstaller. Une augmentation progressive de la vitesse de 99rotation des miroirs permet de créer une expérience hypnotique grâce à laquelle le spectateur voit son reflet se démultiplier à linfini jusquà se transformer en une animation abstraite qui abolit toute référence à la réalité. La métaphore de ce reflet de soi démultiplié à linfini se présente comme une vision critique du réseau internet. Les réflexions infinies du visage constituent lespace immersif. En suivant le modèle du projet-type Feed, notre corps perd progressivement, pendant la durée de lexpérience, sa subjectivité. Transformant notre reflet en abstraction, Lobjet dinternet nous convertit en matérialité pure, en machine de chair. Lobjet dinternet se présente ainsi comme une machine complexe de dérèglement des sens. La sensorialité pure se situerait donc au niveau de lusage de dispositifs utilisant le système perceptif et le corps des spect-acteurs pour la création dexpériences individualisées.

Personnalisation :
lœuvre-interface en tant que miroir de soi

Dans Lobjet dinternet, la stimulation sensorielle sert de métaphore à une réflexion sur la personnalisation de lexpérience. La structure du dispositif participe pleinement de cette exploration : ce dernier est en effet à la fois une surface transparente et un miroir. Dans leur ouvrage portant sur lart numérique Windows and Mirror11, les auteurs Jay David Bolter et Diane Gromala proposent, pour définir les interactions entre un utilisateur et un ordinateur, dutiliser la métaphore du miroir en lieu et place de la métaphore de la transparence12. Cette dernière se référerait en effet au concept de fenêtre qui désigne linvisibilité de la fonction des interfaces. Au contraire, grâce à la notion de miroir, linteraction est conçue comme étant le reflet de la subjectivité de lusager. Ainsi, le regard de ce dernier, au lieu de se tourner vers lextérieur en oubliant la transparence de la vitre pour contempler le paysage, serait orienté vers un miroir reflétant le mouvement de sa propre conscience. De même, David Rokeky, dans son article Transforming Mirror, explique que linteractivité se présente comme un écho des actions de lusager13.

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La transparence, cest la disparition de la fonction au profit de lusage. Une interface est transparente lorsquelle est invisible. Cette esthétique de la disparition, de la transparence du dispositif, si chère à Paul Virilio, décrit une technologie évanescente seffaçant au profit de son efficacité immédiate. Nombreux sont les exemples qui permettent dillustrer ce programme. Larchitecture fonctionnelle dun avion furtif permet de créer des formes esthétiques qui répondent à des nécessités stratégiques : rendre lavion indétectable. De même, lorsquune porte, dans un supermarché, souvre devant nous, nous ne sommes pas censés faire attention au dispositif mais poursuivre notre chemin. Dans le même ordre didée, nous ne sommes pas supposés suivre du regard le mouvement des essuie-glaces lorsque nous conduisons une automobile, ni analyser lesthétique de notre GPS quand celui-ci nous guide vers une destination.

Au contraire, la métaphore du miroir reposerait sur une conception de linteraction par laquelle la technologie disparaît en ce quelle reflète les préférences de son utilisateur. Cette notion dinterface-miroir permet, dans le contexte du paradoxe de limmersion, de mieux saisir comment chaque participant construit sa perception singulière. David Rokeby la décrit de la sorte :

A technology is interactive to the degree that it reflects the consequences of our actions or decisions back to us. It follows that an interactive technology is a medium through which we communicate with ourselves… a mirror. The medium not only reflects back, but also refracts what it is given ; what is returned is ourselves, transformed and processed14

Nos actions et interactions sont le reflet, parfois déformé, de nos actions. Pour paraphraser Sherry Tukle, les outils que nous utilisons pour penser transforment en retour notre manière de penser15. Ainsi, le reflet qui nous est présenté est indissociable de nos choix.

La mise en scène de lattention reprend la même logique que celle illustrée par le mot proverbial de Marcel Duchamp : « Parmi nos articles de quincaillerie paresseuse, nous recommandons le robinet qui sarrête de couler quand on ne lécoute pas ». On peut également citer, dans le 101même ordre didée, la fameuse question : « Lorsquun arbre tombe dans une forêt et quil ny a personne pour lentendre, fait-il du bruit ? » Quelle que soit la manière dont on la formule, cette problématique renvoie donc directement au processus de saisissement des objets de notre perception. Plus spécifiquement, dans un contexte immersif, notre attention sorganise selon le principe de la fameuse expérience du Gorilla attention test. On demande à des spectateurs de compter le nombre de passes que deux protagonistes parviennent à faire avec un ballon. Pendant que ceux-ci sont occupés à compter les échanges, un gorille noir traverse le décor. Mais il passe inaperçu pour la plupart des personnes. Ce test cognitif démontre la sélectivité de lattention qui tend, selon le contexte, à établir des hiérarchies entre les objets dune même scène. Force est de constater que ce principe cognitif est actif dans toute forme de média. Toutefois, il est dautant plus prégnant dans un contexte immersif : la dimension de lécran débordant notre capacité de saisie, nous sommes constamment en situation de sélection active16.

Temporalité de lexpérience

Si lœuvre Feed navait pour objectif que la création dune expérience sensorielle extrême, si elle nétait quun gadget technologique hors de tout regard critique, elle serait sans la vidéo narrative qui sert dintroduction au spectacle. Il ny aurait pas de séquence vidéo nous permettant, à la suite de lexpérience, de forger notre propre interprétation. Subsiste donc, hors de la dimension strictement sensorielle, la volonté de transmettre un récit narratif. Cest seulement après avoir assisté à la performance que nous réalisons que ce que nous avons observé est, en fait, lintérieur de notre tête. Ces patterns émanaient de notre système perceptif oculaire. Nous étions littéralement transpercés par le son et la lumière. Limpression générale qui se dégage suite à cette expérience est quune 102stimulation sensorielle extrême nous a désindivualisés et transformé en pur corps. Nous saisissons ainsi après coup la signification métaphorique des corps en suspension présentés en introduction du spectacle. En se comportant comme des êtres unicellulaires, ces corps nous permettent de forger une certaine représentation de lexpérience et de saisir de nouvelles significations. Les personnages offrent aux spectateurs la clé du spectacle : durant la performance, nous serons des corps sans âmes plongés dans un environnement traversé par des flux dinformation. La temporalité fonctionne comme une formule : la séquence vidéo est une préparation, un conditionnement ; lexpérience stroboscopique, quant à elle, nous attache à linstant présent. La relation métaphorique qui se noue entre les deux éléments forge enfin une nouvelle interprétation.

Fred Turner conçoit lorigine de ces expériences immersives (il utilise le terme suround) comme reposant sur un projet esthétique et politique daprès-guerre. En reproduisant lenvironnement sensoriel du monde contemporain, elles viseraient, par lentremise des environnements médiatiques, à susciter chez les individus des prises de conscience touchant précisément ces environnements saturés de messages, de stimuli et de procédés manipulatoires de toute sorte. Fred Turner remarque, dans son ouvrage The Democratic surround, que lobjectif initial de ces démarches avait une visée sociale forte : il sagissait de créer un individu démocratique immunisé, puisquéduqué par lentremise des environnements médiatiques, à décoder les procédés de manipulation de lopinion par les armes de la propagande. Il est donc possible de statuer que lobjectif premier des expériences immersives étaient de constituer des miroirs du monde contemporain à lintérieur denvironnements contrôlés.

Lexpérience ADA-Intelligent Space (2002) est structurée selon ce modèle participatif17. Lavant donne des clefs dinterprétation sur la construction du système de lexpérience. Laprès informe sur les intentions de léquipe de chercheurs qui réalise linstallation. Lorganisation du parcours dans lenvironnement artistique constitue donc une forme darchitecture contrôlée et de vulgarisation scientifique18. Elle permet, 103par la constitution de diverses temporalités, de donner sens à lexpérience sensorielle immersive.

Dans le cadre du projet NSFFDE, la temporalité de lexpérience est également formalisée dans la mesure où le questionnaire proposé en début de spectacle constitue une forme de préparation à la performance. Les réponses au questionnaire permettent de constituer des expériences personnalisées de la pièce. Son histoire résulte ainsi dune constellation de récits adaptés au profil de chacun.

Nous pouvons analyser la temporalité en nous référant à la séquence des événements qui construisent lexpérience mais également en observant la sollicitation du corps des spect-acteurs. Dans louvrage Windows and Mirror de Jay Bolter et Diane Gromala, il est question de la fameuse peinture Les Ambassadeurs, peinte en 1533 et que lon doit à Hans Holbein le Jeune. Au bas de limage il est possible de distinguer une forme quasi abstraite. Elle représente en fait un crâne humain anamorphosé qui napparaît pleinement au visiteur qui lorsquil se trouve placé en un point dobservation précis. Lœuvre, conçue pour être disposée au-dessus dun cadre de porte, rappelle au visiteur, avant quil ne franchisse le seuil, sa condition de mortel.

The skull challenges the illusion of transparency, so that the painting is no longer just a window onto the world. We cant look through the canvas ; instead, we have to take an active role in constructing the meaning of the painting. Our experience of viewing the painting is enhanced, but at the same time we are made conscious of our role as a viewer19.

La peinture permet de mettre en lumière la manière dont le positionnement du spectateur influence et détermine le sens donné à limage. Autrement dit, les spect-acteurs doivent se déplacer pour saisir la signification du tableau. Ce procédé suggère que linterprétation de lœuvre ne repose pas uniquement sur ses significations internes mais requiert, par lorganisation spatiale de ses éléments, la participation du public. Laction du regard du spect-acteur lamène ainsi à constituer son propre montage-image. De la sorte, il contrôle, en quelque sorte, 104la durée des plans. Il devient lui-même la caméra et un co-créateur de lexpérience. La dimension temporelle se trouve donc à la rencontre de la structure de lœuvre et de la construction par chacun dun récit propre.

Analyse de projets de vidéos immersives

Pour constituer une image unifiée, la synchronisation des projecteurs dun dôme intégral fonctionne à la manière dun système anamorphique en temps réel. Le dispositif de projection transforme la surface du dôme en un espace virtuel en synchronisant le point de vue de la projection avec celui des spectateurs. La surface courbe de lécran disparaît. Ne subsiste que lenvironnement de lumière projetée. Il sagit dune forme de réalité virtuelle sans casque. Au-delà, si le regard soriente nécessairement dans une direction donnée à lintérieur dun environnement audiovisuel à 360°, il lui est impossible de saisir la totalité des évènements, même en tenant compte de la vision périphérique. Contrairement au point de vue dirigé du film construit par le séquençage des plans, celui du dôme procède par une succession despaces ou denvironnements.

Pour illustrer ce principe, imaginons, un dialogue entre deux personnages. Dans un film, le réalisateur construit la trame narrative en organisant pour nous la séquence des images et des points de vue. Il dirige notre attention sur le personnage principal ou, à linverse, oriente notre regard vers des détails de lenvironnement qui enrichissent la trame narrative. À lintérieur dune scène immersive, les deux personnages sont face à face. Lenvironnement nous contraint à déterminer nous-mêmes notre point de vue. Choisirons-nous de regarder celui qui parle ou celui qui écoute ? Lorientation de notre regard détermine le point de vue de la caméra, étant entendu que lenvironnement est virtuellement constitué dune infinité de points de vue potentiels. Nous devenons dès lors un personnage, un témoin actif de laction. Pour résumer ce mécanisme en une formule : cest lorientation et la directionalité de notre attention qui construit la séquence des événements.

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À lintérieur dun espace FullDome, notre expérience du point de vue, que notre position soit dêtre couchés ou débout, est relative à lenvironnement audio et visuel. Plusieurs expériences denvironnements immersifs ont été réalisées dans la Satosphère de la Société des Arts Technologiques de Montréal. Lartiste-concepteur et compositeur de musique Zack Settel a connecté la position dun danseur, à lintérieur de lespace de la Satosphère, au point nodal de la caméra hémisphérique générant lenvironnement de projection20. Le déplacement du performeur modifie ainsi le point de vue de la caméra 360° permettant de générer lenvironnement. Plus généralement, dans la création dun projet en format FullDome, il est nécessaire de structurer un point de vue idéal tout en conservant à lesprit que cest lensemble de lenvironnement qui se transforme. Si la caméra se déplace à la verticale, les spectateurs ont limpression de monter. Si celle-ci avance face à ce qui se donne pour lhorizon, ils auront limpression de se déplacer vers lavant. Néanmoins, comme il sagit dun environnement, chaque spectateur est libre dorienter son regard où bon lui semble. La singularité de lexpérience résulte de la sollicitation des mécanismes individuels de lattention à lintérieur dun environnement commun. Il est possible danalyser un certain nombre de projets artistique récents que jai composés en tenant compte des trois caractéristiques du paradoxe de limmersion décrites à partir du projet Feed. La logique à lœuvre est celle dune articulation complexe entre la sensorialité, la personnalisation et la temporalité de lexpérience immersive. Dans mes plus récents projets tels que VjGraph (2013), Nuée|Swarm (2015), Enigma (2017), Les planètes (2018), les stratégies de mise en scène de lattention sont au centre de la création des expériences21. Au sein de ces espaces, lattention est déterminée par la mobilisation de plusieurs stratégies de spatialisation des éléments audios et visuels.

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Fig. 5 – VjGraph (2017), par Yan Breuleux Photo par Nathanel Corre.

Réalisé au sein du dôme de la Satosphère de la Société des Arts Technologiques, le projet VjGraph (2013) crée un parcours narratif à lintérieur dun environnement virtuel composé dun remixage dune sélection de vidéos. La performance consiste en la réactualisation et la superposition de vidéos expérimentales, de documentaires et de films issus du fonds numérique constitué au cours des quarante dernières années par lorganisme de production québécois Le Vidéographe. Le compositeur Julien Robert a réalisé la trame musicale du projet. Plusieurs environnements placent les spectateurs en situation de saturation sensorielle via lutilisation de mosaïques vidéo et de compositions multi-écrans distribuées sur plusieurs niveaux superposés à lintérieur du dôme. Il revient aux spectateurs détablir, selon lorientation de leur regard, la relation entre le son et limage. Puisque tous les éléments coexistent à la fois au niveau visuel et sonore, cest le point dobservation du spectateur qui détermine la hiérarchie de lécoute. En dautres termes, cest le regard qui capture les sons.

Le principe sensoriel se trouve ici déployé par la constitution dun environnement où le montage repose sur lorientation du regard des spectateurs. La structure de cette œuvre senracine dans lidée quil est possible de placer tous les plans dun film simultanément à lintérieur 107dun même environnement immersif. Le spect-acteur peut ainsi recomposer un montage par un simple balaiement du regard. À la différence du T-Visionarium II (2006) de Jeffrey Shaw qui procure des filtres permettant de sélectionner des contenus, VjGraph propose un nouveau mode de visionnement de la trame narrative dun film : celle-ci se construit par la recombinaison signifiante des plans.

Certains principes actifs du paradoxe de limmersion sensorielle se trouvent ici utilisés dans lorganisation globale du montage quil sagisse des multiples points dancrage narratif, des combinaisons de plusieurs séquences autonomes ou de la personnalisation, puisque cest le point de vue du spectateur qui détermine la trame narrative.

Fig. 6 – Nuée/Swarm, (2015), par Yan Breuleux, Sam Chennenou,
Samy Lamouti. Photo par Sébastien Roy.

Le projet Nuée|Swarm (2015) se présente sous la forme dun environnement global constitué de formes complexes et organiques en constante mutation. 108Sur le plan esthétique, la pièce explore les relations qui peuvent émerger de lémission simultanée de nuées de particules et de grains sonores. La notion démergence résulte ainsi de linteraction dun grand nombre de composantes organisées selon des règles simples. Lenjeu consiste à analyser comment cette notion peut participer à la mise en scène de lattention du spectateur, étant entendu que cette dernière ne peut jamais être totalement maîtrisée ni par la structure formelle de lœuvre, ni par ses dimensions esthétiques.

Sappuyant sur le constat que toute forme de mise en scène de lattention repose sur une projection vers lintérieur, le média fonctionnant comme un miroir ainsi que nous lavons mentionné, le projet Nuée|Swarm est constitué denvironnements fusionnant des perspectives multiples. Cest le positionnement du spectateur dans la salle qui influence sa perception de lœuvre puisque la masse dévènements simultanés loblige à déterminer par lui-même une hiérarchie entre les formes.

En manipulant les perspectives, en créant des environnements complexes à partir de particules doù émergent des formes abstraites, chaque nouveau visionnement permet de saisir, au sein de la masse dinformations, de nouvelles configurations. Les formes oscillent sans cesse du proche au lointain. Les fluctuations de lenvironnement provoquent des états de transe éveillée semblable aux effets sensoriels provoqués par la pièce Feed. Au-delà, la structure temporelle du montage, tout en progression, amène à un état dhypnose.

Fig. 7 – Enigma, (2017), par Yan Breuleux et Alain Thibault (PURFORM).

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Reprenant ce même principe de saturation sensorielle multi-écrans, le projet Enigma (2017) en format installation propose une multi-visualisation dune même composition sonore distribuée sur neuf écrans. Le spectateur doit constamment choisir son point de vue entre ces neuf niveaux daction simultanés. La multiplicité des points de vue lui permet de construire lui-même la trame narrative du projet. Inspirée par les recherches dAlan Turing, Enigma se veut être la mise en scène dune multiplicité de transcodages de linformation visuelle et sonore. Il est ainsi particulièrement question dexplorer les problématiques de lintelligence artificielle, de lidentité numérique ainsi que de la modélisation systémique. Lensemble de lexpérience prend une forme ouverte et polysémique. Les sons dérivent du traitement de la voix, les visuels de diverses techniques de transcodages du texte et des sons.

Fig. 8 – Les Planètes, (2018), par Yan Breuleux.
Photo par Nathanel Corre.

La performance Les Planètes (2018) constitue le projet le plus achevé au regard de la maîtrise des conséquences pratiques quà lapplication, en vue dune création artistique, des principes du paradoxe de limmersion. Les Planètes est un concert immersif en format FullDome généré entièrement en temps réel. Un piano à lumières dialogue en effet visuellement avec linterprétation de lœuvre de Walter Boudreau, Les Planètes, par 110la pianiste Louise Bessette. Le piano-lumière diffuse des constellations dynamiques constituées de petites sphères et distribuées dans lespace de projection du dôme immersif de la Société des Arts Technologiques de Montréal. Ces formes visuelles reposant sur une analyse des différentes sections de la partition, le piano devient un émetteur de particules lumineuses, un déclencheur de constellations dynamiques.

Dans le cadre de cette composition, la mise en scène de lattention est structurée en une succession de neuf environnements de particules. Le concert débute par la transformation du piano en émetteur de particules. Lattention des spectateurs est alors dirigée vers la pianiste. La forme sélève ensuite pour former un cercle émettant des sphères volumétriques synchronisées avec le jeu de la pianiste. Chaque note de la pièce se transforme en objet sphérique parcourant, parfois avec de la turbulence, lespace du dôme. Linsertion dune certaine dose daléatoire dans le positionnement des formes détourne alors le regard vers lensemble de la surface du dôme. La scène suivante présente une structure de sphères imbriquées et synchronisées avec les octaves du piano. Les différences déchelles entre les notes graves, moyennes et aiguës permettent de proposer trois niveaux de lecture simultanés. Lenvironnement suivant est généré en direct par un performeur dessinant dans le dôme. Lattention est alors distribuée entre laction du performeur, le jeu de la pianiste et les formes complexes et filaires de différentes couleurs générées à laide dun pinceau numérique 3D. Ayant pour fonction de structurer lespace, ce dernier émet également des nuées de particules qui interagissent avec les formes 3D. Au de-là de son intérêt performatif intrinsèque, la création dun espace complexe en temps réel provoque une véritable saturation des actions qui se déroulent en simultanée. Chaque tableau de lœuvre constitue une proposition structurant lattention selon des hiérarchies de formes, de couleurs, de mouvements et dactions. La conclusion de la pièce reprend, à la manière de Feed, un environnement global constitué de masses de cônes influencés par des forces turbulentes. Les dernières minutes du spectacle, synchronisées sur les trilles joués par la pianiste, provoquent cet état hypnotique caractéristique qui se déclenche dès lors que la masse des stimuli déborde lappareil perceptif et crée un état de suspension critique chez les spect-acteurs. Pendant la durée de lexpérience, les dimensions narratives sont construites à partir de linterrelation dune succession de métaphores formelles et 111de stimulations sensorielles provoquées par des formes lumineuses en constante mutation.

Le paradoxe de limmersion, en tant que cadre conceptuel guidant la pratique artistique, permet de mieux saisir comment structurer ou « doser », selon le contexte, les stratégies de manipulation de lattention. Les formes se concentrent en un point, se dispersent, deviennent des environnements, à la manière de champs magnétiques qui cèdent enfin la place à des vides étoilés. Que lespace soit vide ou occupé, jusquà la saturation, par de multiples évènements simultanés, lobjectif de la composition demeure toujours doffrir à chacun suffisamment douvertures sémantiques pour permettre une projection de soi.

Conclusion

Le projet Feed constitue par sa structure une forme dimmersion sensorielle totale. Il ny a plus décrans : la projection seffectue sur la rétine. Le regard est tourné vers lintérieur et chaque individu est renvoyé à sa pure singularité. Celui-ci doit ensuite, en manipulant la formule de lœuvre, générer sa propre interprétation.

De la sorte, les problématiques que posent la manipulation, la direction, la mise en forme de lattention des spectateurs sont difficiles à saisir puisquelles reposent sur la perception singulière de chaque individu. Il était cependant essentiel de tracer ces distinctions afin de montrer comment lespace du dispositif peut influencer le processus de composition dune œuvre dart.

Cette dimension pointe logiquement vers une réflexion qui reste à mener. Comment, par le biais des stratégies de mise en scène de lattention, susciter lengagement et ladhésion des spectateurs ? Au-delà des dimensions sensorielles, cest donc la question du récit en contexte immersif qui est essentiel. Ladhésion se prépare avant lexpérience, se structure pendant et accompagne la personne une fois celle-ci complétée.

En somme, toute expérience immersive conjugue des dimensions à la fois collectives et individuelles. Elle sappuie autant sur la diversité des perceptions individualisées que sur lespace collectif où a lieu 112lexpérience. Il est cependant étonnant de constater que, dans limmersion sensorielle pure, leffet dimmersion est inversement proportionnel à la présence aux autres.

Cette conception du soi atomisé peut sexprimer autrement, en particulier lors de concerts qui ne renvoient pas les spectateurs à leur unique appareil perceptif, comme dans le cas du projet Feed. Elle peut être diversement utilisée comme lexpérimente la compagnie PixMob qui réalise des objets connectés qui se servent des spectateurs pour former des écrans géants : chaque spectateur, selon sa position, devient le pixel unique dun immense écran collectif. Lentreprise a signé plusieurs contrats lucratifs grâce à cette expérimentation qui donne le sentiment au spectateur dêtre partie prenante dune image partagée. À la manière dune élection spontanée, son vote lumineux engendre une image à léchelle du lieu où il se trouve.

Dans un autre ordre didée, il est possible, via Facebook et le Social VR, dimaginer la combinaison despaces immersifs partagés avec la construction de contenus numériques générés par les algorithmes de personnalisation. Ici encore, nous retrouvons lopposition de la collectivité et de lisolement puisque chaque individu connecté au réseau social est renvoyé à sa propre perception. Il serait possible dimaginer, par exemple, que chaque utilisateur du réseau perçoive différemment lavatar dun individu, celui-ci étant capable de sadapter aux préférences des autres. Lusager pourrait ainsi fabriquer un avatar adaptatif dont les particularités esthétiques entreraient en relation avec les préférences du profil de chacun de ses « amis ». Lassociation entre la personnalisation des algorithmes et limmersion sensorielle ne peut quexacerber cette tension entre préférences individuelles et espaces partagés. Ce nest dailleurs pas un hasard si Facebook sest porté acquéreur de la compagnie de réalité virtuelle Occulus Rift.

Il est possible de poser un certain nombre dinterrogations liées aux dimensions temporelles de lexpérience immersive. Comment conjuguer linfinité des perceptions individuelles et la création dun environnement immersif partagé ? Comment situer lintentionnalité du créateur lorsque les individus construisent leur propre point de vue ? Où lintentionnalité de lœuvre dart se situe-t-elle lorsque celle-ci se présente sous la forme dune expérience sensorielle propre à chaque individu ? Chaque environnement immersif pose un défi de conception à lartiste : il sagit 113doffrir une liberté daction, une agentivité optimale aux spect-acteurs tout en transmettant une certaine vision du monde sous la forme dune expérience esthétique globale.

Le paradoxe de limmersion aide à comprendre comment, par le biais des rituels spectatoriels, proposer des miroirs du monde, des espaces où lindividu peut, avant, pendant et après lexpérience, expérimenter en concentré les réflexions engendrées par la dépossession de soi du monde contemporain. Le langage de limmersion peut ainsi servir à lémancipation de lindividu contemporain, ainsi que les écrits de Fred Turner nous y invitent.

Dans ce contexte, lart réside dans la transmission dune certaine vision du monde portée par un individu, un artiste, un collectif et partagée par une communauté. Si lécrivain place des mots sur le vécu de ses lecteurs, leur permettant ainsi de mieux saisir la trame complexe de leur quotidien, lœuvre dart permet de transmettre des « images du monde » à son public. Lart est porté à la fois par les limites des technologies et par la vision portée par lindividu. Au-delà des outils et de ce qui est exprimé concrètement, il convient donc dinterroger la manière dont le sujet contemporain, lindividu, se conçoit lui-même autant que le contexte de transmission, cest-à-dire lenvironnement qui détermine la réception de lœuvre. En ce sens, le paradoxe de limmersion sensoriel peut contribuer à une meilleure compréhension des spécificités du langage de limmersion. Le projet Feed constitue en ce sens un excellent exemple permettant déclairer, par sa composition même, la conception et la production de nombreux projets dart immersif.

Yan Breuleux

1 « FullDome » ou, en français, « Dôme intégral ». Je préfère utiliser le terme original qui fait écho aux références de la communauté artistique associée au terme. La communauté « FullDome » diffuse principalement ses projets dans le cadre de Planétariums. Voir le site « FullDomeDatabase » : [https://www.fddb.org/], (site consulté le 14 août 2018).

2 Reconnu pour ses expériences audiovisuelles extrêmes utilisant des dispositifs multi-écrans immersifs, le duo fut très actif du milieu années quatre-vingt-dix jusquau début des années deux milles. – Granular synthesis : [http://www.granularsynthesis.info/ns/index.php], (site consulté le 12 mai 2013).

3 « Feed : a performance for Unreal Characters, Fog, Stroboscopes & Pulse Lights » : [http://www.kurthentschlager.com/portfolio/feed/feed.html], (site consulté le 17 août 2018).

4 Grau, Olivier. Virtual Art. From Illusion to Immersion, Cambridge, MIT Press, 2003. p. 16.

5 Splendid voids : the immersive works of kurt hentschlager. Sol-installation 2017, zee-installation 2008, feed-performance 2005. Editor, Isabelle Meiffert ; texts, G. Roger Denson, Isabelle Meiffert. p. 21.

6 Un projet-type consiste en une certaine organisation de linformation permettant de constituer un modèle danalyse pouvant sappliquer à une multiplicité de projets.

7 Geiger, J. (2003). « Chapelle de lexpérience extrême : une brève histoire de la lumière stroboscopique et de la machine de rêve », Chapel of extreme experience : a short history of stroboscopic light and the dream machine. Brooklyn, NY. Soft Skull Press, distributed in the U.S. by Publishers Group West.

8 [http://2017.adaf.gr/events/color-field-immersion], [https://vimeo.com/113721594], (sites consultés le 16 mai 2017.)

9 Simon Laroche et Étienne Grenier. Projet Eva / nous sommes les fils et les filles de lélectricité / description. Document disponible avec la permission des artistes. [http://projet-eva.org/projet/nous-sommes-les-fils-et-les-filles-de-lelectricite/], (site consulté le 12 août 2018.)

10 Ibid.

11 Bolter, J. David, and Gromala, Diane. 2003. “Fenêtres et miroirs : le design dinteraction, lart numérique et le mythe de la transparence, Leonardo.” ; Windows and mirrors : interaction design, digital art, and the myth of transparency, Leonardo. Cambridge, Mass. MIT Press.

12 Human Computer Interaction (HCI).

13 Rokeby, David. 1996. Transforming Mirrors. Un essai sur ce thème est également disponible sur son site [http://www. mediastudies. ca/articles/rokeby.htm].

14 Ibid.

15 The chronicle of higher education. [http://www.chronicle.com] Section : the chronicle review volume 50, issue 21, p. 26. january 30, 2004. Sherry Turkle « how computers change the way we think » [http://www1.udel.edu/educ/whitson/897s05/files/turkle]. (site consulté le 19 décembre 2017.)

16 Il existe une large littérature en sciences cognitives et, de manière corolaire, en marketing concernant les mécanismes qui guident et structurent lattention. On comprendra que, dans le contexte actuel des médias sociaux et des nouvelles formes de publicités personnalisées, ces problématiques font le cœur des stratégies de croissance économique actuelles. On parle même déconomie de lattention. Cet article reprend certains de ces mécanismes pour démontrer quil existerait un champ détude de lattention en immersion. Pour une synthèse de cette question en relation avec les problématiques des médias et de lespace, on peut consulter McCullough, Malcolm. 2013. Ambient commons : attention in the age of embodied information. Cambridge, Massachusetts. The MIT Press.

17 Eng, K., Babler, A., Bernardet, U., Blanchard, M., Costa, M., Delbruck, T., … & Mintz, M. (2003, September). Ada – intelligent space : an artificial creature for the SwissExpo. 02. In Robotics and Automation, 2003. Proceedings. ICRA03. IEEE International Conference (Vol. 3, p. 4154-4159).

18 Wassermann, K. C., Eng, K., Verschure, P. F., & Manzolli, J. (2003). « Composition dun paysage sonore en direct basé sur des émotions synthétiques. » ; Live soundscape composition based on synthetic emotions. IEEE MultiMedia, 10(4), p. 82-90.

19 Bolter, J. David, and Gromala, Diane. 2003. « Fenêtres et miroirs : le design dinteraction, lart numérique et le mythe de la transparence, Leonardo ». « Windows and mirrors : interaction design, digital art, and the myth of transparency, Leonardo.” Cambridge, Mass. MIT Press. p. 68.

20 Projet Aqua Khoria du performeur Peter Trosztmer et de Zack Settel. [http://sat.qc.ca/fr/aqua], (site consulté le 12 août 2018).

21 Il est important de mentionner que ces projets de visualisation du son ne sont rendus possibles quen collaboration avec des compositeurs à savoir Alain Thibault pour Enigma, Walter Boudreau pour les planètes), Julien Robert pour VjGraph). Jai par ailleurs composé la trame musicale du projet Nuée|Swarm.